2. Le plaisir de travailler pour son plaisir
Imaginer que le travail puisse être une source
d'épanouissement, suggère de le concevoir selon un
éthos du travail qui se fonde dans une vision libérale
du monde. L'éthos est ici vu comme « un système de
croyances, de valeurs, normes, modèles qui constitue le cadre de
référence du comportement individuel et de l'action sociale au
sein d'une collectivité définie. »1Le travail est
alors « la clé de l'autonomie, l'instrument qui assure la
participation à la société d'abondance, la condition
même de la poursuite de l'épanouissement. »2,
l'outil de la construction de soi, de sa singularité, de sa
différence.
2.1. C'est les potes le plus essentiel dans la vie
Tomy a 21 ans , il est en formation BPJEPS APT, un brevet
professionnel tourné vers le sport. Dés la seconde il choisit une
option lourde sport mais il redouble et se réoriente.
Tomy - En fait je suis
retourné à SA, et j'ai fait une seconde IGT, et une
première STT, communication commerciale, je sais plus quoi et une
terminale communication administrative. Voilà, c'était juste
histoire d'avoir un bac. Voilà j'avais mon bac. Après qu'est ce
que j'ai fait ? Ah si pendant tout le lycée, c'était assez
hard-core parce que je séchais à fond, j'allais en cours à
la carte, donc ça se passait pas très, très bien.
Après il m'ont pris en BTS alors qu'ils voulaient pas me prendre. En BTS
c'est ce qui remplaçait action commerciale, maintenant ça
s'appelle management des unités commerciales et ça porte bien son
nom parce que ça parle que de pognon, donc ça m'a vite
saoulé. Donc je savais pas trop quoi faire. Et... euh. »
Un événement marque sa scolarité au point
d'en définir son projet professionnel.
Tomy - Après si je
reviens... en première j'ai passé mon BAFA avec les F, je devais
avoir dix-huit ans. Après je l'ai finalisé avec S sur un perf, un
perf art du cirque, spectacle de rue. Mais je reviens au Bts, j'ai
été inscrit un mois, j'ai fait à peu près deux
semaines. Ensuite j'ai trouvé un BAPAAT. Là l'animation ça
me branchait bien, et puis je me suis dit pourquoi pas, limite ça me
plaît donc autant faire ça. Et la formation était gratuite
et cent pour cent prise en charge donc ça coutait rien. Pendant un an,
j'ai été en stage au service des sports de G. Après c'est
vrai que ça m'a pas coûté grand chose parce que j'avais les
APL, donc mon appart ça me coûtait que dalle sur A plus le
1 Christian Lalive d'Epinay, Significations et valeurs du
travail, de la société industrielle à nos jours, in Michel
de Coster, François Pichault, Traité de sociologie du travail,
Bruxelles, De Boeck Université, 1994, pp. 55-82, p. 56
2 Ibid., p. 72-73
CNASEA, je me démerdais plus mes parents qui me
filaient un petit coup de main. J'ai eu mon BAPAAT en deux mille cinq en
octobre, après j'ai fait une saison de janvier jusqu'à avril deux
mille six, saison classe de neige pendant à peu près quatre mois
à la F de vendée, la L. Et après j'ai fait les classes de
mer avec la Fol aussi. Et l'été j'ai tapé du centre de
loisirs et une colo avec les P toute pourrie. Et là je recherchais un
poste en début d'année, et puis voilà quoi, avec le BAPAAT
je trouvais que des tafs en péri-scolaire, et moi ça
m'intéressait pas. Donc je me suis dirigé vers une formation
professionnelle comme le BPJEPS. »
Cette nouvelle formation professionnelle, la deuxième
en moins de deux ans, lui permet de définir un projet professionnel
intégré à un projet de vie qui laisse supposer la
volonté de rester dans cette période d'irresponsabilité
provisoire comme le dirait P. Bourdieu.
Tomy - Mon projet professionnel,
ça va répondre à ta question, mon projet professionnel,
c'est d'allier l'environnement avec le sport plein air. Ça peut
être tout genre escalade, même si c'est pas mon truc. Tu peux faire
du sport et apprendre des trucs sur ta planète. C'est intéressant
de... quand tu pratiques une activité physique de savoir dans quel
environnement et comment tu le respectes... donc ce que je cherche après
c'est plus une base de loisirs qui propose du multi-activités de plein
air.
- Et ce serait quel type de contrat ?
Tomy - Moi je chercherai
plutôt un CDD parce que j'ai pas envie de me poser tout de suite. J'ai
envie de voyager, de faire plein de trucs, j'ai envie d'aller en Australie
déjà. C'est quelque chose que je dois vraiment faire. Ouais un
CDD parce que j'ai pas envie qu'à vingt-quatre ans, je sois dans une
boîte où je vais rester toute ma vie. Je préfère de
loin bosser dans différentes structures. Comme là j'ai fait
plusieurs organismes [X], [Y], et j'ai fait des centres socio, des services des
sports, j'ai envie de faire plusieurs structures.
Malgré une planification relativement précise ce
qui ramène à un niveau de synthèse temporelle important,
il souhaite son avenir indéfini. Il semble vouloir se
différencier de ceux et celles qui ont tout bâti comme un
continuum que rien ne bouscule. On retrouve cet effet à
différents moments de l'entretien. Lorsqu'il évoque la politique
:
Tomy - Moi je vais te dire
clairement, depuis que je peux voter je vote Lcr, j'ai toujours voté
Lcr. Parce que déjà le représentant, il est jeune, je
m'identifie déjà plus à lui. Son programme...
déjà là j'ai voté pour lui, j'ai même pas lu
son programme. Parce que la politique je m'y intéresse pas tant que
ça. [...] Je sais pas c'est vrai que des fois je vote pour lui parce
qu'il est jeune et que j'ai pas envie de voter pour un vieux. Si j'ai le choix
entre tous les vieux et un jeune, je préfère voter pour un jeune.
»
Ou encore dans ses rêves :
Tomy - C'est quoi... dans
l'absolu c'est de vivre de mes passions, d'être payé à
jouer aux jeux de société. Non dans l'immédiat c'est de
voyager. Bouger de la France, prendre une année où t'amasses un
peu de pognon pour bouger. J'ai pas envie d'arriver à quatre-vingt ans,
comme mes grandsparents. Ma grand mère elle habite à N elle a
jamais quitté N, à part pour venir à Sa...
quatre-vingt
kilomètres ouah... j'ai envie d'en faire dans les
quatre vingt mille. »
Cette constante marque la volonté de ne pas être
ce que les autres son devenus. Il est fondamentalement tourné vers, ce
que C. Van de Velde reprend aux jeunes danois, « l'egotrip », en
quelque sorte « un chemin vers soi »1. Cet espace de
cheminement vers un devenir n'est pas réellement entendu comme tel dans
le discours de Tomy. Bien qu'il ne se sente pas adulte, ni enfant d'ailleurs,
il confie se sentir responsable par la seule nécessité de
gérer un budget, mais être irresponsable à d'autres
moments.
Tomy - Par exemple le fait de se
mettre complètement minable week-end. Pour moi c'est pas
forcément être adulte. »
Son discours ne laisse aucune place à la famille ou
à la stabilité en général, ce qui bouche dans une
certaine mesure son horizon temporel.
- Dans le futur, dans dix ans comment tu te vois?
Tomy - Avec un peu plus de barbe
peut-être. Toujours en recherche de ce que je voudrais être ? -
Alors comment tu voudrais être dans dix ans ?
Tomy - Avoir voyagé pas
mal, avoir au moins été sur les cinq continents. Avoir servi
à quelque
chose dans le pays où je serai installé. Avoir
un petit rôle, servir à quelque chose.(silence) »
Le projet professionnel devient alors une stratégie pour
vivre sa jeunesse, celle qu'il voit comme un voyage.
- Quelle place le travail prend dans tes rêves
?
Tomy - Aucune, parce que si je
voyage c'est pas pour travailler. C'est pour mon plaisir. Si peut-être
que mon travail va financer mon voyage et que au cours de mes voyages je serai
amené à travaillé pour continuer à voyager. Un de
mes rêves c'est de partir un ou deux ans sans revenir. C'est faire la
cueillette des fraises en Nouvelle Zélande pour pouvoir
repartir.
On retrouve en partie le modèle danois que
développe C. van de Velde, le voyage se conçoit comme un espace
pédagogique, un espace de transition de la responsabilité de soi
vers celle d'autrui. L'analogie n'est pas totale car limitée par une
configuration sociétale. Un autre point très fort chez Tomy et
qui nous ramène à une identification forte à la jeunesse
s'entend dans son besoin important de lien avec ses « potes ».
- Comment tu vis ta vie en ce moment ?
Tomy - (réflexion)...je
sais pas mais au niveau de la formation je suis pas tip-top dedans, c'est peut
être au niveau de l'ambiance. Parce que si tu veux au BAPAAT il y avait
vraiment une bonne ambiance. Après je pense pas que ce soit le niveau du
diplôme qui fasse la différence. Après je pense aussi qu'on
vient pas chercher la même chose. Moi ce que je viens chercher c'est un
diplôme
1 Cécile Van de Velde, Devenir adulte, op. cit., p. 39
qui va me permettre de trouver plus facilement un emploi
et aussi un diplôme qui va me donner les compétences pour avoir
accès à cet emploi. Voilà pour la formation. Sinon je
connais pas beaucoup de monde ici, alors que à A j'avais plus de
potes... c'est plus prés de SA... maintenant le week-end... parce que
avant je restais là le week-end mais maintenant dés que je peux
rentrer, je rentre. Là j'ai pas de pote donc le soir je me matte deux
films et voilà quoi. J'enrichis mon répertoire... c'est
peutêtre l'éloignement, à A j'avais des potes et puis il y
certaines personnes de la formation avec qui j'ai encore des contacts, c'est
devenu un très bon pote. Je pense pas que je vais trouver ce genre de
personne dans cette formation.
[..i
- Qu'est-ce qui te paraît essentiel dans la vie
?
Tomy - En tout cas c'est pas de
travailler. Ça c'est sûr. Essentiel, pour moi c'est les potes,
d'avoir des potes, d'échanger des trucs assez fort avec des potes. Parce
que tu te retrouves sans pote, t'as plus grand chose. Si ! Ton travail, mais
tes collègues c'est pas tes potes. C'est les potes le plus essentiel
dans la vie. Les potes que j'ai là je crois qu'on sera pote encore
très longtemps, on était pote quand on était petits, on
est encore pote aujourd'hui...voilà.
Réaffirmer l'importance de ses pairs comme essentiels
c'est dans une certaine mesure vivre la communitas comme une relation
entière entre individus entiers, en opposition aux rôles et
statuts sociaux qui fondent la structure. « C'est comme s'il y avait deux
« modèles » principaux, juxtaposés et alternés,
de l'interrelation humaine. Le premier est celui d'une société
qui est un système structuré, différencié et
souvent hiérarchique de positions politico-juridico-économiques
avec un grand nombre de types d'évaluation qui séparent les
hommes en fonction d'un « plus » ou d'un « moins ». Le
second, qui émerge de façon reconnaissable dans la période
liminaire, est celui d'une société qui est un comitatus
(i.e. compagnonnage), une communauté non structurée
ou structurée de façon rudimentaire et relativement
indifférenciée. »1 En cela Tomy n'aspire pas
à l'agrégation mais revendique bien la jeunesse comme une
expérimentation qui permet de construire un avenir, une période
liminaire dégagée d'obligations sociales fortes. Cette conception
dénote une vision floue de l'issue du processus en cours. Son insertion
est professionnellement située mais elle n'est que l'outil au service de
son projet.
2.2. Un peu d'argent, de l'amour, la santé... et le
cinéma
Julia a 24 ans, elle est titulaire d'un DEA , arts du spectacle
option cinéma, a vécu une scolarité quasi exemplaire tant
au niveau de ses résultats que de la vision qu'elle en a.
1 Victor W. Turner, Le Phénomène rituel.
Structure et contre-structure, Paris, PUF, coll. «Ethnologies »,
1990, p. 97
Julia - Bah en gros, j'ai
été à l'école toute ma vie, enfin de 2 ans et demi
à vingt quatre ans et puis j'ai jamais redoublé... c'est
ça qu'il faut que je dise ?
-Ce que tu veux vas-y...
Julia - Et puis, j'ai toujours
aimé l'école et je me suis toujours sentie bien à
l'école.
[...]
-Du coup t'étais une élève ?
Julia - J'étais une bonne
élève. Pas la première de la classe mais une bonne
élève. En primaire j'étais même une très
bonne élève je dirais dans les 5 premiers et puis au fur et a
mesure ça a descendu mais j'étais toujours dans la bonne
moitié de la classe même au lycée. »
Son orientation assez originale d'un point de vue scolaire,
démarre dés la seconde.
-T'as fait quoi au lycée ?
Julia - J'ai fait un bac L avec
une option lourde audiovisuel, donc c'est là où j'ai
commencé à avoir ma passion du cinéma et que j'ai voulu
continuer la dedans, ça a confirmé en faisant ça le
goût. Et puis j'ai eu mon bac sans mention. Je faisais anglais allemand
comme langue, allemand première langue. J'ai jamais fait de latin et de
grec.
-T'as fait quoi comme fac ?
Julia - Je suis allée
d'abord à C pour faire mon DEUG arts du spectacle et puis en licence je
suis allée à R pour continuer en me spécialisant en
cinéma. Et j'ai finit à rennes mon master 2. Et j'ai
redoublé ma ... ah mais si j'ai redoublé, j'ai dit que j'avais
jamais redoublé mais si en fait j'ai redoublé la
maîtrise.
Mais elle n'est pas le fruit d'une lubie passagère, la
question des arts est déjà très présente dans son
enfance au moins dans ses loisirs.
- Est ce que tu me dire à quoi tu occupais tes loisirs
tes vacances quand tu étais enfant ?
Julia - [...]Et puis le mercredi je
faisais des activités, du sport et du ... ah si j'ai fait du sport, de
la musique et de l'art plastique.
- Quel sport t'as pratiqué ?
Julia - Alors j'en ai fait plein.
J'ai fait de la gym, de l'athlétisme, du tennis, du ping pong, je crois
que c'est tout.
Julia - Un peu de tout.
- Ouai ?
- Longtemps à chaque fois ?
Julia - Nan, le plus que j'ai fait
c'est deux ans, trois grand maximum peut-être. Le plus c'est le tennis et
l'athlétisme que j'ai fait le plus longtemps.
-En musique t'as fait quoi ?
Julia - J'ai fait du
solfège au conservatoire, fallait faire du solfège avant de
pouvoir faire un instrument et du coup après j'ai fait un an de flute
traversière, et puis c'était beaucoup trop stricte c'était
pour en faire des grands musiciens, moi c'était plus pour faire comme un
loisir donc c'était plus une corvée donc j'ai vite
arrêté. C'était pas du tout ce qui me convenait, j'avais
plus peur d'y aller ...
- Et les arts plastiques ?
Julia - Et bah j'en ai fait dix
ans. Alors là par contre ça me convenait complètement
comme façon de faire parce que c'était très libre avec un
super prof, mais en même temps, j'ai appris beaucoup de choses dans les
techniques. Il partait de nous c'était vraiment bien. Un grand souvenir
dans ma vie. - Et tu te rappelles comment t'en es venue à faire ces
activités là ?
Julia - Je me rappelle que quand
j'étais petite en maternelle je dessinais vachement bien, c'est un
souvenir que j'ai. Je dessinais vraiment très bien et puis j'adorais
ça, donc quand on a déménagé pour arriver au M, ma
mère m'a inscrite à ce cours là et puis du coup ça
m'a plu, donc j'ai continué. Et la musique je sais plus trop. Je sais
plus si c'est moi ou ... je sais que mon père il voulait que je fasse de
la musique. Mais je sais pas trop. Et les sports c'était que en gros ma
mère elle voulais que je fasse un sport pour me défouler, donc
c'est moi qui choisissais le sport, et puis en général ça
ne me plaisait plus trop donc j'en faisait un autre. »
On imagine alors très bien la suite.
- Et qu'est ce qui fait qu'un moment t'as choisi les options
que tu as choisi ?
Julia - Je m'en rappelle pas
trop. Mais au collège j'étais déjà fan de
cinéma, j'y allais vachement, même toute seule, alors que
c'était assez rare, je me rappelle mes copines elles allaient pas toutes
seules au cinéma. Je me rappelles pas par contre comment j'ai su qu'il y
avait l'option à B donc je pense que c'est ma mère qui m'a dit
qu'il y avait ça et donc qui m'a encouragé à le faire
parce qu'il fallait faire une lettre de motivation, un entretien et tout
donc... je pense que c'est elle. Après vu qu'au lycée j'adorais,
c'était sûr que je voulais continuer là dedans donc
c'était soit la fac soit un BTS qui était plus technique et
ça me disait moins en fait, j'avais envie d'aller à la fac ou
alors des grandes écoles mais les grandes écoles c'était
beaucoup trop cher. Voilà »
L'importance de sa mère réapparaît dans un
autre niveau des loisirs, le BAFA qu'elle commence lorsqu'elle est au
lycée.
- Comment t'es arrivée à passer ton
BAFA?
Julia - Alors mes cousines
l'avaient passé, ma mère a trouvé, vu comment elles en
parlaient à l'époque, elle trouvait que ça pouvait
être bien pour trouver un travail l'été, avoir un peu de
sous, partir en vacances tout ça ... A u départ j'avais pas plus
envie que ça de le passer, ça me faisait un petit peu peur
d'aller avec plein de gens que je connaissais pas, mais je l'ai fait et en fait
ça m'a vachement plu. »
Nous mesurons ici l'effet socialisateur des loisirs mais aussi
leur effet sur l'orientation et le projet professionnel. Il apparaît au
second plan une réelle cohésion éducative dans le parcours
de Julia, une sorte de socialisation méthodique comme dirait E.
Durkheim. Cette image fermée de la socialisation trouve un écho
certain dans sa vision de l'adulte.
- Parce que toi tu te sens pas adulte? Julia -
Nan.
- Tu te sens comment ? comment tu te vois ? Julia -
Je me sens entre ado et adulte.
- Pourquoi tu te sens pas adulte ?
Julia - Je me sens plus mûre
que des ados, mais en même temps quand je vois des adultes j'ai pas
l'impression d'être adulte.
- Alors c'est qui, c'est quoi ?
Julia - Quand je vois mes
parents... des gens plus vieux que moi.
-C'est quoi qui va permettre de définir un adulte
c'est ses traits physique ?
Julia - Nan, c'est plus son
assurance dans plein de choses, j'ai l'impression qu'il sait beaucoup plus de
choses, qu'il est plus sur de lui, qu'il va s'affirmer plus. C'est un peu
bête en fait, parce que y'a plein d'adultes qui doivent pas arriver
à s'affirmer, mais j'ai plus une image de ma famille où ils sont
comme ça les adultes. »
Le sentiment de ne pas être agrégée est
très parlant dans l'idée de savoir et de pouvoir de l'adulte qui
nous ramènent à une considération archétype du
rite. On y entend tout à fait le passage du profane au sacré, de
celui qui ne sait pas à celui qui sait. La condition de
dépendance qu'elle souhaite voir finir, traduit dans le même temps
une vision rituelle du travail par la sacralisation de l'autonomie
financière
- Que représente le travail pour toi ?
Julia - Déjà c'est
gagné de l'argent pour pouvoir vivre et puis c'est aussi... c'est aussi
une reconnaissance, moi je me sentirais mieux à avoir un travail que
avoir rien. Mais en même temps j'ai pas envie de trop travailler, mais
j'ai envie de travailler pour avoir un peu d'argent parce que c'est pas facile.
En même temps le travail ça me fait penser à quelque chose
qui est un peu une corvée, t'es obligé de le faire, alors que moi
tout ce que j'ai fait c'est pour lier plaisir et travail donc du coup ... mais
c'est en même temps dur parce que ce que je veux faire, faut travailler
beaucoup pour pouvoir que ça marche, donc c'est un peu paradoxal. Quand
je fais un truc qui me plait ça me dérange pas de faire beaucoup,
passé beaucoup de temps dessus , mais en même temps si je le
faisais pas pour gagner de l'argent je le ferai peut-être pas. Je sais
pas ...
- C'est quand même l'argent au centre/
Julia - /ouai, je gagne pas
beaucoup d'argent et je le ressens que je peux pas faire tout ce que j'ai
envie.
- Et l'argent pour quoi faire ?
Julia - Au moins pour payer tout
ce que j'ai à payer et après pour pouvoir faire quelques resto
quelques sorties, me faire plaisir, genre acheter un vêtement et pas
avoir a tout calculer et me dire bah nan ça je peux pas ... Mais il ne
me faudrait pas beaucoup plus que ce que je gagne la... Mais aussi pour ne plus
que ma mère m'aide que je sois indépendante.[...]
- Là tu te sens pas indépendante ?
Julia - En fait, ça me
gêne par rapport à elle, parce que ça fait longtemps quand
même et puis j'ai envie de gagner ma vie par moi même.
- Mais qu'est ce qui te gêne dans le fait de ne pas
être indépendante ?
Julia - Déjà j'ai
une certaine pression à plus vouloir qu'elle me paie donc faut que je
fasse un travail, faut que je trouve quelque chose, parce qu'elle va pas
continuer à me donner de l'argent éternellement... pour plus
avoir cette pression, parce que vu qu'elle me donne l'argent faut que je montre
en contre partie que je fais des trucs. »
La dépendance à un adulte détermine selon
elle une place d'enfant définie par des devoirs face à des
droits. D'ailleurs ce type d'obligation revient à plusieurs reprises.
Pour payer son BAFA ou son permis, ses parents divorcés s'organisent
pour lui payer deux tiers de la somme, le dernier lui revenant, qu'elle finance
par son travail estival. L'intégration d'un habitus
entrepreneurial, c'est-à-dire un système structuré et
structurant fondé sur le travail, est inscrit très tôt dans
son parcours, tout comme la consommation qui est proposée comme un
exercice de gestion économique.
Julia - -Je crois que quand
j'étais petite, en primaire j'avais 5 francs un truc comme ça par
mois. Et puis après vite dès le collège, dès
4ème un truc comme ça, j'ai eu une assez grosse somme d'argent
pour l'époque ou en fait je devais m'acheter quasiment tout avec. Ma
mère m'achetait juste des vêtements de temps en temps et ce que
j'ai besoin pour l'école, puis voilà. Moi je me payais mes CD,
mes places de concerts, tout ce que j'avais envie d'acheter. »
Ce principe de socialisation primaire agit comme une
construction de l'horizon temporel qui intègre en son sein les
éléments sine qua non d'une existence fondée sur
une acception très hédoniste de la vie. Le travail y
apparaît comme le moyen de se libérer du joug d'une
société qui asservit par la nécessité
économie. Selon elle le travail propose une liberté contractuelle
qui distingue les cadres temporels et les définit selon leur rapport
à l'obligation. C'est donc le loisir qui prime comme
élément opérationnel du plaisir jusqu'à tenter
d'allier les deux éléments, vivre de sa passion et inverser la
tendance.
Julia - Moi le truc que j'aurai
envie de dire, c'est fait ce que tu aimes déjà. Le truc c'est que
maintenant on est plus dans « faut gagner plus d'argent », on incite
les gens à aller la parce que tu vas gagner mieux; mais moi je serai
d'abord pour faire ce que tu aimes parce que si tu tépanouies dans ton
travail, tu seras mieux; je pense qu'on n'a pas besoin de gagner ... fait ce
que tu aimes et que aussi les études c'est important, je penses parce
que ... bon tout le monde n'a pas la possibilité de faire des
études, y en a qu'on été dégouté de
l'école donc c'est pas facile, mais en même temps, ça
permet de murir, de prendre du recul parce qu'on a pas trop de
responsabilités et puis ça apprend plein de choses, c'est
vachement épanouissant, quelque soit la façon dont tu fais tes
études. Et puis qu'il n'y a pas que le travail dans la vie, mais surtout
fais ce que tu aimes; Mais c'est peut-être plus facile à dire qu'a
faire. Mais tu parles pour n'importe quel jeunes ou ...
- Ceux qui vont bientôt arriver la... Julia -
ceux qui réussissent bien aussi ?
-T u dis y a pas que le travail dans la vie/
Julia - Parce qu'on arrive
à un truc avec ce qu'on entend avec les politiques où faut
travailler plus, pour gagner plus et plus on gagne, mieux on va. Mais on a plus
le temps après de les dépenser ces sous. Je pense qu'il y a
beaucoup trop de gens qui se tue dans leur travail, y a plein de parents enfin
de gens qu passent tout leur temps au travail qui font des heures... je sais
pas comment ils peuvent s'épanouir à côté, donc je
pense qu'on incite de plus en plus à travailler, mais qu'il faut pas...
il faut qu'ils entendent d'autres discours aussi.
- Ce serait quoi, d'autres discours, ce serait juste dire
qu'il y a pas que le travail dans la vie ?
Julia - De dire qu'on a qu'une vie
et qu'il faut profiter de plein d'autres choses, qu'on peut s'épanouir
dans plein d'autres choses que dans le travail.
- Pour toi, l'important ?
Julia - C'est l'amour,
l'amitié, si t'as des passions à côté pouvoir vivre
tes passions, chacun a des intérêts donc pouvoir les vivre. Le
problème, c'est qu'il faut de l'argent donc il faut travailler, c'est un
cercle vicieux. Il y a des trucs c'est peut-être pas nécessaire
d'avoir pour être bien. »
L'enjeu est de taille ne plus travailler pour pouvoir vivre
ses plaisirs, mais imprimer les loisirs au cadre du travail, en quelque sorte
l'image du plaisir sans contrainte et continu.
Julia - [...]en fait j'ai pas
besoin de beaucoup d'argent pour vivre mais un minimum donc et puis vu que ma
passion je la mets dans mon travail je pense que j'en ai besoin pour
m'épanouir; mais le truc c'est que si je gagnais au loto, que j'aurai
plus besoin de travailler. Je pourrai le faire ce que je fais sans gagner
d'argent et je m'épanouirai tout autant. Donc j'ai pas besoin du
travail, j'ai besoin d'argent.
Sa recherche d'emploi fonctionne sur le même mode.
Julia - Nan, mais y a des trucs
où je pourrai répondre auxquels je réponds pas, parce que
j'ai pas envie de le faire.
-Pourquoi ?
Julia - Parce que j'ai envie de
faire ce qui me plait.
- Et à quoi t'associe cette volonté de faire ce
qui te plait ? Julia - Pourquoi j'ai ça en moi
?
- Ouai
Julia - je pense que
déjà on me le dit depuis que je suis petite et on m'a
encouragé la dedans aussi. Sinon on m'aurait t jamais fait faire des
études qui servent à rien.
- Toi t'estimes qu'elles servent à rien tes
études ? »
Julia - Nan! ça m'a servi
à plein de choses personnellement mais pour trouver du travail, c'est
pas ce qu'il faut. »
Identifier son cursus universitaire par « qui ne sert
à rien » n'est pas une fatalité mais plutôt une
fierté de ne pas se voir imposer son mode de participation à
l'économie. Elle s'en
distingue d'ailleurs.
- Qu'est ce que tu mets toi derrière insertion
?
Julia - C'est des gens qui sont
désinserés qui sont plus dans le système scolaire. Les
ré-amener à travailler.
- C'est ton cas en fait ?
Julia - Oui mais je vois
ça plus avec des gens qui n'ont pas de diplômes et qui sont en
galère, parce que plus tu as de diplômes plus tu as le choix,
même si moi c'est assez serré, tu vas pouvoir t'appuyer sur
d'autres trucs alors que quand t'as pas de diplôme, c'est restreint.
»
Il existe dans son discours et dans son parcours nombre
d'éléments qui nous amènent sur les pas de R. K. Merton et
de sa théorie de la socialisation anticipatrice à un groupe de
référence. Bien qu'il n'ait construit cette théorie
qu'à partir d'adultes, la structure n'en est pas moins
séduisante. Nous reprendrons ici une interprétation des
conditions de production de l'habitus que nous livre C. Dubar qui
présente l'habitus non comme une culture de groupe social mais
comme « l'orientation de la lignée, l'identification
anticipée à un groupe de référence dont les
conditions sociales ne sont pas celles de la famille ou du groupe d'origine.
»1 Nous ne disposons certes pas d'assez de données sur
la trajectoire familiale, cependant ses grands parents pouvaient être
considérés à leur époque comme des membres de la
classe ouvrière (grand-pères : pêcheur, ouvrier;
grand-mères : femmes au foyer). Ainsi les éléments qui la
distinguent de certains et ceux qui l'identifient à d'autres
fonctionnent selon un double processus qui relève de l'efficacité
symbolique. D'un côté elle cherche à s'agréger au
groupe des adultes proches, ces autruis significatifs, qui semblent être
les opérateurs de la trajectoire familiale et de l'autre se distinguer
de ceux et celle qui n'ont pas accès au choix de la position sociale
qu'incarne les études. Autrement dit l'accès à un travail
choisi revêt pour elle une double fonction sociale, d'abord la
reconnaissance de son statut d'adulte et l'accès à un groupe de
référence pré-existant dans la trajectoire familiale, dont
la devise pourrait être : « Un peu d'argent, de l'amour, des amis
... Et la santé... Et le cinéma ! » ; ensuite l'institution
d'une séparation entre sa réalité qu'elle partage avec un
groupe de référence et celles des autres, le non-choix qu'elle
réfute.
Cette construction d'une représentation de la
réalité, soit la réalité subjective, impose ici ses
limites face à l'intériorisation d'une réalité
objective qu'est la conséquente diminution de l'horizon temporel dans
une situation d'insertion. Une rupture entre deux univers.
Julia - La fac c'était un
système qui me convenait bien, parce que fallait que je sois autonome et
du coup je pouvais bien gérer ma petite vie comme je le voulais et puis
ça m'apportait plein de choses, j'apprenais plein de choses donc c'est
un statut qui m'allait très bien.
1 Claude Dubar, La socialisation, op. cit., p. 71
[...]
- Et comment tu vis cette situation d'être sans emploi
?
Julia - Moyen. Je suis un
perdue. En fait j'ai hâte, parce que là j'attends des subventions,
j'ai hâte d'être au mois de septembre, parce que j'aurai des
projets en cours ça se sera un peu plus clarifié, si je peux
vraiment faire ça. C'est n peu flou depuis juin dernier, je sais pas
trop. Heureusement que mon ami il est là parce que je crois que si
j'étais toute seule, je me sentirai seule justement ! Je serai seule
avec moi même à pas savoir ce que je vais faire. C'est lui qui 'a
donné l'idée de développer ça parce que moi je
conceptualisais même pas que ça pouvait marcher de
développer l'asso, ça me venait même pas à
l'idée... mais c'est vrai que c'est pas évident. Mais ça
va, c'est pas non plus... tu te sens pas stable, pas posé.
»
Ce regard porté sur ces deux univers est tout à
fait parlant lorsqu'elle évoque le milieu de travail.
- C'est quoi que tu appelles le milieu du travail ?
Julia - C'est une bulle qui est
à côté de la bulle de la fac mais pour aller dedans faut
faire le grand écart, c'est un truc où t'as des
responsabilités, où déjà faut le trouver faut en
trouver un travail, faut réussir à montrer toutes ses
compétences, arriver à se vendre, arriver à savoir tous
les genres de métiers qu'il y a, ce qui nous correspond. »
Cette atrophie de l'avenir résonne comme une angoisse,
et interroge implicitement ses choix. Comment être certaine que sa
situation est si différente de celle d'autres chômeurs
englués dans un horizon bouché ? Peut-être parce que pour
elle après la pluie vient le soleil.
2.3. Je suis quelqu'un qui commence à grandir
Flore a 24 ans, elle a obtenu son DUT carrière sociale
à 20 ans.
- Qu'est ce que tu as fait a la sortie de ce diplôme
?
Flore - Bah j'ai
travaillé a C, là où j'ai grandi parce que la maire du
village elle m'a connue toute petite donc quand elle a su que j'avais le
diplôme elle m'a appelé en me demandant tu veux pas travailler
chez nous, j'ai dis bah si allons-y ! Sauf que c'était un peu une
entourloupe à deux balles, j'ai commencé comme tout le monde en
CDD et puis j'étais a trente heures à ce moment la, donc tu
prends un appart, vu que tu travailles tu t'installes et au moment de devenir
stagiaire[de la fonction publique] on te propose un 25 heures, tu habites
à M, tu te tapes les allées et retour tous les jours et tu fais
bah la ça va pas le faire, je suis partie. Le temps de trouver du
boulot, après j'ai travaillé à E dans un local jeunes, un
truc tenu par FR, un truc horrible, je referai jamais, c'est trop pourri, en
gros démerde toi! [...]Donc je suis partie ensuite j'ai commencé
à danser, ça a pris de plus en plus de temps dans ma vie et s'est
proposé le voyage pour partir en Guinée et là
financièrement ça le fera pas alors j'ai arrêté pour
faire des boulots qui me rapporte plus d'argent pour pouvoir partir et de
là j'en ai plus décollé. Parce que la fois d'après
j'ai trouvé un contrat dans une grosse boite qui me ramenait vachement
de tunes et j'avais besoin de m'acheter un bagnole donc c'est bien
tombé
ensuite j'ai voulu partir en Australie c'était
l'année dernière, donc pareil j'ai recommencé parce qu'il
m'ont re-proposé et ça me payait mon voyage donc je suis partie
et puis la j'ai décidé réellement que de danser. Donc il
fallait aussi que je trouve pour pouvoir partir me former donc pareil,
recommencer à bosser pour pouvoir me former. »
Très tôt confrontée à un univers
professionnel qui a nécessité une socialisation secondaire au
sens de l'intériorisation d'un « sous-monde », elle
décide toutefois de rompre avec celuici pour emprunter le chemin de sa
passion.
Flore - A partir du moment
où j'ai pris la danse comme quelque chose de professionnel et non plus
d'amateur je suis allée a la mission locale pour poser des choses,
à savoir s'il y avait des possibilités pour m'aider pour des
formations des choses comme ça ce qui n'est pas le cas. En tout cas la
nana que j'ai eu en face de moi et qui me suit encore c'est quelqu'un qui est
totalement à l'écoute et qui comprend mon projet, ce qui fait que
si elle a pas de nouvelles de moi c'est que je suis en train de travailler pour
mettre des sous de coté, on se revoit de temps en temps pour voir
où j'en suis dans mon projet, c'est plus un soutien que quelque chose
d'autre parce que je lui demande pas de me trouver du boulot, c'est pas le
sujet quand je suis arrivé dan son bureau, c'est vraiment j'ai besoin
d'un suivi, quelqu'un qui m'écoute tout simplement et qui me dit si
c'est réalisable ou pas si je suis en train de faire n'importe quoi ou
pas. J'avais besoin juste de ça. Je sais qu'il y a un tas de jeunes qui
y vont en pensant que c'est la personne en face qui fait à leur place
sauf que moi c'est pas du tout mon objectif, j'ai juste besoin de quelqu'un qui
croit en moi et vraiment je suis tombée sur quelqu'un de génial
donc du coup c'est plus un suivi psychologique avec moi. Parce que quand je
commence à peiner à me dire que j'y arriverai jamais elle me
remet un petit coup de boost et c'est reparti! Là dedans [la danse}
c'est pas un secteur facile. Si tu dis que tu veux être boucher tu passes
tes études pour être boucher , tu fais quoi! Sauf que la y a des
secteurs énormément diversifiés, moi j'ai besoin d'un truc
qui n'est pas reconnu en France déjà. Tu peux pas le sanctionner
par un diplôme ou quelque chose et même si je voulais faire une
école dedans aujourd'hui j'ai pas le niveau requis parce que j'ai pas le
cheminement classique des autres, d'être passer par du moderne jazz ou du
classique ou du contemporain, chose qui va être reconnue dans une
école. Après je suis trop frêle là-dessus encore,
donc l'option c'était de me dire dans deux ans j'aurai peut être
envie de la faire cette école là mais d'abord faut que je me
donne les moyens pou pouvoir y rentrer. Peut-être que ça changera
après au fur et à mesure du temps j'en sais rien mais la j'ai je
me donne deux ans pour mettre tous les atouts de mon coté rencontrer des
gens me former au maximum sur les choses où j'ai des manques et en
fonctions de ça voir ce que je peux faire avec. Et ce au bout je vois
que ça fonction pas faudrait trouver une autre optique mais pour
l'instant je pense que je vais y arriver. »
Cette rupture intervient comme un choc biographique qui
détruit une insertion professionnelle proche d'être effective. Il
est assez clair qu'elle différencie son action auprès de la
Mission Locale de celles d'autres (plus assistés sans doute) en se
distinguant par la présence d'un projet dont elle est actrice. Flore
construit un projet professionnel dans lequel le travail devient une
stratégie économique qui vise l'acquisition d'un statut de
danseuse professionnelle. On peut dire que le travail est dans
un premier temps subi pour qu'ensuite sa passion s'y adjoigne. Cette
perspective lui permet de mieux vivre une situation quelque peu
précaire.
Flore - Il y a des jours
où j'ai la patate où je me dis c'est un projet et y a d'autres
jours ou je me dis bah merde t'es demandeur d'emploi, finalement quand on te
pose la question « t'en es où » tu réponds « bah
je touche les assedic et je fais ce que je peux pour avancer » et y a des
jours où ça va pas vraiment bien mais ça se vit. Y a des
hauts et des bas. Ça demande de la niaque.
- Malgré les projets ambitieux ?
Flore - Oui parce que tu te
poses la question de savoir si tu es à la hauteur ou non, tu peux avoir
des idées et envie de faire des choses mais prendre des baffes ça
fait toujours peur et tu sais que tu t'en prendras à un moment
donné. Soit t'es courageux tu mets vraiment à burnes et tu
décides de foncer en disant y a forcément un moment où je
vais me péter la tronche soit tu prends la solution simple qui est
d'aller au boulot tous les jours, y a un salaire qui tombe et je m'occupe pas
de savoir si ça me convient ou non. Sauf que quand t'as pris la
décision de ta passion ça devient plus compliqué. Parce
que ça se peut très bien que d'ici deux ans je me rende compte
que quand j'étais amateur c'était super j'avais un niveau
plutôt élevé mais qu'est ce qui me dit que au niveau
professionnel ça suffira, on en sait rien du tout. Y a que ta niaque et
ta sueur qui te diras, y a pas le choix.
Son choix de vie persiste dans la distinction, la
précarité est vécue comme une posture liminaire mais
transitoire en attendant l'agrégation. Et c'est aussi son cheminement
personnel vers un statut d'adulte qui s'avère être en jeu.
- Quand je te demandais comment tu te voyais tu me disais
« je suis dans le flou je suis en train d'avoir des éléments
de réponse sur qui je suis », tu te sens plutôt adulte,
enfant ?
Flore - Je pense qu'il y a une
page qui se tourne maintenant. J'ai quitté l'adolescence là et je
commence à aller vers l'adulte mais c'est pas fini je suis sur le
chemin.
- Qu'est ce qui te manque ?
Flore - La maturité.
- Explique moi ça parce que c'est quelque chose que je
ne connais pas moi « la maturité » !
Flore - Être capable de
faire des réels choix sans avoir a consulter quelqu'un et d'assumer ses
choix sans douter. Après je sais pas si ça existe ça.
Prendre plus au sérieux les choses aussi et me prendre en main. Je
commence à le faire maintenant je commence peut-être à
être adulte alors... »
Dans ce extrait, il est fait référence à
ses doutes et à la nécessité de se faire accompagner. Il
est évident que tout son discours tourne autour de l'incertitude de son
choix. Il ne s'agit pas pour elle d'une insertion qui relèverait du
double processus : travail/famille, mais plutôt d'une construction
identitaire basée sur un groupe de référence,
c'est-à-dire un groupe qui la séduit mais dont elle ne fait pas
encore partie et qui la distinguerait d'une catégorie plus conforme, qui
« ne s'occupe pas de savoir si lui convient ou non ». Il y a aussi ce
que R.K Merton nomme la frustration relative, « c'est parce qu'il se
compare aux membres d'un
autre groupe que l'individu se sent frustré par rapport
à eux et qu'il se met à vouloir leur ressembler pour,
peut-être, un jour, se faire reconnaître membre par eux.
»1. La recherche d'intronisation au groupe de
référence est ici clairement énoncée. La
nécessaire distinction de cadres temporels qu'elle établit entre
vacances/formation et travail/loisirs participe de ce processus en cours. Il ne
serait pas illusoire d'imaginer aussi ce voyage comme initiatique. Elle rejoint
par celui-ci la communauté de ceux qui savent, ceux qui ont
déjà vécu cela. Toutefois la précarité
qu'implique son choix la met partiellement en péril et ne lui permet pas
de construire sereinement son parcours, elle imagine donc une stabilité
dans cette précarité. Ne pas pouvoir se fier au futur est sans
doute plausible si le présent le permet.
- Ok tu m'as dit que tu recherchais au niveau de l'emploi...
tout ? rien ?
Flore - Pour l'instant je fais
tous les boulots possibles et inimaginables en juillet je vais me former au
Sénégal, en, rentrant pouvoir avoir le mois d'août sans
qu'on m'embête trop pour pouvoir préparer mon atelier,
préparer toute la matière. Septembre peut être encore un
peu de boulot en même temps j'espère pouvoir être pionne,
mais moi ça m'arrange par rapport à mon désir de
formation. Car je serai dans une structure ou d'une part je suis à
même de pouvoir mettre en place des ateliers donc tester plein de truc et
en plus j'ai les vacances scolaires pour pouvoir partir en formation sur des
semaines complètes à Nantes à Rennes à Paris. Chose
que je peux pas faire dans d'autres boulots.
- Quand tu dis pionne c'est les aides éduc ...
Flore - ouai. Théoriquement
ça devrait passer parce que je suis pas étudiante ...
- T'en connais d'autres qui font ça ?
Flore - Ouai mais eux pas pour
ça eux pour glander !
- Une stratégie assez établie.
Flore - Bah si tout ce
déroule bien ça devrait bien se passer.
- Quand tu disais monter mon atelier, c'est au sein de l'asso
?
Flore - Ouai. Après
discussions avec F mon petit mentor, j'avais envie de faire quelque chose et
elle est plutôt dans le sens où elle a évolué et
l'initiation c'est un truc qui lui plait plus forcement et moi je la
remplacerai là-dessus. »
Ce dernier élément est une réelle
stratégie dans tous les sens du terme. Elle imagine qu'il lui permette
une réelle démarche pédagogique et lui libère le
temps nécessaire à sa formation. En effet on ne peut pas
réellement refuser les offres des agences d'intérim sans risque
de s'en voir exclu, le rythme scolaire est donc tout à fait pertinent.
Il y a ici une synchronisation des cadres temporels qui laisse entrevoir
l'acception de S. Schehr de l'autonomie temporelle, c'est-à-dire une
appropriation du temps qui ne soit pas imputable au travail. Le projet de Flore
repose sur sa passion, donc plus sur le travail. Elle même est quelques
fois confuse de ce rapprochement travail/plaisir.
1 Claude Dubar, La socialisation, op. cit., p. 62
Ce qui ressort très fortement de ces premières
analyses est sans nul doute la signification accordée au travail. Ainsi
que nous l'écrivions plus haut le passage de l'éthos du
devoir à celui de l'épanouissement imprime une réalisation
de soi qui ne se résout plus dans l'estime du devoir accompli mais dans
la quête d'un soi singulier et distinctif. Le travail « reste le
principe organisateur de la vie »1 mais fait maintenant partie
d'un ensemble de sphères qui se synchronisent en vue de « la
quête individuelle contemporaine »2 qu'est la
construction d'un soi singulier, unique et particulier. Cette quête suit
de près la logique exposée sur la catégorisation de la
jeunesse et correspond à un processus initié dès le
siècle des lumières : l'individualisation de l'enfant. F. de
Singly évoquant l'apprentissage de l'individualisation, insiste sur le
fait que « devenir un individu autonome requiert d'apprendre à
gérer plusieurs intérêts en présence dans toute
situation, afin que leur coexistence pacifique soit possible et
éventuellement qu'un intérêt commun puisse être
dégagé. »3
1 Christian Lalive d'Epinay, Significations et valeurs du
travail, de la société industrielle à nos jours, in Michel
de Coster, François Pichault, Traité de sociologie du
travail, op. cit., p. 82
2 Ibid.
3 François de Singly, Enfants, adultes, op. cit.,
p. 12
Chapitre 3 D'un éthos à
l'autre, combattre l'inéluctable et construire
l'impalpable,
Ce chapitre propose cinq parcours regroupés pour la
congruence de leurs perspectives d'avenir. Il n'est pas question de regrouper
des expériences temporelles mais des horizons temporels.
C'est-à-dire une construction qui évoque le présentisme de
F. Hartog, en ce qu'elle enferme l'individu dans une temporalité du
présent construit sur le présent. La précarité
temporelle s'inscrit dans une logique globale de l'exclusion, elle est une des
étapes des processus déjà décrits dont
l'état final peut-être vu comme inéluctable. Les discours
qui suivent révèlent une grande différence dans
l'expérience temporelle mais conduisent à saisir la menace d'un
présentisme.
1. Ne pas se laisser enfermer
La construction de repères temporels ne peut s'imaginer
à travers la seule convocation quotidienne d'une institution. La «
discipline temporelle » est, à l'instar de chaque règle,
respectée car intégrée comme un autrui
généralisé. L'« autrui
généralisé » est une intériorisation de
l'ordre social, « sa formation à l'intérieur de la
conscience signifie que l'individu s'identifie maintenant non seulement avec
des autres concrets, mais aussi avec une généralité
d'autres, c'est-à-dire avec une société.
»1 Cette étape décisive de la socialisation
interroge sur l'auto-identification à un groupe. C'est alors dans la
socialisation secondaire ou l'altérnation que repose l'insertion,
vécue comme un processus d'intériorisation d'une
réalité subjective établie au regard d'un groupe de
référence, fut-il celui des travailleurs, des adultes ou plus
simplement de ceux et celles qui ont le droit du choix.
1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la
réalité, op.cit., p. 229
1.1. En fait le chômage il commence à te bouffer
le corps
Mohamed a 24 ans, il est père d'un enfant en bas
âge vit en couple et perçoit des indemnités de la part des
ASSEDIC.
Mohamed - Au départ j'ai
été à l'école aux G, primaire, CM2, collège
et en sixième c'est là que j'ai été à fond
dans le foot. On voulait tous devenir des footballeurs professionnels. Donc
j'étais moins motivé à travailler à l'école,
je passais trop mon temps à jouer au foot. Et c'est là que je
suis arrivé en échec scolaire, et c'est là que j'ai
rencontré un éducateur spécialisé qui s'occupait
des collégiens et des problèmes qu'ils avaient. Ils m'ont
envoyé en SEGPA. Donc je suis rentré en SEGPA, ils m'ont dit : tu
vas apprendre un métier. Et au début je voulais pas. Je voulais
pas travailler parce que j'étais encore jeune. Donc j'ai accepté
et après je suis arrivé dans un autre collège S,
c'était juste à cinq cents mètres de chez moi. Et
après ma dernière année d'écolier, après on
m'a encore changé. On m'a envoyé au collège V, et
là j'ai appris le premier métier de peintre en bâtiment.
Parce que au début c'est le métier que je voulais faire. Donc une
fois que j'avais signé le contrat et tout je pouvais plus quitter ce
métier là. La première année ça allait, la
deuxième moyen et la troisième année la motivation je
l'avais plus. Et le directeur il voulait pas que... il voulait que je passe mon
CAP et tout. Puis moi la connerie que j'ai fait, c'est que j'ai trouvé
un autre moyen pour quitter ce collège là et changer de
métier c'est de me faire virer. Alors j'ai cherché à me
faire virer et je me suis fait virer, c'est là en quatre vingt dix huit.
Et moi je pensais que j'allais trouver un autre collège dans le milieu
du bâtiment, et j'ai pas pu en retrouver à cause du dossier. J'ai
fait une année de chômage de seize ans jusqu'à dix sept
ans, parce que j'avais pas l'âge de travailler on m'avait dit. Et c'est
là que j'ai trouvé la Sauvegarde, et j'ai fait un petit chantier
d'insertion avec [X entreprise d'insertion] c'était des petits contrats,
à l'époque on gagnait trois cents euros environ. Donc
j'étais content parce que c'était mon premier salaire.
Après [inaudible] à faire des petits boulots, des petites
formations jusqu'à mes vingt-quatre ans.
Ainsi résumé son parcours ressemble à un
jeu de piste qui le mènerait à l'inéluctabilité des
« petits boulots et formations ». Mais cette expression cache une
richesse d'expériences dans les méandres de l'insertion
professionnelle.
Mohamed - Non j'ai fait des
petits boulots avec la Sauvegarde. Les HLM à l'époque on faisait
la rénovation, et après arrivé à deux ans
après j'ai trouvé un CES et maintenant il s'appelle CAE. Et
là je suis resté sept mois, c'est là que j'ai
commencé à toucher plus. Au début j'étais à
trois cents et après j'étais à cinq cents, deux cents
euros de plus. Du coup j'étais dans une bonne situation où je
gagnais un peu d'argent et je voulais passer mon permis avec, mais j'ai pas pu
passer mon permis avec parce que j'étais tenté à...
j'étais à fond dans les objets... Et là je suis
resté sept mois, c'est mon plus long travail que j'ai fait. Après
il y a eu un trou c'est la période de deux mille un où c'est le
onze septembre... On arrivait plus à trouver du boulot dans les
boîtes d'intérim'. A ce moment là qu'il y a eu beaucoup de
chômage dans le quartier. Il y a eu un sondage qui montrait trente six
pour cents de chômage dans le quartier dans la période de deux
mille un à deux mille trois. Donc il y a eu un trou au niveau social,
donc je suis resté deux ans au chômage. J'ai appris à faire
une recherche de travail. Mais dans l'intérim' c'était toujours
le même disque : « c'est calme, c'est calme ». Et puis
après j'avais plus droit aux aides parce que j'avais
dépassé mon terme, donc j'avais
plus d'espoir en fait. Les formations elles étaient
déjà commencées ou alors c'était des formations qui
me convenaient pas donc j'étais obligé de rester carrément
au chômage, de rester avec des potes dans le quartier à passer le
temps.
[..i- Est-ce que t'a fait des stages ou des actions avec la
mission locale?
Mohamed - J'ai fait un stage
dans l'entreprise X]. Ça s'est mal passé parce que c'était
en été, c'était au mois d'août, il faisait chaud,
j'étais jeune en ce temps là et je voyais mes copains qui
passaient leurs journées et tout, et moi j'étais barré. Et
au niveau de l'ambiance je me retrouvais avec des vieux et ils m'apprenaient
rien. Le matin ils me disaient même pas qu'est ce que je devais faire,
j'étais obligé de les regarder et [inaudible]. Donc moi les
stages... il n'y a qu'un stage, c'était au X en « employé
libre service ». Parce que les stages en bâtiment j'ai toujours
travaillé en maçonnerie,
parce qu'ils prennent des stagiaires, ils t'en font baver et
après on veut plus en faire un métier. - Et le stage en tant que
employé libre service tu as trouvé ça comment ?
Mohamed - Ça a duré
deux semaines, c'était juste après le collège V, j'avais
retrouvé un collège. Mais c'était pas un collège
normal, c'était un collège pour les gens qui ... qui ...
- Sortent du système?
Mohamed - Ouais qui sortent du
système, par exemple le matin on est en cours et l'après midi on
doit chercher des stages. Je sais plus comment ça s'appelle... SIPA je
crois. Donc en fait y'avait des tranches d'âge de vingt trois vingt
quatre ans, et fallait toujours trouver un stage. Donc moi je suis
arrivé en fin d'année donc je suis resté que trois mois.
Et on cherchait des stages mais ça servait à rien il y avait pas
de suites après. Ça c'était pour faire passer le temps, et
celui qui avait pas de stage il restait en classe à faire des
matières style du français ou des maths.
Il a aussi participé à une action internationale
qui lui a ouvert des droits à une aide financière pour le permis
qu'il n'a pas.
Mohamed - Ouais c'était
avec le contrat CIVIS, on est parti au Sénégal et on avait le
droit à neuf cents euros soit au cas où au retour on trouvait pas
de boulot à la suite, une petite aide pour nous aider. Et moi à
la place d'avoir quatre vingt euros par mois, j'ai demandé si il
pouvaient pas me le donner pour le permis et j'ai financé le reste de ma
poche. Donc fallait faire un dossier pourquoi on veut le permis et tout
ça. Donc ça a été validé et j'ai pu passer
le permis avec ça.
Ce choix de capitalisation de ses droits s'inscrit dans une
construction apparemment structurée de l'avenir au sens
stratégique, le permis augmentant le niveau d'employabilité du
fait de la mobilité qu'il confère pour peu que l'on
possède une voiture. Mais cette apparente réalité cache un
temps dilaté.
- Et le permis tu l'as?
Mohamed - Non je suis inscrit, je
fais des heures de conduite mais j'ai pas encore passé le code. Je me
suis inscrit que l'année dernière mais depuis j'ai tardé
à ...
Cette expérience temporelle spécifique au permis
ne traduit pas son expérience générale. Il est assez
remarquable de voir comment il situe les évènements les uns avec
les autres, dates, durée, marqueurs témoignent d'une
expérience temporelle relativement riche même
si l'on suppose que le vide de la vie soit un très bon
support aux souvenirs. Mais supposer cela écarte les cadres temporels de
son activité quotidienne.
- Et alors en ce moment ça se passe comment tes
journées ?
Mohamed - Bah ... depuis des
mois je fais des courts métrages, avec des copains dans le quartier. Du
foot des clips... tout ça. Avec un argentin que j'ai connu qui travaille
dans la mission, on a fait des documentaires sur le quartier tout ça.
Donc bah la journée je passais mon temps à filmer et puis sinon
j'ai les entraînements de foot et les championnats avec l'U.S.G.
- Donc tes journées...
Mohamed - non j'essaie de... je
fais tout je recherche du boulot, mais je recherche du travail que quand j'ai
une piste vraiment sérieuse. J'aime pas me lever le matin et que la
journée je reviens bredouille, ça casse la motivation. Donc j'ai
des contacts avec le relais et des fois je vais voir des annonces. Mais la
journée je m'ennuie pas.
Le regard qu'il porte sur sa situation amène un
élément expérientiel qui nous avait échapper
jusqu'à lors.
- Comment tu vis cette situation de chômage?
Mohamed - Maintenant j'ai
l'expérience, mais je vois les jeunes qui sont au chômage depuis
la rentrée, ils arrivent pas moralement à résister.
Ça leur fout un coup. Moi je leur disais « ça fait quatre
années que je suis sorti du système scolaire, je sais la
première année c'était dur et puis au fur et à
mesure ça fait plus aucun effet. Je suis devenu costaud. » C'est
comme un mec qui va en prison il reste une année, ça va
être dur pour lui et puis après il a l'habitude. Le chômage
c'est comme ça, ça nous fait aucun effet. On va pas se suicider
parce qu'on a pas de boulot. (silence)... parce qu'il y en a ils peuvent se
suicider parce qu'ils ont pas de boulot.
Pourtant lorsque l'on parle du travail, le chômage devient
cette relégation sociale tant redoutée.
- Pour toi ce serait quoi un travail idéal, en terme
de temps d'argent ? combien tu voudrais toucher par exemple ?
Mohamed - Bah ...normal le smic,
j'ai pas de diplôme, je suis pas qualifié, je vais pas demander...
non puis le smic ça équilibre, on sait que la journée on
est au travail et le soir on rentre tranquillement. Parce que j'en connais qui
sont au chômage, ils pensent toute la journée et ils se font des
soucis. D'un côté le travail ça oublie les choses. Parce
que quand tu travailles pas tu te sens inutile, tu... tu perds ta
fierté.
- Tu perds ta fierté quand tu...
Mohamed - bah par moment, tu te
sens inutile tu perds ta fierté, tu... des fois t'as des changements de
comportement, tu commences à devenir plus nerveux, plus ... en fait le
chômage il commence à te bouffer le corps.
Il y a dans ce discours deux points important. Il y a
l'équilibre temps de travail/temps libre.
- Et combien d'heure par semaine tu voudrais travailler
?
Mohamed - Ahh... huit heures par
jour, trente neuf heures par semaine, parce que si tu travaille trop t'as pas
le temps de faire autre chose.
Mais il y a aussi la désaffiliation qui considère
le travail comme le centre de la vie, l'absence de travail est une atteinte
à la fierté.
- D'après toi ça sert à quoi le travail
dans tout ce que tu viens de me dire ?
Mohamed - T'as pas le choix,
ça sert à fonder une famille, à avoir des projets. Manger
son pain tous les jours. Avoir son petit appart payé. Taper des vacances
encore quand on peut. Remarque le travail c'est ... voilà je suis venu
sur terre c'est pour travailler, pour fonder une famille et ... il y a plein de
choses le boulot c'est aussi pour le moral. En fait le boulot c'est la
santé on va dire. Si il y a pas de boulot il n'y a pas de santé,
enfin il y a une santé mais c'est une santé
déterminée...on sait pas combien de temps ça va... Parce
que celui qui a des enfants et qui travaille pas, l'enfant il va voir son
père, il va se poser des questions. Il va avoir honte, c'est pour
ça que je disais qu'il y a avait une fierté. Faut montrer que
t'es un homme courageux, que t'es pas un profiteur du système comme il
dit Sarkozy.
Cet éthos du devoir s'oppose à un
éthos d l'épanouissement. D'abord par la séparation qu'il
fait entre le temps de travail et le temps libre, ensuite par le refus de
travailler à n'importe quel prix.
- Bon on va passer si tu le veux bien à
aujourd'hui, à ce que tu fais en ce moment, à quoi tu occupes tes
journées ?
Mohamed - Bah là je
sortais, en septembre j'ai fini mon contrat de professionnalisation.
J'étais chez [X, entreprise] je suis resté huit mois. Et puis
j'ai arrêté pour cause de salaire.
- Pourquoi ?
Mohamed - Parce que...
(silence), parce que en 2004 j'ai fait de la prison parce que j'avais
frappé un policier suite à une bagarre où j'ai
défendu mon frère, et bon j'ai été condamné
lourdement au niveau de financement. On m'a réclamé onze mille
euros pour réparer, donc fallait que je paiye tous les mois. Moi je
touchais huit cents euros je crois, mais après j'en avais plus que
quatre cents dans les poches. Donc ça faisait quatre cents euros par
mois pour trente sept heures par semaine. Donc j'ai eu une baisse de
motivation, j'ai arrêté de travailler, et après par la
suite j'ai pu toucher mes Assedic. Et après depuis je me suis
retrouvé au chômage actuellement.
Même si l'échéance suprême approche,
celle de la fin des droits ASSEDIC, il préfère se laisser le
temps en sachant qu'il peut trouver un emploi ponctuel dans sa branche
d'origine.
- Tu disais tout à l'heure je cherche mais que pour
des pistes sérieuses, tu recherches quoi comme genre de taf ?
Mohamed - Bah là je sais
qui me reste six mois d'Assedic. Bon en six mois j'ai le temps de trouver
quelque chose, mais j'évite de me mettre la pression pour pas me
créer de soucis. Je cherche un travail qui va me convenir et durable.
J'ai pas envie de me lancer dans le bâtiment pour que ça me
dégoute et après que je perde mes droits d'Assedic c'est surtout
ça. Parce que je veux pas perdre mes droits et que je me retrouve sans
salaire. En fait je cherche un boulot stable et qui ... pas tranquille mais qui
me serve et qui me motive. J'ai pas envie de me retrouver dans le
bâtiment, c'est sale ambiance et les vieux ils sont un peu raciste des
fois aussi. Donc c'est pour ça je garde ça en roue de
secours.
- Et t'as des idées de ce qui te plairait en ce moment
?
Mohamed - Au début
pendant un moment j'avais cherché dans le nettoyage. Mais dans le
nettoyage c'est pas évident à trouver. Je sais que l'ANPE ils
m'ont proposé de retrouver dans le bâtiment mais j'en avais marre.
Je leur ai dit si j'ai pas envie de travailler dans le bâtiment vous
allez pas me forcer à travailler dans le bâtiment. J'ai envie de
faire nettoyage. Ils m'ont dit : « oui mais il y a très peu
d'offres ». Donc moi je suis resté sur le nettoyage et après
dernièrement j'ai cherché, j'écrivais mais il y a rien,
rien. L'autre fois [X; entreprise] m'avait demandé le permis mais
j'avais pas le permis. (silence)
Ce qui frappe dans la dualité
devoir/épanouissement, c'est ce à quoi il réfère le
second.
- D'autres rêves du côté professionnel
?
Mohamed - Ouais je rêverai
un jour de faire un vrai film. Peut-être un vrai film plus tard, on sait
pas selon ma motivation et tout. Pour l'instant je grille pas les
étapes, pour l'instant je commence doucement. Sinon mon rêve c'est
comme tout le monde c'est d'avoir un boulot.
- Un boulot/
Mohamed - /Un boulot mais pas
n'importe quel boulot. Un boulot dans une bonne ambiance et le matin je me
lèverai pas pour rien. Je travaillerai pour une société
qui fait pas de discrimination, et voilà.
Le sentiment intime que les conditions de travail auxquelles
il aspire sont en fait un rêve, condamne sa réalité
à un présentisme qu'il combat quotidiennement et dans lequel il
ne veut pas rester. Mohamed rompt avec « l'idéal-type » du
jeune en difficulté d'insertion. Il n'est ni démunit, ni
désocialisé, ou encore abonné absent aux dispositifs. Bien
au contraire, Mohamed est ce que l'on pourrait appeler un hyper-actif de
l'insertion. Si on ne peut lui prêter une capacité de projection
à longs termes, on peut lui accorder une large capacité de
navigation dans les méandres de l'insertion et une riche
expérience temporelle. Sa stratégie est tout à la fois
très simple et très opérante. En attendant de
réaliser son rêve, il travaille ce qui lui faut,
c'est-à-dire le minimum pour vivre décemment et par ailleurs il
vit une expérience proche du chômage inversé qui lui permet
de donner du sens à l'inactivité professionnelle et prendre une
place importante au sein du quartier. Ses vidéos accessibles sur
internet font de lui un réalisateur local reconnu et l'aide dans la
construction d'un avenir. Cette expérience lui permet d'aspirer à
une autre réalité et limite l'éventualité d'une
précarité temporelle qui obstrue l'horizon.
Le difficile passage d'un travail comme devoir à celui
du travail souhaité qui permette de s'épanouir rend plus dur
encore la situation de chômage qui dans une certaine mesure est choisie.
Le processus en cours relève d'une alternation. Passer d'un éthos
à un autre implique un changement complet de valeurs et
l'intégration de nouvelles, mais il semble manquer un point important
dans le processus, la présence d'autrui significatifs sans lesquels
« aucune transformation radicale de la réalité subjective
(incluant bien sûr la
l'identité) n'est possible »1.
1.2. Ce que je voudrais... je sais pas... je sais même
pas ce que je veux maintenant. Mélanie a 18 ans, elle a
quitté le collège à 16 ans, en 4ème.
Mélanie - Je suis pas
trop fana de l'école. Le français, les maths, j'étais
juste bonne dans le dessin; la géographie mais les matières
principales, c'était pas ça. C'est pour ça que j'ai
arrêté à seize ans. - Ça te plaisait pas ?
Mélanie - Non, moi je
voulais trouver un apprentissage, je voulais partir de l'école.
- Dés la primaire tu aimais pas l'école
?
Mélanie - Non j'aimais bien,
c'est une fois rentrée au collège.
Après près de deux ans de travail clandestin en
plomberie, elle a intégré depuis quelques semaines un chantier
d'insertion de peinture en bâtiment. Lorsque l'on évoques ses
différentes expériences elle nous parle de toilettage canin, de
maçonnerie, mais la plomberie revient toujours.
Mélanie - [...]Je voulais
tenter pour voir ce qui me plaisait. Il y avait plusieurs choses qui me
plaisaient alors...je voulais essayer pour...
-Et aujourd'hui, qu'est ce qui te plait ?
Mélanie - La peinture, mais
j'aurai préféré être dans la plomberie
Pourtant dans la construction de son avenir, elle imagine
déjà un parcours dans la peinture.
Mélanie - En fait je
cherche un contrat pro pour le mois de juin, mais j'arrive pas à
trouver. Alors je vais devoir trouver un emploi saisonnier jusqu'au mois de
septembre. Et au mois de septembre je commence un contrat ou que c'est en
continu dans la peinture aussi. Pendant... de septembre à juin. -Tu
cherches dans la peinture toujours ?
Mélanie - Ouai
-Et quel genre de contrat, CDD ou CDI ?
Mélanie - Un contrat pro
ça dure que un an et demi.
-Tu fais ce contrat pour avoir/
Mélanie - pour avoir le
CAP
-Et tu es prête à /
Mélanie - ça dure
qu'un an et demi et après j'aurai un CAP C'est ce qui va m'aider
à... ça va me donner un petit plus pour trouver une
entreprise.
-C'est un CAP peintre en bâtiment ?
Mélanie - Oui
[...]
Mélanie - Ce que je
voudrais faire, c'est en sortant... enfin pour atteindre c'est peintre
décorateur. C'est ça que je voudrai atteindre. Je voudrai
atteindre peintre décorateur, par exemple c'est pas comme
façadier...c'est pas la même chose. (silence) »
1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la
réalité, op.cit., p. 262
Cette dualité entre projet et désir prend une place
importante dans son discours. Son expérience avec la Mission Locale en
témoigne.
- Et les gens que tu as rencontré dans tout ton
parcours, à la mission locale, à l'anpe, etc, qu'est ce que tu en
penses ?
Mélanie -
Déjà ma conseillère ça fait pas
longtemps que je l'ai parce qu'avant, j'avais un mec mais il était pas
capable de m'aider parce qu'il m'a dit qu'il faisait pas parti de la bonne
section. Parce que moi quand j'allais le voir c'était pour un
apprentissage, et lui il me disait qu'il faisait pas partie de ça. Donc
il savait pas trop quoi faire pour m'aider.
- Donc ça t'a pas trop aidé tout ça
?
Mélanie - Non parce que
j'allais plus le voir jusqu'à ma nouvelle conseillère.
- Et avec elle ?
Mélanie - Déjà
elle m'a aidé à chercher des petits boulots, on a fait un travail
sur moi. Et en fait aussi c'est par elle que... c'est au dernier moment qu'elle
m'a trouvé ça [le chantier d'insertion].
- Quand tu dis travail sur moi, qu'est ce que ça veut
dire ?
Mélanie - Elle m'a
posé... enfin je lui ai expliqué ce que je voulais, je devais lui
dire concrètement ce que je voulais faire , dans quoi je voulais
être.
- Tu savais à ce moment là ce que/
Mélanie - /non je savais
juste que j'adorais tout ce qui était manuel, mais après je
savais pas si je voulais faire de la peinture, de la plomberie, la
maçonnerie, ou l'électricité.
- Mais c'est quand même autour du bâtiment, tu
avais déjà cette branche là en tête ?
Mélanie - Oui voilà. Parce que je suis pas
intellectuelle, je suis manuelle.
Cette représentation d'elle même, bien que
réductrice, lui ouvre le champs des possibles. Ce projet qui vient
bousculer une socialisation secondaire dans le monde de la plomberie, lui
permet de se représenter l'avenir, même si dans l'immédiat
sa préoccupation reste l'après-chantier.
Mélanie - Je me demande
comment je vais faire quand ça sera fini. Parce que moi dans une semaine
j'ai plus rien. Ça me fait un peu chier.
-Ça te fait chier par rapport à
l'argent.
Mélanie - Ouais par
rapport à l'argent aussi parce que j'en ai besoin mais par rapport
à travailler aussi. Parce que je vois, là je sais que j'ai eu
quatre semaines de vacances, la reprise c'est un peu dur. Après que je
savais que je travaillais pas alors je me couchais à n'importe quelle
heure, je me levais à n'importe quelle heure. Alors que là c'est
six heures, huit heures au chantier. Faut revenir à la normale.
Le travail semble remplir un temps vide, ou tout du moins
« vidé de son sens ». Cela l'est d'autant plus que ses amis
sont inscrits dans cette logique, les vacances opèrent une quasi
désociabilisation.
- C'est quoi pour toi le travail, ça représente
quoi ?
Mélanie - Ça me
fait (Réflexion) ça me change en fait, ça m'occupe aussi,
je suis pas là pour m'amuser. Ça change. Je sais pas ce que je
ferai si j'étais en vacances. Déjà là les vacances,
j'ai
galéré.
- Galéré, pourquoi?
Mélanie - Parce que je
m'ennuyais.
- T'avais rien à faire, tu voyais personne?
Mélanie - Non ils travaillaient. »
Effectivement, les cadres temporels dans lesquels elle
s'inscrit sont relatifs au cadre de son activité quotidienne. Sa
référence est le temps enfermant, ce temps de travail qui
détermine une place au regard d'un éthos du devoir. Une
distinction est opérée entre l'oisiveté et le devoir
social. Les loisirs qu'elle pratique avec ses amis sont réservés
au temps hors travail qui correspond à un ordre social. Cet « ordre
social est avant toute chose un rythme, un tempo. Se confronter à
l'ordre social, c'est primordialement respecter les rythmes, suivre la mesure,
ne pas aller à contre temps. »1 Mélanie s'attache
à cette symphonie comme marqueur social qui lui assure l'entrée
dans le processus de construction de son statut d'adulte en prenant des
responsabilités qu'elles puisent dans son indépendance
économique, elle même fruit de son travail.
Mélanie - Quand je me sens
adulte c'est quand faut payer les factures.
- Quelles factures par exemple ?
Mélanie - le
téléphone par exemple, enfin quand il faut payer. parce que avant
c'était papa maman qui le faisaient, maintenant quand c'est toi
même qui le fait, ça change, tu fais plus attention. pareil quand
j'emmène mes furets chez le véto, faut payer souvent.
- C'est quand il y a de l'argent en jeu que tu te sens plus
adulte ?
Mélanie - Ouai parce que
j'ai pas le choix d'avoir la tête sur les épaules pour savoir ce
que je dois payer. (silence)
- Et quand est-ce que tu te sens enfant ?
Mélanie - Quand je suis chez
moi parce que ma mère elle me prend encore comme une gamine. - Et toi tu
voudrais qu'elle arrête de te prendre pour une gamine ou/
Mélanie - non j'aimerai
qu'elle arrête, parce que là faut que je rentre à telle
heure, faut pas que je fasse ça, faut pas que je fasse
ça.
- Et tu penses que ça va s'arrêter quand
?
Mélanie - Quand je serai
partie, quand je serai partie de chez eux.
- Pas avant ?
Mélanie - Non je pense pas.
»
Cette indépendance ne lui permet toutefois pas de
« partir » de chez elle, mais constitue l'élément phare
de son projet car il lui assure une projection. L'idée de partir devient
une étape qui suppose une plus grande autonomie définie par le
travail. Nous rejoignons ici l'idée de conquête dans le processus
d'insertion comme dans celui du statut d'adulte. Il y a bien en cela
l'idée forte d'agrégation au groupe des travailleurs et celle du
refus de
1 Pierre Bourdieu, Algérie 60, Paris, les
éditions de minuit, 1977, p. 41
l'enfance, un entre deux qui ouvre dans une certaine mesure les
possibles mais trouble aussi l'horizon temporel.
- Comment tu penses que tu seras dans dix ans, comment tu te
vois à ... 28 ans ?
Mélanie - Je sais pas, je me
suis jamais posée la question. C'est la bonne question... (silence) -
Alors je vais t'en poser une autre, comment tu voudrais être dans dix ans
?
Mélanie - Ce que je
voudrais... (silence) je sais pas. Je sais même pas ce que je veux
maintenant donc ... c'est pas vraiment concret.
2. Dis-moi qui je suis, je te dirai... qui je
suis.
Apprendre à être ce que l'on nous demande de
devenir implique, dans toute acception de la formule, une construction qui
nécessite la présence d'autruis significatifs autrement
appelés ailleurs « agents socialisateurs »1
c'est-à-dire ces personnes qui sont les porteurs de la
réalité objective (parents, professeurs, chefs, amis, etc.)
2.1 Il y a des moments où je vais bien... je ne
pense ni au passé, ni à l'avenir
Joey a 25 ans, il est reconnu par la COTOREP, travailleur
handicapé pour des raisons qui ne sont pas physiques.
Joey - Déjà moi
(silence) [il réfléchit] (silence) j'ai été dans la
classe SECPA jusqu'à la troisième, c'est un mauvais souvenir.
Ensuite il y a eu un petit problème. Quand c'était la fin de
l'année je devais changer d'école mais manque de pot le
directeur, il voulait m'envoyer à F mais quand j'ai été
à F pour le premier jour, ils ont appelé tout le monde pour
savoir dans quelle classe ils étaient, mais ils m'ont pas dit mon nom,
alors je trouvais ça bizarre. Et ils voyaient que j'étais tout
seul après. Ils m'ont envoyé voir le directeur de F (silence) il
a appelé V et bien sûr le monsieur, le directeur de V avait
oublié de renvoyer le dossier. Alors du coup je pouvais pas aller
à F. Alors pendant trois ans je suis resté chez moi à rien
foutre.
-T'avais quel âge ?
Joey - Après (silence)
ouais (silence) non après (silence) j'ai oublié en fait comme le
directeur il avait oublié d'envoyer le dossier il s'est
démené quoi pour que j'aille ensuite à H et du coup
j'étais dans une classe qu'était une [inaudible], ça veut
dire insertion professionnelle (silence) euh (silence) du coup j'ai
été que trois mois à H après j'ai
arrêté et après pendant trois ans j'ai arrêté
l'école (silence) . Je suis resté chez moi à rien faire
(silence) comme à cette époque j'avais pas de potes euh (silence)
.
-Tu disais tout à l'heure que t'avais des mauvais
souvenirs de l'école, est-ce que tu te rappelles ce que c'était
les mauvais souvenirs de l'école ?
Joey - (silence) euh (silence)
quand j'avais (silence) euh (silence) en fait (silence) y'avait des
1 Claude Dubar, La socialisation, op. cit., p. 56
choses que je comprenais pas en devoirs et quand le prof
expliquait quelque chose, il m'aidait pas il aidait plus les autres alors du
coup j'étais exclus. Alors quand je faisais des trucs y'avait presque
rien d'écrit et les profs ils se font pas chier, c'est zéro
directe. Ils cherchaient pas à comprendre pourquoi j'arrivais pas
à comprendre le truc. Et puis à l'école aussi au niveau
des autres élèves, j'avais pas de [sonnerie de
téléphone dans le bureau] camarade.
Tu disais quand t'étais à
l'école...
Avec les autres élèves, j'avais pas de potes
à chaque fois dans la récréation j'allais tout seul dans
un coin quoi. J'avais une vie de solitaire dans l'école. »
Ces années de chômage ont été
l'occasion de découvrir un tout autre monde.
Joey - En fait si j'y repense bien,
si je me serais pas rebellé, je serais encore chez moi à
être enfermé tout seul (silence) [inaudible]
- Ok. du coup après la rébellion,
après la SECPA, après H, qu'est ce que t'a fait qu'est ce qui
s'est passé ?
Joey - (silence) euh (silence)
trois après j'ai un copain, je dis pas son nom, il m'a fait
connaître la Sauvegarde, il m'a fait connaître [X] et bien d'autres
jusqu'à maintenant (silence) et grâce à lui du coup je les
connais et si je les avais pas connu je pense que je serais toujours chez moi
et j'aurais pas connu, entendu et vu certaines personnes. Grâce à
la Sauvegarde j'ai fait des sorties, des choses que j'aurais jamais fait quand
j'étais petit.
- Et justement à part avec la Sauvegarde tu as fait
des trucs avec d'autres par exemple la mission locale, t'as fait des stages ou
quelque chose comme ça ?
Joey - Alors attends (silence)
(silence) euh (silence) ça fait des années que j'y suis (silence)
en fait la mission locale ils m'ont pas trop aidé à trouver des
choses comme une reconnaissance de travailleurs handicapés, comme je
recherche dans les milieux protégés, comme c'est dur d'y rentrer
(silence) euh (silence) .et puis comme il y a beaucoup de demandes, alors c'est
dur d'y rentrer. Puis en même temps grâce à eux j'ai fait un
stage à B en milieu protégé mais ça s'est mal
passé. J'ai un mauvais souvenir de ça. Sinon (silence) pfuiii
(silence) heu (silence) j'ai fait qu'un stage avec la mission locale comme ils
m'ont pas trop aidé à trouver plus de trucs quoi. Sinon encore
plus que j'ai aimé c'était pas la mission locale, c'était
une organisation et tous les mois je faisais un stage dans une entreprise et
puis à chaque mois je (silence) euh (silence) j'ai été
payé (silence) et ça a duré (silence) euh pfuiiii
(silence) au moins six mois. Six mois et sur ces chaque stage pendant six mois
ça s'est bien déroulé et pourtant c'était des
stages en milieu naturel quoi.
- Et c'était quoi comme stage, tu te rappelles
?
Joey - Ouais je me rappelle que
j'avais fait un stage au relais le foyer et j'avais fait aussi (silence) euh
(silence). J'ai fait X, [association] une sorte de zoo, j'ai fait aussi une
entreprise de peinture, j'ai aussi... (silence)... j'ai fait un autre aussi...
(silence) il y en a quelques uns que j'ai oublié, je sais pas pourquoi
d'ailleurs (silence). »
Cette perception du passé laisse entrevoir son
expérience temporelle. La synthèse du passé qui
s'opère dans la construction de la réalité subjective, est
ici limitée aux affres de la mémoire. Ce rapport réduit
avec le passé pose la question du rapport au temps dans sa
globalité. Le futur est tout aussi bouché que son passé,
voire plus.
Joey - Même si je pense
que j'aurai trente-cinq ans, je pense que j'aurai toujours les mêmes
pensées, j'aurai les mêmes choses (silence) pour moi avoir
trente-cinq ans c'est comme si j'en aurai vingt-quatre quoi. J'aurai toujours
les mêmes pensées, les mêmes convictions, les mêmes
choses. ça se trouve j'aurai encore les mêmes amis [inaudible]
»
Joey n'a pas du tout d'élément qui puisse l'aider
à situer son histoire, il ne dispose d'aucun renseignement sur ses
grand-parents, et peu sur ses parents.
Joey - Dans notre famille on parle
pas trop du passé, ni sur nous même d'ailleurs
- Et ta mère ?
Joey - Ma mère elle a jamais
travaillé à part qu'elle a été chez les bonnes
soeurs
- Elle a des frères et soeurs?
Joey - Elle m'en a jamais
parlé à part (silence) c'est un peu compliqué (silence)
d'après ce qu'elle m'avait dit elle avait un beau père allemand
pendant la guerre. La mère de ma mère elle vivait avec un soldat
allemand et comme lui il avait une fille alors voilà (silence)
- Tu connais son âge (silence) à ta mère
?
Joey - Environ la
soixantaine.
- Est ce que tu sais si tes parents sont allés
à l'école et jusqu'à quel âge ?
Joey - Euh ça je sais pas
à part que mon père avait dit qu'il faisait l'école
buissonnière (silence) c'est tout! »
Cette représentation s'impose dans son discours comme
une impossibilité de situer les évènements entre eux.
Pourtant un événement marquant lui permet de situer un avant et
un après. Il y a bien sa « rébellion », mais c'est
surtout sa rencontre avec l'équipe d'une antenne de la Sauvegarde de
l'Enfance.
Joey - J'avais une vie
monstrueuse, vraiment monstrueuse. La chose que j'ai découvert qui m'a
donné les moments les plus heureux, c'était les vrais moments
avec la Sauvegarde et le moment aussi que j'ai découvert Gundam
[dessin-animé Manga], c'est un moment que j'oublierai jamais, les
sorties avec la sauvegarde. Et aussi les gens que j'ai rencontré,
ça c'était quelque chose qui m'a rendu heureux, qu'il y a eu un
bonheur quoi, ça j'oublierai pas, même si j'aurai quatre-vingt dix
ans ou plus, ça restera. »
Cette rencontre devient un marqueur temporel qu'il vit comme une
naissance sociale. Depuis ses souvenirs sont plus distincts.
Joey - En fait c'est grâce
à la Sauvegarde que j'ai pu rentrer au CES du chantier et ensuite c'est
grâce à la Sauvegarde aussi que j'ai pu rentrer au CES du centre
social de la machinerie.
-Et tu faisais quoi tous ces emplois, c'était des
choses très différente ou (silence) ?
Joey - On faisait toutes sortes de
tâches, on faisait du nettoyage, et aussi (silence) [réflexion]
une sorte de (silence) ah euh (silence) de déplacement (silence) euh
(silence)
- De la manutention ?
Joey - Euh ouais. On prenait des
trucs et on les mettait euh.. et aussi de la rénovation, je me
rappelle d'un petit local qu'on a rénové
(silence) euh (silence)
- Et dans tous ces stages ce qui t'a le plus plu
c'était quoi, le meilleur souvenir que tu gardes ?
Joey - J'en ai deux. Celui
où j'avais fait un stage où c'était au Relais, les
tâches dedans c'était simple comme nettoyer les murs ou comme
changer une ampoule, enfin c'était simple. J'arrivais à la faire
sans problème. Du coup comme j'avais quelqu'un avec moi qu'était
le responsable pour mon stage, des fois à quatre heure on allait
à la cuisine et on mangeait un gâteau [rires] et c'était
tous les jours comme ça quand on travaillait quoi.
- Et tu t'entendais bien avec (silence) ?
Joey - Ouais j'ai jamais eu de
problème avec lui, je faisais bien le travail et même il disait
même des blagues [rires].
- Donc ça c'est un bon souvenir ? et le
deuxième ?
Joey - C'est le CES de la
machinerie ça c'était vraiment bien. Que à la machinerie
moi j'les appelais tout le temps les chefs même si ils aimaient pas.
Quand on faisait une tâche ils nous expliquaient ben comment il fallait
faire, et ils nous faisaient voir les erreurs qu'on pouvait faire si on faisait
autrement et ça (silence) euh (silence) en plus comme on faisait de la
menuiserie et de la carrosserie, comme la rénovation des vielles
voitures. Alors ça (silence) ils nous donnaient du travail bien, les
chefs il nous disaient des blagues, ils étaient sympas, ils nous
disaient même la sécurité quand on était sur la
[inaudible], ils nous apportaient toujours une protection comme ça peut
arriver vite un accident. En plus comme je travaillais en métallerie,
c'était dur mais je trouve que c'était bien en même
temps.
- C'est quoi qu'était bien ?
Joey - La différence
entre la menuiserie et la carrosserie quand j'étais là bas, c'est
que quand on ponçait le bois, au début c'est pas bien, c'est
c'est (silence) mais après quand c'est lisse et quand c'est doux,
ça fait du bien. Que en carrosserie, t'as beau te (silence) . faire
bien, tu touches c'est froid, c'est (silence) enfin voilà quoi.
»
Le fort sentiment d'existence qui ressort dans cette
poésie de l'action donne à ce segment de vie, une couleur
particulière. Il s'en dégage une estime de lui très rare
dans le reste de son discours voire même de son parcours.
- Et les autres tu crois qu'ils pensent quoi de toi?
Joey - Je pense que, en fait,
comment dire (silence), que je sois avec eux pour pas qu'ils s'ennuient. Pour
moi ils pensent ça. Que je sois avec eux pour pas qu'ils s'ennuient, en
fait je suis comme un objet pour eux. »
Lorsque nous tentons d'évoquer une esquisse de
budget-temps, de façon générale sa référence
temporelle est l'action, ce sont les tâches qui sont mises en avant il se
réfère à la qualité et jamais à la
quantité. Nous pourrions parler d'une temporalité qualitative
pour désigner la référence unique au temps
enfermé.
Joey - Mes journées
ça se résume à voir les potes, jouer à la console,
traîner voilà quoi.
- Alors si on commence dés le matin, ça
commence à quelle heure tes journées ?
Joey - Vers 11h30. Directe je me
lève, je fume une clope, je joue à la console. Ensuite il est
midi c'est l'heure de manger, ensuite je rejoue à la console, soit je
vais voir un pote qui m'a dit tu passes quoi.
- Du coup ta journée c'est surtout des rencontres avec
tes potes (silence)
Joey - Et console ouais et aussi
des fois je passe à la Sauvegarde.
- Et tes potes ils font des trucs , du sport ou autre chose
?
Joey - La plupart de mes potes
ils sont soit à l'école soit ils sont comme moi au chômage
soit ils travaillent. Je les vois, il y en a un que je vois que les week-end et
les soirs, pour l'autre qu'est son frère je le vois tous les
après midi comme il travaille pas aussi. Puis il y a un autre pote qu'a
fait pareil, qui a quitté l'école et il cherche un travail.
»
Ces marqueurs temporels sont quasiment subsistanciels
même si la fréquentation ponctuelle du local de la Sauvegarde lui
impose des horaires d'ouverture et de fermeture qui rigidifie ce cadre, ce sont
les repas qui marquent le temps. Toutefois ce cadre temporel qu'il partage avec
d'autres, est synchronisé en partie avec celui de ceux qui travaillent
ou vont à l'école, un temps qui leur est commun, un temps
enfermant. Mais la globalité de son discours repose sur la valeur
enfermée du temps, il fige ses journées autour de
l'activité qui la construit même si celle-ci peut paraître
limitée. On pourrait aussi rapprocher son expérience temporelle
de l'éthos artisanal du travail, l'idée de l'action qui
domine le temps et pas le contraire. Cette conception du travail retentit dans
la représentation qu'il s'en fait.
- Ok, alors bon tu disais que cherchais un emploi, tu
recherches dans quoi ?
Joey - En milieu
protégé.
- Ok mais sinon tu cherches dans une branche précise,
un métier ?
Joey - J'aimerais bien faire de
la menuiserie, mais le problème c'est (silence) c'est que l'entreprise
ce serait plus dur que si c'était en milieu protégé comme
à la B quoi. Le stage que j'ai fait à la B c'est en milieu
protégé et c'est de la menuiserie. Et comme j'avais de la
connaissance, et puis là bas comme c'est automatisé, t'as juste
à rendre le bois à le poser et c'est la machine qui fait
après. Suffit de prendre le bois et de le poser, c'est assez simple.
Et... mais le problème c'est que j'ai pas tenu, comme la Sauvegarde ils
me prêtaient une caravane, comme c'est assez loin de M, puis j'avais du
mal à dormir, puis y'avait une cloche qui sonnait vers onze heure ou
minuit. Alors ça me réveillait, alors pour dormir c'est mort. Et
puis chaque matin, ils me mettaient sur une tâche où il fallait
prendre une planche vachement lourde et longue. quand il faut faire en vitesse,
comme si t'étais un ouvrier en entreprise, c'était
compliqué quoi. Alors en plus comme j'ai remarqué les mecs qui
faisaient ça ils étaient carav, comparé à moi quand
même que je suis fin. A chaque fois quand je prenais du bois et que je le
posais, je m'épuisais. Alors l'autre poste c'était juste des
petites planches à poser, alors je pouvais le faire en speed sans
problème que sur l'autre poste (silence) pfuiiii. Et le midi
là-bas, il nous donne pas grand chose alors quand tu travailles
là bas (silence) tu speed alors après t'as faim et puis le ventre
il te creuse, alors (silence) après quand il te donne une petite
assiette de machin (silence) après tu travailles, je vais te dire que
dans la journée t'as faim et après quand le soir tu rentres t'es
crevé quoi. »
Dans son récit, la valeur travail est indiscutablement
qualitative en ce qu'elle renvoie directement à la tâche. Mais le
sens qu'il lui donne est tout autre.
- Et qu'est ce qui te paraît le plus essentiel
aujourd'hui dans ta vie, qu'est ce qui est le plus important pour toi?
Joey - C'est de trouver un
travail, et parce que sans travail t'es à la rue et avec
l'expérience que j'ai fait ça m'a quand même donné
une idée. Que dans les AM, dans une toile de tente, alors que on avait
rien amené, et qu'on devait même dormir habillé. Alors on
se les ai gelé bien, mignon, ah! Alors après on dit putain
à ceux qui vivent dehors. qu'est ce qui doivent empirer. Ça
ça m'a fait... ça m'a donné une idée parce que si
tu travailles et que tu te retrouves dehors et que c'est comme dans les AM, je
les comprends les mecs qui sont dehors.
- Alors le travail c'est pour gagner de l'argent et pour
?
Joey - Ouais c'est pour bien
manger et vivre sous un toit. Ouais c'est ce qu'il y de plus important.
-Comment tu vis les choses en ce moment est ce que c'est dur,
est ce que ça va est ce que... ?
Joey - ...ça
dépend des moments, il y a des moments que je vais bien je pense pas ni
au passé ni à l'avenir, je vis le moment qu'est là. Il y a
des moments aussi où que quand je fais un truc et que ça marche
pas quoi ou plus tard. là ça me fait réfléchir,
mais en fait quand je réfléchis à ça, ça
dure pas trop longtemps quoi. Après je me remet comme avant quoi, parce
que je vis toujours au présent sur le moment. Des fois j'ai une petite
pensée rapide et je me dis si seulement ça pouvait
réussir, quoi.
- Tu dis si seulement ça pouvait réussir,
réussir quoi ?
Joey - Construire une vie comme
les autres qui ont un travail, un logement, qui ont quelqu'un avec eux, tout
ça quoi. Que sans travail ni argent aucune meuf veut de toi maintenant.
Maintenant c'est si t'as pas de fric t'as personne. Ah ouais c'est (silence)
après il y en a c'est une question de beauté, oh il est moche
allez hop dégage, c'est comme ça quoi. C'est pour ça qu'il
faut avoir un travail et de l'argent. Après si la meuf elle vient que
pour ça pas pour toi, tu te dis si il n'y a que ça à faire
pour avoir une meuf pourquoi pas?
Le travail devient le moyen de prévenir du pire que
serait l'exclusion et dans le même temps de construire un avenir «
comme tout le monde », de s'émanciper, d'atteindre le niveau
d'indépendance requis pour être reconnu socialement. A ce jour la
question d'être adulte ou enfant ne se pose pas en ces termes.
L'entretien laisse penser que Joey cherche d'abord un processus de
socialisation qu'il puisse intégrer, car celui qui lui a
été présenté ne lui a pas permis de se construire
une autre réalité que celle pour laquelle il a été
préparé : travailleur handicapé. On retrouve en cela le
déplacement qu'a pu opéré la science dans
l'institutionnalisation de la maladie. Il y a là les bases de
l'altérnation dont la « structure de plausibilité »
pourrait être la Sauvegarde.
Nous voudrions une fois de plus procéder à une
digression afin que ne soit pas mal compris notre propos. Dans la vision
qu'il a de lui, Joey abdique devant la reconnaissance COTOREP, alors qu'il
témoigne d'une réalité en milieu protégé
tout aussi difficile, en
terme productiviste, qu'en milieu traditionnel. Il va
même jusqu'à préciser qu'en certains cas le second fut de
meilleure consistance, tant au point de vue social que cognitif ou physique.
Nous souhaitons donc finir par l'analogie à laquelle il procède
pour nous expliquer l'univers de son dessin animé favoris, et faire
valoir une image qu'il n'a pas de lui. Ceci illustrant par ailleurs les notions
de déplacement juridico-administratif conditionnant une situation
sociale subie.
Joey - c'est un manga japonais,
ça s'appelle Gundam. En fait le mec qui a créé ça
Il voulait faire voir les problèmes de ce monde à ça.
Comme le racisme, le nucléaire, le clonage la paix, la guerre, la haine,
la noblesse , la conviction, les idéaux (silence) alors et en fait tout
ça il voulait le réunir dans ça.
- Gundam, c'est les mecs dans des robots ?
Joey - En fait il voulait faire
voir aux gens les problèmes de ce monde comme le nucléaire. Parce
que c'est bien d'avoir le nucléaire mais (silence) on peut faire le bien
et le mal avec ça. Comme dans ce dessin animé là, il y a
un épisode il y a une image. Par exemple il y a l'armée qui
balance un missile thermonucléaire sur une colonie de civils. Et
là il voulait faire voir pour moi ce qui s'est passé (silence)
euh comme Hiroshima quoi. Des mecs qui balancent du nucléaire sur des
civiles quoi. A mon avis il voulait faire voir le rapport (silence) à
mon avis le mec qu'a créé çà, en fait pour faire
voir les choses que l'homme peut faire (silence) sans limite quoi, des trucs
horribles même si on peut faire avec ça quelque chose de bien.
Comme la paix et la guerre, il y en a qui veulent faire la guerre pour le
profit, pour le pouvoir (silence) alors que il y en a qui se battent pour la
paix, pour leur liberté, pour leur droit d'existence, des trucs comme
ça. Ça c'est quelque chose de mieux. Par exemple le racisme il le
montre mais pas question de couleur de peau. C'est par exemple être plus
intelligent, être plus fort, être plus rapide; c'est ce qui font
voir dedans. Que il y a une population qu'est plus intelligente, que tout le
monde est intelligent, est plus rapide et tout le tralala. Et il y a une autre
partie de la population qui n'est pas comme eux. Et en fait eux ils les ont
créé et eux ils veulent les détruire ceux qui les ont
créé. Ils ont créé une nouvelle espèce
humaine et ils veulent la détruire après, alors que eux ils
veulent se battre pour sa vie. Voilà ça c'est comme (silence)
c'est comme (silence) c'est comme (silence) ce qui existe (silence) c'est comme
le racisme (silence) les gens pour eux ils sont différents
comparés à eux alors il y e en a qui les tuent, qui les frappent.
Pour moi dans Gundam c'est la même, il y a des petites choses qui se
ressemblent. Même si comme ça on voit pas, mais si on regarde bien
on voit que il y a une petite relation. C'est comme la paix, la guerre. On
regarde ce qui s'est passé avant dans l'histoire, c'est la même
chose. [inaudible] »
L'expression orale limite certainement ce foisonnement
gorgé de poésie que l'on découvre au détour de ses
souvenirs :
Joey - J'ai déjà
fait un baptême de l'air grâce à un éducateur de la
Sauvegarde. ça c'est quelque chose de merveilleux qui restera toujours
dans ma mémoire. ça c'était quelque chose de beau . Que
quand t'es à haute altitude, tu vois tout en bas tu vois petit (silence)
c'est beau à voir (silence) que quand t'es sur terre tu vois juste ce
qu'est devant toi, c'est gros c'est juste à côté de toi et
tu vois pas ce qu'il y a autour après. Alors que en avion tu vois une
piscine, tu vois un champs, après tu vois autre chose, ça
c'est... (silence) »
2.2. Inch'allah un jour je travaillerai
Nazira a 22 ans, elle a quitté le système scolaire
à 18 ans avec un BEP sellerie. Son souvenir de l'école est aussi
concis que celui de son parcours depuis.
- Est ce que tu peux me parler de ta vie à
l'école ?
Nazira - Si, c'était bien
l'école mais j'en avais marre... des profs. Je m'embrouillais avec eux.
- Sur quoi tu t'embrouillais ?
Nazira - Avec eux, ils faisaient
« ouai vous êtes pas à l'heure, nininin » sinon
c'était bien.
[...]
- Alors, après le BEP qu'est ce qu'il s'est
passé ?
Nazira - J'ai arrêté.
J'ai eu des problèmes avec la justice et j'ai arrêté
l'école. - Et ça a duré combien de temps tes
problèmes ?
Nazira - Euh... dix-huit
[réflexion] cinq ans.
- Mais t'a purgé une peine de cinq ans ?
Nazira - Non tous les ans j'allais
en prison.
- C'était des petits séjours ?
Nazira - Oui. Dix-huit, attends,
dix-neuf, vingt, vingt-et-un, vingt-deux. Ouai. - Et c'était des
séjours de combien à chaque fois ?
Nazira - Sept mois, six mois,
quatre et un week-end. Ils m'ont mis un week-end. Non mais c'est vrai.
(Rires)
Le sentiment d'une vie de problèmes pose l'entretien dans
une configuration assez particulière.
- Ça a été quoi ta période de vie
préférée ? Nazira - Comment ça
?
- Ce que tu as préféré dans ta vie
?
Nazira - Je sais pas moi
- Il y a un moment que tu as préféré ?
Nazira - Non
- Tout était nul ?
Nazira - Ouai (Silence).
Ne rien avoir à dire d'intéressant sur sa vie
révèle aussi un sentiment d'inutilité qui rappelle la
posture liminaire, l'absence de sens à l'existence. Cette
liminarité est renforcée par une attente continue et la
construction d'un discours qui inclut ses pairs.
- Tu fais quoi en ce moment ?
Nazira - J'attends la
réponse d'un chantier d'insertion. Ils m'ont dit dans dix jours ou
quinze jours on va vous envoyer un courrier. J'attends. Ça fait une
semaine déjà. J'attends
- Et tu fais quoi de tes journées en attendant
?
Nazira - Rien. On reste au
quartier. on squatte. On attend, on fait rien.
- Et vous discutez même pas ?
Nazira - Si on discute, on parle
(rire)
Le phénomène de l'attente est souvent
constaté dans les communitas, ce que V. Turner appelle «
un moment dans le temps et hors du temps »1. On trouve dans son
discours une part importante d'irresponsabilité devant sa situation. Il
ne s'agit pas ici de marquer l'incapacité à être
responsable, mais plutôt de situer l'irresponsabilité comme le
marqueur d'une liminarité. Dans le cas des rites on trouve
l'irresponsabilité comme élément marquant la soumission
à des autruis significatifs que sont les initiateurs. Dans le cas
présent, ce n'est pas de soumission dont il est question mais de
reconnaissance d'autruis significatifs responsables de la situation, non pas
responsables de l'origine de cette situation mais du déroulement et de
la sortie de celle-ci : l'agrégation.
- Tu es allée à la mission locale
déjà ?
Nazira - Oui je me suis
embrouillée avec eux moi. Je leur ai dit moi j'ai pas de travail. Tous
les matins ils m'ont donné un rendez-vous mais j'y vais et ils me disent
« bonjour madame, mais là on a rien pour vous ». Alors allez
vous faire foutre. Je leur parle comme ça maintenant. J'ai pas de
travail, je parle comme ça. L'autre elle trouve jamais rien, donc... une
fois on a trouvé une formation moi et [X]. On devait y aller à T,
on leur a dit « vous pouvez nous payer le billet de train » ? elle
nous a dit « non pas question, si c'est avec les copines,non vous y allez
pas. » j'ai dit bon ok, on y va pas, on travaille pas. Elle nous a dit
« ouai vous avez qu'à voler » j'ai dit ouais on va aller
voler, au moins c'est de l'argent ». Non mais c'est vrai, s'ils sont pas
contents je les insulte moi. J'en ai rien à foutre.
Car le travail conserve malgré tout sa valeur symbolique
ancrée dans un éthos du devoir.
- Tu es au chômage depuis ta sortie de bep ?
Nazira - Ouai.
- Ça fait cinq ans ?
Nazira - Ouais
- Tu recherche quoi comme genre de travail ?
Nazira - N'importe, du moment que
je travaille.
- N'importe ?
Nazira - Parce que. Parce qu'on
s'ennuie la journée, on en a marre.
- Ça sert à quoi pour toi le travail ?
Nazira - À rien, non je
rigole. Moi je travaille et après... ,je sais pas pour avoir
[inaudible], pour avoir de l'argent. Pour avoir des enfants plus tard.
- N'importe quel travail ? il y en a pas un qui te
plaît plus que d'autres ?
Nazira - Non, je sais pas pour
l'instant.
- Et tu préférerais avoir un CDD ou un CDI
?
Nazira - CDI, au moins je suis
tranquille.
- Tu voudrais travailler combien d'heure par semaine
?
1 Victor W. Turner, Le Phénomène
rituel,op. cit. p. 96
Nazira - Trente cinq
heures.
- Tu voudrais gagner combien ?
Nazira - Je sais pas. Mille cinq.
Mille deux, mille cinq, je m'en fout, du moment que... - Tu t'en fous ?
Nazira - Oui je m'en fout.
Même sept ou huit cents euros je m'en fout.
- Tu travaillerais à n'importe quel boulot, à
trente-cinq heures, payé même au minimum ? Nazira
- Oui.
(Silence)
- Comment tu vis ta situation en ce moment ?
Nazira - J'ai l'habitude.
- Et au fond de toi ?
Nazira - C'est bon j'en ai marre.
Je veux travailler, sinon je vais recommencer mes conneries. Faut
que je trouve du travail parce que ... non je veux plus aller
faire mes conneries, ça c'est fini. - Tu penses que ça a un
lien/
Nazira - /non mais non, mais c'est
chiant. T'as pas de travail, je sais pas moi.
- (silence)
- Pour toi ça te permettrait quoi le travail ?
Nazira - Rencontrer des gens, le
contact. Passer mon permis.
- Ça te manque de rencontrer des gens ?
Nazira - Non, j'ai mes copines mais
parler avec des gens, je sais pas changer un peu, pas rester dans le quartier
à attendre je sais pas quoi.
Vouloir rompre avec hier avec aujourd'hui ne signifie pas pouvoir
bâtir demain.
- Est ce que tu as des rêves ?
Nazira - Ouai mais je m'en rappelle
pas.
- Non pas ceux là ceux que/
Nazira - Ah,moi je voudrais
sortir de ce putain de quartier, avoir ma maison, tout, ma Porsche, ma voiture,
tout. Me tailler d'ici. J'ai envie d'y aller à Cannes, de me tailler de
ce putain de quartier de merde. Ouai ça m'énerve ici,
franchement.
- Pourtant tu as toutes tes copines ici ?
Nazira - Ouai mais elles viennent,
je les appelle et elles viennent. Et gagner cinq cent mille euros, et Tahiti
directe.
- Et tu travaillerais ?
Nazira - Non je travaillerais pas
si j'ai des sous comme ça.
- Un rêve par rapport au travail ?
Nazira - Non pas encore
- Il y a pas un métier qui/
Nazira - /non pas encore
- Et un rêve de quand tu étais petite?
Nazira - Au début je voulais
être prof de sport, et puis après j'ai dit laisse tomber. Non au
début je voulais être à l'armée. Mais avec mon
casier judiciaire, c'est mort. Tout est mort.
- Et comment tu te vois dans dix ans ?
Nazira - Je sais pas , comme
ça en train de tenir les murs...Mais non je rigole. mais non dans dix
ans j'aurai mon appart, j'aurai tout inch' allah. J'aurai tout tout
tout.
- Et comment tu voudrais être dans dix ans ?
Nazira - De quoi ?
- Là je t'ai demandé comment tu pensais
être, mais maintenant comment toi tu voudrais que ce soit ?
Nazira - Bien.
- Bien ?
Nazira - Ouai bien. Des enfants,
ils vont à l'école et moi je vais au travail.
- Tu en veux combien d'enfants ?
Nazira - Deux, un garçon et
une fille. C'est bon moi je fais pas de gamins, j'en fais que deux, pas besoin
de dix gamins aussi. Deux ça me suffit moi.
- Et tu les élèverais comment ces enfants
?
Nazira - Bien. Parce que .. pas de
bêtise, pas d'insulte. Dèjà pas dans un quartier ça
c'est sûr, dans une maison. Et dans une autre ville, j'aime pas
M.
- Et tu irais dans un e ville ou à la campagne
?
Nazira - Dans une ville. La
campagne et puis quoi encore, des vaches ? (silence) il y a que ça comme
question après ?
Nazira fut sans nul doute l'entretien le plus difficile
à mener. Un comportement très spontané comme pour se
défendre de n'être que cela. Une dérive en questions
fermées comme pour mieux la contenir, l'enfermer un peu plus. Le
sentiment de n'être ni l'un ni l'autre à notre place, eu
égard à l'asymétrie sociale, à l'irruption dans une
vie cachée. Ce sont autant de raisons qui font d'un entretien, un
interrogatoire. S'il est un processus en cours dans le parcours de Nazira, il
porte les couleurs de la disqualification sociale, cette relégation
là où « tout est mort ». Lorsque S. Paugam construit
cette théorie, il sous-tend ce cumul qui construit une
réalité objective et subjective, l'exclusion. Cette étape
ultime d'une catégorisation officielle qui nie la non-insertion. Une
planification de la cohésion sociale qui construit l'avenir sans plan
B.
2.3. Mais franchement c'est la misère,... tu
travailles pas tu fais quoi ?
Ouarda a 21 ans, elle arrive juste des États-Unis
où elle a été fille au pair durant trois mois chez son
cousin.
- Est ce que tu peux me raconter un peu l'école
?
Ouarda - Ouais. Moi
l'école. J'ai jamais aimé l'école mais j'étais
quand même une bonne élève, tout le temps virée,
d'un lycée, d'un collège. Et puis c'est S de la Sauvegarde qui
m'a tout le temps... Quand je devais aller chez le directeur, c'est tout le
temps lui qui m'a accompagné.
- Pour quoi à chaque fois tu étais virée
?
Ouarda - Parce que, je sais pas.
J'avais un mauvais caractère. Parce que mon père il est
décédé au mois d'avril, et tout le temps au mois d'avril
je suis méchante. J'accepte pas une remarque, c'est ça.
Ou encore.
Ouarda - Parce que quand j'avais
dix, j'étais en CM2 et je me battais tout le temps avec les
garçons de ma classe. Et après ils ont... en fait mon prof il a
fait un courrier au tribunal, au juge. Donc ils m'ont mis en internat pendant
un an je crois. Jusqu'à temps que j'aille en sixième. Au
départ moi j'étais en CM2 et eux ils m'ont fait mettre en CE2.
Donc ça veut dire que j'ai perdu deux ans pour rien.
Et puis.
- T'as fait un BEP c'est ce que tu m'as dit tout à
l'heure ?
Ouarda - Ouais en fait
j'étais d'abord en troisième et je me suis battue avec une fille
dans ma classe, et je pouvais pas passer le brevet parce que j'ai
été virée au mois de mai. Et ils m'ont dit a qu'il fallait
que j'aille chez un psychologie si je voulais être inscrite dans la liste
pour passer le brevet. J'ai dit non, je veux pas aller voir un psychologue,
c'est pour les fous. Et en fait j'ai été... ma mère elle
voulait tellement... parce que en fait chez moi il y a personne qui a
été à l'école plus que moi. Elle voulait tellement
que j'ai mon brevet, je me suis dit bon je vais le faire. Je suis partie chez
le psychologue, j'ai passé mon brevet et je l'ai eu, et après je
me suis inscrite au lycée pendant deux et puis après j'ai
arrêté.
-Pourquoi un BEP secrétariat ?
Ouarda - Parce que je voulais faire
secrétariat.
- Et le BEP, tu es allée jusqu'au bout du BEP
?
Ouarda - Oui
- Et après qu'est ce que tu as fait?
Ouarda - Après, on m'a
pas laissé passer le BEP et j'ai pas été au BEP, je me
suis pas présentée. Et après je suis allée à
SC et après j'ai arrêté parce que c'était trop
stricte. C'est là que j'ai arrêté l'école.
Pourtant.
- Et que des mauvais souvenirs de l'école ?
Ouarda - Ouais. Mais maintenant je
regrette parce que l'école j'aimerai bien reprendre mes études
mais c'est trop tard.
- Comment ça c'est trop tard ?
Ouarda - Qui voudrait de moi
maintenant, personne, aucun lycée.
Cette assignation à comparaitre aux yeux de tous comme
violente construit une réalité subjective qui la conduit vers une
catégorie officielle proche de l'inadaptation sociale, ou selon ses
propres termes comme une « galérienne ».
- Comment tu te vois ? c'est à dire si tu devais me
parler de toi qu'est ce que tu dirais ?
Ouarda - Déjà je vis
dans un quartier. Déjà quand on me parle, c'est presque racaille
et tout... mais je sais pas comment je me vois. Je me vois galérienne.
Je suis une galérienne.
- Et c'est quoi une galérienne ?
Ouarda - Je fous rien de mes
journées, c'est la routine, je fais tout le temps la même chose.
Je me lève tout le temps à la même heure, c'est vrai je
fous rien. Ça déprime de rien faire, surtout quand tu vois tes
copines aller travailler et toi tu galères. C'est... (silence)
chiant.
[..i- Tu me disais tout à l'heure que tu te voyais
comme une galérienne, mais comment tu penses que les autres te voient
?
Ouarda - Les autres ? Pareil
comme une galérienne. Parce que des fois les grands du quartier, des
fois on en parle le soir, ils nous disent : « Franchement les filles
arrêtez de galérer, allez travailler, faites pas les mêmes
erreurs que nous, regardez des fois on est obligé de vendre du shit pour
avoir de l'argent, allez travailler ». Et c'est vrai ce qu'ils disent. Et
voilà. On est comme eux, on tient les murs.
On retrouve tout au long du discours la galère qui semble
arrêter le temps.
- C'est quoi pour toi une journée type?
Ouarda - Je me réveille, je
déjeune. Je fais un peu de ménage, je vais voir mes copines et
puis voilà. C'est la routine, on fait tout le temps la même
chose.
- Mais par exemple quand tu vas voir tes copines, vous faites
quoi ?
Ouarda - Rien on squatte. On fait
des tours de voiture. On s'assoit et puis on discute, il y a que ça
à faire.
- C'est quoi vos sujets de discussion?
Ouarda - C'est je veux passer le
permis ou bien... parce que en fait j'ai une copine qui travaille et je me dit
« purée t'as de la chance. » En fait moi j'attends que le
travail après je suis indépendante, après tu te
lèves le matin, tu vas travailler, tu rentres et c'est ça en
fait. Sinon on est là, on squatte, on a rien à faire et les gens
ils vont au travail. Et nous on calcule même plus les fins de mois. On
est là entrain de galérer.
- C'est vos seuls sujets de conversation... la galère
?
Ouarda - Ouais, la galère.
On est en train de tenir les murs.
- Et ils tiennent bien ?
Ouarda - Ouais avec nous ils
tiennent bien.
La production d'un discours aux résonances collectives
amène une fois de plus à l'idée de communitas. On
comprend aussi l'anomie que préfigure l'absence de travail.
- Tu me parlais de travail tout à l'heure, ça
sert à quoi pour toi le travail ?
Ouarda - A avoir de l'argent,
à me payer tout ce que j'ai envie. A pas taxer toujours ma mère.
Passer surtout mon permis. Et pour moi le travail c'est avec ça que je
serai indépendante. Faut que je travaille.
- Ça veut dire quoi indépendante ?
Ouarda - Moi je sais que si j'ai
pas de travail, je rentre à n'importe quelle heure, je me lève
tard et tout. Et si je travaille, après je me lève
tôt.
- Tu as envie de te lever tôt ?
Ouarda - Non j'ai envie de me
lever tôt pour aller travailler, pour avoir de l'argent, pour me
payer
mon permis, c'est ça surtout. J'en vois qui ont
déjà leur permis, ils ont déjà une voiture, et moi
j'ai rien du tout. Ça m'énerve.
- Pour toi l'indépendance c'est avoir le permis, et
est-ce qu'il y a autre chose ?
Ouarda - Non il y a beaucoup
d'autres choses, mais... avoir mon appartement déjà. Payer mon
loyer tout les mois.
- Du coup de pas te sentir indépendante, tu te sens
jeune ou adulte ?
Ouarda - Je me sens jeune, je me
sens comme une gamine encore.
- Tu tes sens une gamine ?
Ouarda - Pas une gamine mais je
veux dire... (silence)
- Et tu m'as dit que tu cherchais un travail et tu cherches
quoi ?
Ouarda - Je veux faire vendeuse ou
m'occuper des enfants, ou des personnes âgées.
Ce discours relève un point important, qu'est celui
d'une anomie temporelle. C'est-à-dire l'absence de cadres qui fondent
l'ordre social. Ce tempo qui régit la vie organisée autour d'un
cadre enfermant qu'est celui du travail. Le travail apparaît comme un
élément qui permet l'indépendance mais est aussi une
incertitude, un risque dans l'orientation.
- Imagine que tu trouves un travail, tu voudrais que ce soit
un CDD ou un CDI ?
Ouarda - En fait au début
j'ai envie de commencer par un CDD pour voir si c'est vraiment ça que
j'ai envie de faire. Et si c'est ça que j'ai envie de faire pourquoi pas
passer en CDI. Comme ça être sûre d'avoir une paye à
la fin du mois pendant des années. Que.. imagine que ça me plait
pas et que je signe un CDI... c'est la misère.
Il subsiste toutefois ce vieux rêve qui fut
américain pour certains et français pour d'autres.
- Est-ce que tu as des rêves ?
Ouarda - Ouais, je voudrais aller
en Égypte, acheter une grande maison.
- Pourquoi l'égypte ?
Ouarda - C'est beau
l'Égypte, c'est magnifique (silence) je voudrais avoir une grande
maison, avoir des chevaux dedans, une belle voiture, une grande piscine. Mais
c'est des rêves.
- Mais c'est bien de parler de ses rêves.
Ouarda - Ouais mais on dit en
Amérique...c'est ça qui est bien en Amérique, parce que
peut-être que en Amérique il n'y a pas les allocations ou la
sécurité sociale, il y a pas tout ça. Mais au moins
là bas tu es sûr de trouver du travail. Ouais t'es sûr et le
permis il est pas cher, avec deux cents euros, tu passes le permis et le code,
t'as une belle voiture pas chère alors que ici la vie elle est
chère. Et t'as pas de travail en plus. Et là bas c'est pas
pareil, t'es payé à la semaine, t'es pas payé au mois.
C'est comme là bas je parlais avec une fille, une française
aussi, une fille au pair comme moi. Et elle franchement elle est bien
payée, elle est payée quatre mille dollars, te franchement
ça va.
- Et t'as de rêves liés à ton travail
?
Ouarda - J'avais un rêve
quand j'étais, tout le temps je voulais être avocate. Mais
maintenant c'est trop tard je trouve. Et maintenant je voudrais être
médecin ou infirmière à l'hôpital. Ouais...
(silence). Mon cousin en fait, c'est un professeur de finances en
Amérique et sa femme elle est directrice des ressources humaines. Tout
le temps ils me ramenaient des gens qui étaient avocats, qui
étaient bien placés. Ils parlaient français et je leur
disais ce que je voulais faire quand j'étais
petite. Ils m'ont dit « elle, elle est venue, elle
avait vingt-six ans en Amérique. Maintenant elle en a trente-cinq.
» Et elle m'a dit qu'elle est venue sans rien. Elle venue même pas
avec une valise, elle est venue juste avec ses affaires et maintenant elle est
avocate. Que ici jamais tu seras avocate.
Mais même les rêves sont ancrés dans une
réalité.
- Dans tous ces rêves le travail, il aurait quelle
place ?
Ouarda - Le travail c'est le
premier. Le travail c'est grâce à ça que je veux m'acheter
une maison et faire des voyages.
- C'est pour réaliser tes rêves ?
Ouarda - Ouais.
- Comment tu te vois dans dix ans?
Ouarda - Je me vois eremiste, je me
vois une cassos de merde. Je sais pas mais...
- Et comment tu voudrais être, toi ce que tu voudrais
dans dix ans?
Ouarda - Comment je voudrais
être. Je voudrais travailler, avoir une petite maison, des enfants et
tranquille. Et ma mère avec sa petite maison. Surtout travailler. Si je
travaille pas olalah... je me suicide. Peut-être pas. Mais franchement
c'est la misère, tu travailles pas, tu fais quoi? (silence)
- Si je te demande ce qui est essentiel dans la vie ?
Ouarda - Le travail.
Cette dialectique rêve/réalité
ramène à une enquête réalisée
européenne réalisée en 1981. Elle faisait apparaître
une faible distinction sociale du rapport au travail. Mais C. Lalive
d'Épinay note que le libellé de la question considérant
l'emploi idéal et non pas celui exercé, marque « une attente
dominante selon laquelle le travail, dans l'idéal, devrait être un
lieu d'épanouissement pour celui qui l'exerce »1. Ce
souhait devient dans certains cas un fantasme, au sens d'une « production
imaginative par laquelle le moi cherche à échapper
à l'emprise de la réalité »2. Ce fantasme
n'est de toute façon pas réalisable en France, alors qu'il l'est
outre-atlantique ! Par ailleurs Ouarda attend elle aussi que se présente
la sortie de la communitas. Une recherche d'agrégation,
d'émancipation, de production de soi en tant que femme.
- D'autres rêves, au niveau famille, amour ?
Ouarda - Déjà je
pense pas trop à ça pour l'instant, c'est le travail en premier.
Et je veux travailler, je veux aider ma mère et je veux lui acheter une
maison. Parce que ma mère elle a des problèmes de santé,
elle habite au quatrième étage. Ça fait plus de vingt ans
qu'on demande un appartement au rez de chaussée, ça fait vingt
ans qu'elle galère, elle peut pas trop descendre les escaliers. En plus
elle sait pas trop parler...elle parle français, mais pas beaucoup et
elle sait pas écrire, alors c'est la misère. Hum. (silence) et
c'est moi qui a tout le temps aidé ma mère à faire ses
papiers. Et depuis que je suis partie, elle dit que c'était dur, que...
parce que c'est moi qui allait voir mon frère en
1 Christian lalive d'Épinay, Significations et valeurs
du travail, op. cit., p. 78
2 Définition du Dictionnaire culturel en langue
française, sous la direction d'Alain Rey
prison, mes soeurs elles veulent pas y aller, elles font
rien, c'est des fainéantes. Et la pauvre, ma mère, elle y va,
elle galère.
Cet autrui généralisé qui s'est construit
au court d'une socialisation primaire, cette femme faite
d'abnégation.
S'il est un point fort de ce chapitre, c'est sans nul doute ce
rapport au travail. Cette disposition sociale, certes individuelle mais pas
innée, à situer le travail comme le fondement de la vie
relève de l'éthos déjà
évoqué. Selon C. Lalive d'Épinay cet éthos du
travail-devoir , « en tant que configuration culturelle relève
aujourd'hui de l'histoire » arguant que l'histoire ne se
répète pas. Mais l'auteur ne prend pas ici en
considération les réalités intériorisées
dans les trajectoires familiales. Il y a là matière à
nombreuses recherches. Identifier la transition de la valeur accordée au
travail, doit considérer cette transition comme un processus et en ce
sens considérer qu'il soit en cours. Si nous adhérons par
ailleurs à sa thèse d'une forte augmentation de
l'épanouissement et d'une baisse considérable du devoir, nous
supposons toutefois que ce processus n'a pas encore gagné toute la
population. Il en résulte selon nous la difficile cohabitation
désir/réalité. Pour les cinq interviewés, le
souhait de l'épanouissement est plus ou moins implicite et le devoir est
tout à fait explicite. La travail est entendu tantôt comme
l'instrument du bonheur s'il est évoqué en terme de souhait, et
tantôt comme la nécessité socio-subsistancielle de l'adulte
responsable. Dans tous les cas il porte en lui l'espoir d'une vie meilleure. Il
est à la fois l'objet d'un combat contre l'inéluctabilité
et celui d'une construction qui peut pour certains relever de l'impalpable.
Il est un autre phénomène qui prend une place
considérable dans ces discours c'est que nous appellerons la
temporalité anomique dans une acception durkheimienne du terme, c'est
à dire une non-organisation supposée pathologique. Il convient
ici de préciser l'idée, car l'auteur parle, lui, des formes
anormales où la division du travail ne produit pas la solidarité.
De notre côté et pour continuer sur l'analogie biologique de
l'auteur, il s'agit surtout de noter que la pathologie, vue comme une
anormalité, est « un précieux auxiliaire de la physiologie.
»1 et ainsi nous intéresser à cette forme de
non-organisation temporelle qui rejoint en de nombreux points l'idée de
non-structuration de la communitas, mais sous-tend surtout
l'idée de norme temporelle.
Hormis Mohamed qui, à travers
l'expériencialité et surement aussi sa paternité, a su se
construire les cadres temporels indispensables pour ne pas sombrer dans les
limbes
1 Emile Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p.
101
du chômage total, les autres ne parviennent pas à
construire de repères qui leurs soient propres. Les quelques marqueurs
sont ceux des autres. On peut dire que le cadre temporel de la scolarité
de uns ou du travail des autres fournit un des derniers marqueurs sociaux de
leur existence auxquels viennent s'ajouter quelques rendez-vous forcés
avec une institution, et les horaires des structures ou des magasins ; les
autres marqueurs sont subsistanciels, il s'agit des repas, du lever, du
coucher. Encore que ces deux derniers puissent inscrire une norme sociale
à leur temporalité. Lorsque les heures de lever et de coucher
sont notées, on constate, outre un décalage avec l'ordre social,
une temporalité enfermée qui assure la construction d'une norme
temporelle propre à la communitas mais qui reste
synchronisée sur le temps enfermant de ceux et celles qui sont à
l'école ou au travail comme pour ne jamais perdre de vue l'horizon. La
formule de S. Aquatias synthétise très bien ce propos. «
Cantonner à s'ennuyer dans la cité, il leur faut être
présent quand les autres jeunes ne sont plus absents et se retrouver
avec eux quand les autres adultes sont partis se coucher. »1
1 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du
temps, in Temporalistes, n°40 décembtre 1999, pp. 26-34,
p. 28
A travers une analyse thématique horizontale, ce
chapitre propose de relever les axes privilégiés de la recherche
dans trois points forts des discours. D'abord la liminarité qui,
à travers ses effets, contribue à placer l'individu dans une
anti-structure appelée communitas qui révèle une nature
sur laquelle peuvent s'appuyer les plus démunis. Ensuite la
nécessaire maitrise de sa trajectoire qui, pour aboutir à
l'épanouissement, implique une structuration temporelle
sollicitée à chaque étape clé de l'existence. Ceci
amène fondamentalement à l'orientation, comme le marqueur
temporel dans un espace social déritualisé.
1. La communitas, dernière balise avant
exclusion ?
Nous avons à plusieurs reprises dans ces deux chapitres
fait référence à la communitas, cette
période liminaire, marquée par l'absence de structure, qui suit
la séparation avec le groupe des scolarisés. Cette
séparation marque en tout l'entrée dans un processus
marqué par la structure rituelle de A. Van Gennep. Cette marge à
laquelle nous faisons référence dans notre recherche n'a pas son
égal dans les modèles de communitas
présentés par V. Turner, mais elle se rapproche de la
communitas spontanée, définie comme unique et
socialement transitoire. Ce qui l'en rapproche encore plus c'est qu'« elle
peut surgir de manière imprévisible à n'importe quel
moment, entre des êtres humains qui sont institutionnellement
comptés ou définis comme membre de n'importe quel groupe
social ou d'aucun. »1. Ce qui est
indiscutablement le cas des jeunes interviewés qui font souvent
référence au groupe , ce On qui les indéfinit.
S'appuyant sur les travaux de M. Buber concernant le Nous essentiel
qui renvoie à une communauté structurée d'individus ,
V. Turner explique que le Nous a un caractère
liminaire, en opposant à la vision structurale de la communauté
de M. Buber l'aspect transitoire, unique et spontanée de la
communitas. Sa démonstration bien qu'insuffisante, de notre
point de vue, nous permet tout de même d'apprécier l'aspect
liminaire du Nous qui se rapporte précisément à
l'utilisation contemporaine du On. Cette identification à un
ensemble définit par l'absence de statut renvoie à une
structuration de l'insertion en trois phases propres aux rites de passage:
séparation, marge, agrégation.
Nous avons vu pus haut qu'une marge pouvait comporter en son
sein la structure même du rite, ce que A. Van Gennep appelle le
dédoublement. La liminarité de l'insertion peut alors se
concevoir dans ce processus comme l'absence de travail, et donc la
non-attribution d'un statut social. Ce sentiment de ne rien être ou si
peu, rejoint ce que S. Aquatias nomme « l'indétermination sociale
»2. Ce que d'autres appellent une transition ne rend pas compte
de cette phase. L. Roulleau-Berger nomme espaces intermédiaires, «
des espaces physiques, sociaux et symboliques où se mobilisent des
jeunes en situation précaire entre pairs dans des espaces de
création, ou entre jeunes et acteurs publics dans des espaces de
recomposition. »3. Cette définition peut convenir dans
le cas d'une mobilisation des jeunes, mais elle ne saurait convenir aux «
invisibles »4, celles et ceux qui trouvent certes quelque
mobilisation dans une rencontre avec la Sauvegarde qui tient ce rôle
d'espace intermédiaire.
Ouarda - Je me dis heureusement
qu'il y a la Sauvegarde parce que sinon on serait perdu... C'est pour ça
que je vais plus à l'ANPE, j'ai trouvé... ils m'aident à
trouver du travail, ils m'aident à appeler, à faire des petits
trucs. Mais voilà heureusement qui sont là..
Ce sont elles et eux, ces inutiles au monde qui sont
socialement indéterminés, ni enfant - ni adulte, ni
inséré - ni exclus, ni apte au travail - ni inapte, ils sont ces
« jeunes sortis de l'école sans diplôme face aux risques
d'exclusion. »5
Nous imaginions plus haut que la psyché pouvait
être ce que fut le corps, un morceau de bois taillé. Nous ne
sommes que très peu éloigné de cette hypothèse. La
perception d'un temps qui n'en finit pas, l'attente constante qui
suggère l'ennui de ne rien
1 Victor. W. Turner, Phénomènes rituels,
op. cit., p. 134
2 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du
temps, op. cit., p. 26
3 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger,
L'insertion des jeunes en France, op. cit., p. 113
4 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger,
L'insertion des jeunes en France, op. cit., p. 112
5 Les jeunes sortis de l'école sans diplôme face aux
risques d'exclusion, Céreq Bref, n°171, janvier 2001
faire d'autre que d'attendre, l'incapacité à
situer demain autrement que comme un autre aujourd'hui, favorisent et font
peut-être même émerger cette indétermination sociale.
Il est là question du temps comme marqueur social qui délimite
une absence de reconnaissance. Le fait de ne pas vivre le temps enfermant du
travail salarié devient une marge qui ne peut se vivre que comme une
communitas, ce regroupement de pairs quasi-anomique. Entendons-nous
bien, la période d'indétermination sociale n'est pas un rite mais
correspond à une période liminaire où « la
continuité temporelle nivelle les seuils coutumiers de la progression
individuelle [où] les jeunes ont la sensation de ne jamais
évoluer dans les positions sociales. »1 Se
considérant si peu, la communitas devient, comme pour Joey qui
nous dit qu'avant sa vie était « monstrueuse », un univers
dans lequel ils existent, reconnus pour ce qu'ils sont même si c'est si
peu. Bien que peu ou pas structurée, elle devient l'espace d'une
construction individuelle, elle n'est pas une préparation à
devenir, elle ne prépare en rien à l'agrégation, elle est
l'affirmation de l'existence du Je à travers ce nouveau
Nous qu'est le On. Elle est un rempart à «
l'épreuve morale du mépris et de la non-reconnaissance sociale.
»2 La communitas est peut-être le dernier espace
de sociabilité avant la « mort sociale »3. Sans
elle, Joey n'aurait sans doute jamais rencontré la Sauvegarde et
réalisé un de ses rêves : son baptême de l'air. En
allant un peu plus loin dans l'analyse des entretiens, on s'aperçoit que
les références à la communitas sont d'autant plus
marquées, que la dépendance est élevée. Nous ne
pouvons au regard de notre corpus procéder à une analyse qui
relèverait du quantitatif, cependant il paraît assez
évident que la dépendance assigne à une
communitas. Dans la mesure où elle est marquée par
l'absence des possibilités qu'offre le travail (logement, droits
sociaux...) et induit souvent une temporalité anomique qui
rétrécit les horizons temporels passés et futurs. Le
groupe de pairs devient alors un repère qui endigue, dans un
présent de l'immédiateté, l'isolement et les situations
menaçantes en général mais qui ne permet pas
l'intériorisation d'un autrui généralisé du temps.
Autrement dit, si la communitas peut donner du sens au présent,
elle ne peut en donner à l'avenir.
Ce type de discours qui renvoie à un collectif est
quasiment absent dans les cinq premiers entretiens. Il n'y a que Aude et Tomy
qui fassent implicitement référence à une
communitas lorsqu'ils évoquent pour l'une les « teufs
», pour l'autre les « potes ». Mais les deux en parlent au
passé comme pour marquer une rupture. Les liens qui les unissaient
à ce groupe, est réactivé par des pratiques liées
à cette communitas, dans un cadre précis qu'est
1 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du
temps, op. cit., p. 28
2 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger,
L'insertion des jeunes en France, op. cit., p. 114
3 Anne Marie Guillemard ; Vieillissement et exclusion ; in S.
Paugam (dir). ; L'exclusion, l'état des savoirs ; Pari;
Éditions La Découverte ; pp. 193-208.
celui du temps libre du week-end, mais qui n'est plus leur
réalité. La semaine est, pour eux, un temps
découpé, segmenté qui inclut temps enfermant et
enfermé, libre, privé, publique, mais indiscutablement
articulé au travail ou à la formation. Aude ne « tape
»jamais la semaine, Tomy ne « se met complètement minable
» qu'à l'occasion de cette réactivation du passé. De
plus, on entend dans leurs discours la nécessaire rupture biographique
que leur imposent les nouveaux autruis significatifs de leur groupe de
référence. Quant aux trois autres la question n'est même
pas pensable, il se font une discipline que d'être en quête du
Graal.
2. Le travail et le chômage, point de fuite et
perspectives
Comme précédemment décrit la question de
l'éthos du travail semble être au centre de notre
recherche en ce qu'elle présuppose une représentation
structurée du temps. En effet, la notion même
d'épanouissement relève d'une considération
hédoniste de l'existence mais aussi très benthamienne et donc en
cela inscrite dans le temps. Car si le Graal est une recherche de soi, il est
aussi et surtout la recherche du plaisir certain, long, durable dans lequel
s'intègre le travail et pas l'inverse. Les projets définis comme
ceux de Flore ou Julia sont porteurs d'une temporalité très
structurée, les étapes font preuve d'une stratégie presque
millimétrée qui les amènera, dans un avenir plus ou moins
éloigné, à l'état visé. Il n'est qu'à
regarder ce que chaque interviewé pense du travail pour comprendre qu'il
existe une réelle dichotomie quant aux aspirations et donc une
construction très différente des représentations de
l'avenir. Pour tous il est gage d'indépendance et procède du
cheminement vers le statut d'adulte. Mais pour les uns le travail quel qu'il
soit assure la subsistance, la fierté dirait Mohamed. Tandis que
d'autres n'ont pas de critère précis des conditions de travail
dans lesquelles ils souhaitent évoluer et peu de considération du
métier : vendeuse ou avocate, plomberie ou peinture, hygiène
industrielle, « j'm'en fous du moment que j'travaille ».
Leurs aspirations même financières rejoignent l'idée d'un
salaire de subsistance que serait le SMIC (indexé sur l'indice des prix
à la consommation et le pouvoir d'achat) même en rêve leurs
aspirations semblent sortir de «La Reproduction ». Joey cherche un
milieu « protégé » des rendements de la
productivité mais il considère en premier lieu l'aspect
subsistanciel du travail. « C'est pour bien manger et vivre sous un
toit. Ouais c'est ce qu'il y de plus important. » Même s'il
note que le rapport humain construit le plaisir de travailler.
Pour les autres le travail doit apporter, dans une acception
philosophique, la clé du bonheur en venant à bout de la
frustration. Autrement formulé par Julia : « je gagne pas beaucoup,
je le ressens que je peux pas faire tout ce que j'ai envie. » Le travail
doit en fait apporter sa contribution au projet de vie, il doit se fondre dans
un projet global qui allie plaisir et subsistance, épanouissement
personnel et ascension sociale. Julia ou Flore ont besoin d'argent pour
construire leur projet qu'il soit professionnel ou de vie. «
L'omniprésence du travail est telle qu'il ne peut pas ne pas trouver sa
place dans le projet de vie. ». Ce qui veut dire que
l'épanouissement comme but nécessite une expérience
temporelle considérable, il doit se construire à partir d'hier et
d'aujourd'hui comme d'aujourd'hui et de demain. La recherche de
l'épanouissement implique des horizons temporels dégagés.
Or, bien qu'il ne s'agisse que d'une expérimentation, notre
évaluation de l'expérience temporelle, montre un empan si
important qu'il permet tout de même de mesurer une distribution sociale
du temps. Il nous faudrait bien entendu approfondir la question pour affirmer
ce qui est ici proche d'une pré-notion. Il existe quoi qu'il en soit une
réelle différence de temporalités et de significations
accordées au travail, de l'éthos tel que nous l'avons
définit avec C. Lalived'Épinay. Pour Majid « Le travail,
il sert à passer le temps dans de bonnes conditions. Vu que tu as de
l'argent à la fin du mois et puis surtout tu fais quelque chose, parce
qu'aujourd'hui y en a tu leur donnes un agenda, y aura rien dedans, ils peuvent
rien mettre dedans. » Il réfère le travail à un
temps enfermant symboliser par l'agenda, outil de structuration de l'avenir
mais qui dans le discours marque une forte distinction entre ceux qui
pourraient le remplir au sens de l'emploi du temps et même ceux qui
sauraient l'utiliser pour s'orienter et les autres, ceux qui n'ont rien
à y inscrire et ceux qui ne sauraient pas s'organiser dessus. C'est dire
si « le travail et ses exigences continuent à organiser le temps
collectif, à assurer la dignité des individus et à
entretenir l'essentiel des échanges sociaux. »1. Se
posent alors la question de la transformation de l'éthos du
travail et des représentations du temps qui lui sont
inhérentes.
La transformation de l'ethos n'est pas si binaire que
nous l'avons laisser paraître. Il fut effectivement un temps où le
travail était de ces dialectiques marxistes qui estimaient d'un
côté les bourgeois qui en usaient ou abusaient pour leur ascension
sociale, de l'autre ceux et celles qui s'arrêtant devant le produit de
leur labeur s'exprimaient « on a fait du bon boulot ! ». Aujourd'hui,
le travail et ses valeurs subissent le poids de l'emploi et de ses
réalités. Et cette transformation s'inscrit en creux dans notre
histoire, celle de l'État Providence et plus encore celle de la
société salariale.
1 Dominique Schnapper, Travail et chômage, in Michel de
Coster, François Pichault, Traité de sociologie du travail,
op. cit, pp. 118-124, p. 120
L'État Providence, ainsi que nous l'avons vu, retient
l'idée de la solidarité comme système de gestion des
situations de non-travail et l'assurance comme technique de gestion de
l'accident. C'est dans cette structuration que l'individu est socialement
inventé. La fin de la guerre qui coïncide avec les Trente
Glorieuses, associe le travail à la sécurité sociale. Le
devoir de travailler donne dés lors accès à des droits et
s'enrichit ainsi d'une conception qu'avait déjà affirmée
lord Beveridge durant la Guerre : « la fin matérielle de toute
activité humaine est la consommation ; l'emploi est recherché
comme un moyen d'accroître la consommation ou d'augmenter les loisirs
».1 « On assiste alors à une quasi-mythologisation
d'un profil d'homme (et accessoirement de femme) efficace et dynamique,
libéré des archaïsmes, à la fois
décontracté et performant, gros consommateur de biens de
prestige, de vacances intelligentes et de voyages à l'étranger.
»2 Il est désormais admis que le travail soit un des
instruments au service de l'épanouissement et plus seulement celui de
droits sociaux. C'est le travail au travers du salaire qui construit le
possible épanouissement, peint dans la consommation de biens et de
services. Il s'agit comme W. Grossin le souligne, de gagner « dans un
temps de travail délimité et programmer [...] le moyen de jouir
d'une autre partie du temps de son existence que l'on appelle le temps libre,
ce qui veut dire que l'autre ne l'est pas »3. Les loisirs qui
occupent le temps libre sont, à la lecture de cette citation, les
principaux agents de l'épanouissent qui, comme nous l'avons vu, sont en
partie une construction méthodique de la socialisation et par ailleurs
socialement distribués. Cette transformation de l'éthos
du travail, perturbe considérablement les trajectoires sociales filiales
puisque se heurtent l'idée de devoir et l'envie d'épanouissement.
Ou plus précisément se heurtent, à des degrés qui
diffèrent selon la stratification sociale, la réalité
objective d'une société du risque perturbant les horizons
temporels, et la réalité subjective qu'est l'appréhension
individuelle du monde en tant que réalité sociale et signifiante.
« Cette appréhension ne résulte pas de créations
autonomes de signification par des individus isolés, mais commence quand
l'individu prend en charge le monde dans lequel les autres vivent
déjà. »4 En d'autres termes, selon les
trajectoires familiales, il nous serait donné de voir les niveaux de
transformation en cours et d'imaginer à partir de cela une
expérience temporelle en rapport avec cette conception du travail et
même de la vie et des périodes qui la segmentent.
Dans les entretiens, le discours des uns laisse imaginer que
le chômage, ou un déclassement, ne puisse être vécu
autrement que comme une transition ; et celui des autres,
1 Lord Beveridge, cité in, Christian Lalive
d'Épinay, Significations et valeurs du travail, op. cit., p.70
2 Robert Castel, Les métamorphoses de la question
sociale, op. cit., p. 586
3 William Grossin, La notion de cadre temporel, op. cit., p.16
4 Peter Berger, Thomas Luckmann, Construction sociale de la
réalité, op. cit., p. 224
plus fataliste, renvoie à
l'inéluctabilité comme unique perspective. Ce qui pour les
premiers se réfère tout à fait au processus d'insertion et
pour les seconds au processus de désaffiliation. Le non-travail
transitoire ou la précarité de leurs situations entament ainsi
plus ou moins leur capacité de projection. Nous pouvons à ce
niveau assurer que la jeunesse est une période qui nécessite une
orientation à multiples niveaux, et que la situation d'insertion vient
accentuer cette nécessité tout en brouillant les horizons par ce
qu'elle porte d'incertitudes.
Bien que la représentation du futur soit dans notre
recherche présentée sous l'égide d'un questionnement sur
les rêves ou d'une estimation indicative ou conditionnelle du futur
(quels sont tes rêves?, dans 10 ans comme tu penses que... ; dans 10 ans
comment tu voudrais que... ), les éléments de réponse
permettent de comprendre l'enjeu fondamental du rapport au temps dans des
situations d'insertion. Pour mieux comprendre cette affirmation il faut
entendre le choix sémantique du questionnement comme une double
volonté. La première suppose que la notion de projet traduit une
commande institutionnellement située qui conduit à une
réponse qui peut-être pré-formatée et la seconde
tente de saisir l'idéal comme la construction d'une
réalité subjective projetée qui, à travers son
réalisme, traduirait la perception de l'avenir.
A partir du discours des extrémités que
proposent le tableau relatif à l'expérience temporelle des
interviewés, établie à travers une démarche
expérimentale, nous pouvons tout de même mesurer cette perception.
Dans les cinq premiers entretiens il est frappant de voir que l'idée du
futur est quasiment identique qu'on en parle à l'indicatif ou au
conditionnel et même en rêves.
Julia -En fait je le vois calme et
posé tranquille mon futur. Mais peut être que ce sera pas
ça. - Justement est ce que tu as des rêves ?
Julia - Ouai je rêve d'avoir
trouver l'homme de ma vie.
- C'est ton rêve ultime ?
Julia - Je crois que mon autre
rêve ce serait de fonder une famille avec lui.
- Si je te parle de projet de vie ...
Julia - bah c'est
ça.
- Tu te vois comment dans dix ans ?
Flore -Dans dix ans, j'aurai
trente ans. Bah j'ai pas trop d'idée là dessus, parce que j'en
suis à me poser la question de est ce qu'un contexte familial ça
te dit ? Est ce que t'as envie d'être a deux ou trois ou quatre ? Est ce
que t'as envie d'enfant ? Est ce que t'as envie de te poser à un moment
donné ? Et c'est des choses auxquelles je peux pas répondre
maintenant. Dans 10 ans soit je serai complètement barrée dans ma
danse et j'aurai complètement laissé tombé le reste soit
finalement je
vais complètement changer d'optique, rencontrer un
jeune homme et j'en sais rien peut être que je décollerai de
ça ou je ferai les deux en même temps, j'en ai aucune idée.
Pour l'instant c'est une inconnue, dans dix ans je me projette pas la
dessus.
- Formulé autrement, comment tu voudrais être
dans 10 ans ?
Flore -Je voudrai bien être
sur scène et bouffer avec pour l'instant j'ai pas envie d'autre chose,
c'est clair !
- Tu as une vision de dans 10 ans?
Aude -Ouh la la, non.
- Et comment tu voudrais être?
Aude -Déjà, je
voudrai décrocher complètement de la came. Dans dix ans,
j'aimerai bien avoir un bébé, faire un enfant. Avoir un mec
plutôt cool et avoir un taf qui me plait, toujours dans l'animation. En
fait, je sais pas si je serai toujours dans l'anim', parce que peut être
que plus tard, je retournerai dans le social. Je sais pas encore. Mais, de
toutes façons, depuis toute petite, je me suis toujours dit que mon
métier, ça sera d'aider les gens. Donc, peut être que je
retournerai là dedans. Mais j'espère qu'à trente-quatre
ans j'aurai un enfant.
[..iAude
-Voyager! Mes rêves...Avoir un enfant. Ça, ça me touche
vachement, parce que j'ai pas mal de problèmes médicaux donc la
peur d'être stérile. Donc, avoir un enfant, c'est un de mes grand
rêve, de fonder une famille, d'être bien; de pas reproduire ce
putain de schéma dans ma famille qui s'est passé, le divorce,
toutes les séparations, tous les gamins seuls...je sais bien que c'est
impossible que tout se passe bien mais je voudrais que mon enfant puisse
bénéficier de son père et de sa mère. Et puis je
veux tout simplement m'épanouir dans mon métier. Voilà. De
base!
L'avenir est une source d'inspiration pour le présent.
Il structure le temps selon des données qui orientent l'action dans la
réalité, ce qui dans une acception meadienne revient à
parler de présent. C'est en quelques sortes la perception du futur qui
détermine, selon le degré d'incertitude qu'il porte, le type
d'action à mener pour prétendre tendre vers les objectifs et
même les finalités exprimés. Mais cela ne rend pas
entièrement compte de l'horizon temporel en tant que tel. Effectivement
il y a une structuration du temps qui permet d'organiser son présent
pour construire son avenir. Mais cela ne nous éclaire toujours sur
l'étendue des horizons.
Pour Ouarda, Joey et Nazira, la réalité se
rapproche d'un enfermement dans le présent. La seule projection possible
vient confirmer cette inéluctabilité de ne jamais rien devenir
d'autre. « Ils ont l'impression de suivre une inflexible trajectoire
d'échec social vécue comme un "destin" »1.
- Comment tu te vois dans dix ans?
Ouarda - Je me vois eremiste, je me
vois une cassos de merde. Je sais pas mais...
1 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du
temps, op. cit., p. 27
- Et comment tu te vois dans dix ans ?
Nazira - Je sais pas , comme
ça en train de tenir les murs...Mais non je rigole. mais non dans dix
ans j'aurai mon appart, j'aurai tout inch' allah. J'aurai tout tout
tout.
- Si c'était à toi d'écrire ta vie comme
tu voudrais qu'elle soit (silence)
Joey - je ferais en sorte que ce
soit beau (silence)
Et ce serait comment quelque chose de beau ? quand tu
l'imagines tu vois quoi?
Joey - je vois ce que je
suis.
- Mais tout à l'heure tu me parlais d'amour, tu me
disais « avoir une copine, une maison, que ce soit beau, aller au japon.
»
Joey - (silence) Je pense que c'est
dur d'imaginer le futur, on sait jamais ce qui peut arriver.
- Et toi qu'est ce que tu voudrais qu'il arrive ? on imagine
comme dans les histoires, une fée qui réalise un souhait : ta vie
dans dix ans
Joey - mmh...(silence)
Nous avons déjà vu combien les rêves
pouvaient être des contes de fée qui permettent de tout imaginer,
même l'inimaginable. Ouarda en Egypte, Nazira à Cannes.
- Et tes rêves c'est quoi ?
Joey - j'en ai deux (silence) le
premier c'est depuis tout petit jusqu'à maintenant, c'est être
pilote de chasse dans l'armée. c'est (silence)
- Et ton autre rêve ?
Joey - Mon deuxième c'est
d'aller au japon.
On peut constater que l'absence de perspective rend le futur
encore plus illusoire parce qu'il n'a pas de sens. Nos pourrions à ce
titre tenter une approche plus opératoire des discours en mobilisant
deux concepts du futur, la prévision et le projet. Nous retiendrons pour
cela les définitions que J.P. Boutinet en fait. « La
prévision profile avec un certain degré de probabilité en
état futur vraisemblable, alors que le projet cherche à
positionner l'individu ou le groupe par rapport à cet état.
»1 Fort de cela, il serait tentant de construire deux
catégories : une première qui prévoit son futur comme un
continuum social, et une seconde qui par le projet entend transformer
son statut, sa place, son rôle. Mais ce serait omettre que «le
projet le plus individuel n'est jamais qu'un aspect des espérances
statistiques qui sont attachées à la classe. »2
Il faut par là entendre que le projet induit la prévision. Le
vraisemblable futur tenant dans la perception que l'on a de la
réalité, il est alors évident que
1 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du Projet , op.
cit., p. 76
2 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit., p. 70
l'intériorisation de la réalité devienne
le point d'ancrage du projet. A ce titre l'auteur pense que le recours au
projet est symptomatique, car selon lui « il exprime une crise profonde de
la temporalité du futur et un repli sur la temporalité du moment
présent. Le futur n'étant plus crédible ni accessible par
l'une ou l'autre forme de prévision, nous nous replions sur le moment
présent en bricolant l'un ou l'autre projet. »1 Il
apparaît que le projet joue dans cette perspective un rôle
fondamental puisqu'il est le sens donné au présent. Mais si on
peut concevoir que chacun se replie sur le présent, il est plus
délicat de penser que chacun puisse bricoler son projet. L'oreintation
est à cet effet un exemple des plus parlant.
3. L'orientation dans l'univers des possibles
Nous ne ferons pas ici une approche historique de
l'école mais nous pencherons sur la structuration de la scolarité
selon la norme temporelle du projet qu'impose l'orientation scolaire. Il est
d'abord notable que plus de la moitié du public touché par les
missions locales et PAIO est sorti de l'école sans diplôme. Avant
d'aller plus loin nous retiendrons de l'expression « sans qualification
» l'acception française qui consiste à « se
référer explicitement et distinctement aux populations, d'une
part sans CAP, BEP ni baccalauréat et, d'autre part, ayant
arrêté avant la dernière année d'un CAP ou BEP.
»2 Un rapport ministériel de 2005 fait apparaître
nombre de facteurs de cette rupture avec le système scolaire avant
l'obtention d'une qualification. On y lit des causes externes au système
éducatif (social, économique, psychologique, etc.) et des cause
internes qui se réfèrent à deux types, l'un lié
« aux capacités d'apprentissage ou à la « motivation
» des élèves » l'autre lié au système. Le
premier entend les difficulté cognitives ainsi que « le
résultat d'une orientation par l'échec ou par défaut
»3 et l'absence de projet personnel et professionnel. Le second
corrobore le premier puisqu'il entend bien évidemment les effets de
structure (pédagogie, publics, etc) mais surtout l'orientation comme
« facteur d'abandon ultérieur le plus fréquemment
évoqué »4. Si l'on regarde les chiffres du
réseau ML.PAIO, on constate que sur 52% des jeunes gens accueillis, les
jeunes de niveau IV non diplômés ne représentent
qu'à peine 10%. Non que ce taux ne soit pas déjà trop
important, mais il est à considérer l'orientation et ses effets
surtout du côté professionnel, car c'est dans ses
1 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du Projet , op.
cit., p. 76
2 Sorties sans qualification , Rapport
ministériel n° 2005-074, Juin 2005, p. 5
3 Sorties sans qualification , Rapport
ministériel n° 2005-074, Juin 2005, p. 22
4 Ibid.
enseignements que la rupture scolaire apparaît comme la
plus importante. Ce qui révèle au minimum la question de
l'appétence de l'élève orienté avec ou sans son
accord.
Nous rejoignions Francis Vergne, conseiller
d'orientation-psychologue, qui assure que l'orientation est une
réalité double puisqu'elle touche au champs scolaire et
professionnel. « L'orientation scolaire renvoie alors à une gestion
des flux d'élèves dans l'institution tandis que l'orientation
professionnelle renvoie à la répartition et au placement final
des jeunes dans les divers emplois. »1 Dans les deux cas,
l'orientation qui a suivi la construction sociale de l'individu, singulier,
unique, particulier, l'invite à s'orienter et plus
précisément à construire son projet personnel. Pourtant
« dans une conception libérale de l'éducation, l'orientation
ne serait qu'adaptation et conformation à un environnement incertain,
incitation à entretenir tout au long de la vie son employabilité,
confection d'un porte-feuille de compétences à placer le plus
judicieusement possible dans le grand monopoly de l'insertion
professionnelle. »2 Cela rappelle de près
l'habitus entrepreneurial de G. Mauger déjà
évoqué. Dans tous les cas, la définition d'un projet
recouvre l'appréhension de l'avenir au regard du présent donc la
prévision, qui correspond dans une certaine mesure à la
construction de soi en ce qu'elle vient préciser
l'intériorisation de la réalité objective. Tout cela
implique un haut niveau de synthèse comme le dirait N. Élias.
Mais elle recouvre aussi la nécessité de se situer entre «
les contraintes et pesanteurs du réel et les libertés de
l'imaginaire »3. Rappelons-nous des rêves de chacun. Il
est en fait question de ce que P. Berger et T. Luckmann développent dans
leur théorie en situant le processus de socialisation aussi dans une
dialectique « entre l'identification avec les autres et
l'auto-identification, entre l'identité objectivement attribuée
et subjectivement appropriée. »4 Cette équilibre
précaire tend à définir un rapport plus ou moins libre au
temps, c'est-à-dire une capacité à « espérer
» qui nivelle l'univers des possibles.
Une étude de J.P. Boutinet de 19805 rendait
accessible cette notion à travers une opposition forte entre les
élèves qui avaient un projet scolaire et ceux qui n'en n'avaient
pas, les premiers étant ceux qui par ailleurs réussissaient
à l'école et se trouvaient dans des filières très
valorisées. Nous revenons ici sur les conditions sociales de
l'expérience temporelle et donc la représentation que les
individus se font de leur réalité en tant qu'univers de
possibles. Nous avons vu combien la précarité réduisait
l'horizon temporel. Les représentations de l'avenir qui sont une forme
de prévision, parfois fatalistes, du futur,
1 Francis Vergne, L'avenir n'est pas à vendre,
Édition Nouveaux Regards, Paris, 2005, p. 59
2 Ibid., p. 8
3 Francis Vergne, L'avenir n'est pas à vendre,
op.cit., p. 163
4 Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la
réalité, op. cit. , p. 227
5 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du Projet , op.
cit.
sont une partie de l'horizon temporel.
Cette idée est confortée dans celle du projet
professionnel, souvent plus précis, des élèves qui
réussissent moins bien à l'école. L'injonction à ne
pas être exclus oblige à trouver sa voie, ce qui traduit une
orientation contrainte au gré des exigences sociales, alors que pour
ceux qui ont un projet scolaire il n'est nul besoin de projet professionnel, du
moins à partir du moment où il évite les filières
professionnelles. Aussi lorsque J.P. Boutinet suppose la projection plus
précise pour les niveaux scolaires plus faibles, il renvoie non-pas
à la réalité subjective mais à une
réalité objective. Rappelons-nous encore les rêves de
chacun des interviewés. Ils représentent bien l'idée de la
définition d'un projet personnel, les uns sont dans « les
contraintes et pesanteurs du réel » les autres dans les «
libertés de l'imaginaire », et pour les derniers ils sont à
la croisée de ces deux chemins et sont peut-être à ce titre
les plus « insérables ». On comprendra alors la
difficulté relative, pour les professionnels de l'insertion à
construire un projet et pour les usagers à reconnaître leur
utilité.
On trouve par exemple un discours très valorisant chez
Flore, Tomy ou Aude qui se présentent aux professionnels avec un projet
et qui ne demandent qu'un accompagnement.
Tomy - Et sinon j'ai demandé
à... c'est une démarche auprès de Mission Locale, tout en
même temps j'ai essayé de voir avec le Assedic, j'ai eu des droits
et ça s'est joué à pas grand chose en fait. J'ai eu juste
avant la formation et c'est ce qui m'a permis de faire la formation. Et ...
ouais Mission Locale, franchement super.
Aude - Donc sur le coté
professionnelle, elle [professionnelle PAIO] a réussi à me
dépatouiller de ce que j'avais comme idée et de les mettre en
place. Elle a réussi elle à m'aider pour les mettre en
place.
Dans le cas de Mélanie qui ne s'autorise pas à
construire l'avenir autrement qu'ancrée dans une réalité
objective, cet accompagnement est différent mais trouve un écho
dans la mesure où les effets d'une socialisation secondaire (la
plomberie) constitue à son niveau un univers de possibles qu'elle tente
de rationaliser auprès de la Mission Locale. Rappellonsnous son discours
à ce propos qui valorisait un « travail sur elle » pour
définir son projet
- Par rapport à ton parcours, tu m'as dit que tu
avais galéré, etc, tu m'as dit que tu avais une
conseillère puisque tu étais en contact avec une mission locale.
qu'est ce que tu pense de tout ça ? Mélanie -
C'est super parce que ça permet aux jeunes de découvrir
différents métiers. Mais bon les choix sont pas terribles. Parce
que je vois l'ancienne équipe, c'était pas super. Maintenant pour
moi je trouve ça bien parce que ça m'a appris, même si j'en
connaissais un petit peu, ça m'a permis d'apprendre la peinture. Comment
faire çi, comment faire ça. Mais après [inaudible]
- Et les gens que tu as rencontré dans tout ton
parcours, à la mission locale, à l'ANPE, etc, qu'est ce
que tu en penses ?
Ce discours proche de l'idéal-type, nous
intéresse doublement. D'abord parce qu'il illustre bien la notion
d'espérances statistiques rattachée à un groupe
d'appartenance que propose P. Bourdieu en même temps que l'idée
selon laquelle « l'individu devient ce que les autruis significatifs lui
demandent. »1 Ensuite parce qu'il rend hommage aux
professionnels qui ont cette vertu de mobiliser l'individu à partir de
ce qu'il est.
Par contre si le regard se porte sur les discours de Ouarda,
Mohamed, Nazira et Joey qui n'ont pas de projet professionnel au sens où
nous l'avons entendu, la Mission Locale semble inopérante. Nazira s'y
est d'ailleurs selon ses propres termes « embrouyée ».
Ouarda - La mission locale? Je
me demande pourquoi ça existe. Parce qu'ils te disent qu'ils cherchent
du travail et ils cherchent pas de travail. Tu trouves un truc et ils te disent
non. C'est pour ça que moi je me suis pris la tête avec eux. Je
suis inscrite nul part maintenant, ni à l'Assedic, ni à l'Anpe ni
à la mission locale. Voilà comme ça c'est clair.
- Et si tu pouvais t'adresser à tout ce monde
là, s'ils étaient tout en face de toi, qu'est ce que tu leur
dirais?
Ouarda - Je leur dirai que vous
êtes bonnes à rien, que quand on veut faire quelque chose, vous
nous dites non. Et puis il y a quoi encore ? Par exemple c'est vrai, moi j'ai
pas envie de faire un truc, eux ils vont me proposer un truc que j'ai pas envie
de faire, je le fais pas. C'est comme avant que je parte en Amérique je
devais faire, je voulais faire avec les personnes âgées, elle m'a
mis dans un truc, elle m'a mis dans des cours. En plus c'était
même pas rémunéré, j'ai dit j'y vais pas moi. Elle
m'a dit « si faut que tu ailles là, c'est bien ». J'ai dit
« non ». Moi je m'en fous de l'école, pour l'instant c'est pas
ce que j'ai envie de faire. Ils ont vraiment... ils sont bêtes. Tu
galères des années et des années, je vois des gens
ça fait des années qu'ils vont à l'Anpe, des gens qui sont
toujours au même stade, ils ont même pas de travail. Et des gens
qui sont inscrits deux ou trois mois à l'Anpe et qui ont
déjà du travail. C'est vraiment bête, mais bon... C'est
comme ma copine, par exemple... elle sort de prison alors tous les gens, les
gens ils la jettent comme ça dehors dans la nature, sans insertion, sans
lui trouver un travail. C'est vas-y que je te laisse dehors, sans te trouver un
travail, tu te démerdes pour trouver un travail toute seule. Il les
jettent comme ça les gens.
- Et la mission locale tu l'as découvert comment
?
Joey - heu (silence) moi je
préfère oublié le passé, je suis pas du genre
(silence) je préfère oublié le passé quoi.
Mohamed - Par exemple au niveau
de la mission locale le problème c'est que la mission locale ils ont
pas de vrais boulots. Ils ont toujours des formations des petits... je sais pas
mais depuis que je
1 Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de
la réalité, op. cit. , p. 227
vais à la mission locale depuis l'âge de
dix-sept ans à là, maintenant j'y vais plus parce que...pfuiiit,
ça sert à rien ils ont rien, des formations et des fois ils ont
des missions sur de chantier CAE, il sont pas grand chose. Ils disent aux
jeunes d'écrire des lettres de motivation, ils leur donnent des billes
et combien de personnes vont écrire ? Peut-être mille et ils
retiendront une ou deux candidatures.
Donc ils font espérer un peu les jeunes parce que d'un
côté ils sont obligés d'avoir un quotat. - Et toi ça
t'a servi à rien ?
Mohamed - Si ça m'a servi
une ou deux fois. Mais je sais que j'allais pas rester à vie là
bas parce que plus les années passent et moins t'as de chance de trouver
quelque chose. Moi j'ai trouvé le chantier ces avec eux et le chantier
Sénégal avec la sauvegarde et la mission locale. Deux fois en..
et aussi une fois une formation. C'était une formation défi sport
solidarité, une formation... on s'est retrouvé tous avec des
jeunes qu'étaient au chômage depuis un ou deux ans. En fait
c'était pour dire que le pourcentage il a baissé en France du
chômage. On parlait de notre situation voilà, on se disait qu'on
était pas les seuls à être au chômage. Mais toujours
beaucoup plus de jeunes.
Ce refus catégorique de l'institution ne l'est pas
tant, qu'on puisse imaginer un chômage total, puisqu'ils sont tous les
quatre accompagnés par l'équipe éducative de la
Sauvegarde. Ainsi il ne s'agit pas d'un refus institutionnel ou de
l'institutionnel mais d'une impossibilité pour les professionnels de la
Mission Locale d'accompagner ce qui n'existe pas, un projet ; et pour les
jeunes d'un manque évident d'appétence pour un fonction et d'une
recherche axée sur l'immédiateté de la réponse, un
travail. Cela renvoie à l'échec cuisant de leur orientation,
aucun ne souhaitant continuer dans sa branche.
Le projet comme outil pédagogique, lui-même
construit dans une culture du projet, induit un équipement cognitif et
une expérience temporelle qui s'inscrivent dans une trajectoire
qu'emprunte l'habitus, c'est-à-dire « la pente de la
trajectoire sociale de la lignée »1. Celui-ci dotant les
individus de capacités à lutter contre les vicissitudes du futur
ou même dans certains cas l'absence de futur. Selon S. Aquatias, les
jeunes [il se réfère à son enquête auprès de
jeunes qui habitent les grandes citées] ne croient plus au sacrifice du
temps, passé à étudier ou à travailler,
probablement parce que les exemples des générations de parents ou
de frères aînés montrent assez la vacuité de tels
investissement. »2. Il faut modérer ce propos à
deux niveaux. Un premier qui doit ne pas considérer le sacrifice du
temps comme une lecture simple de l'analyse du passé des autres pour
construire son présent ; et le second qui doit estimer l'analyse de son
présent dans la construction de la représentation de l'avenir.
Car si l'auteur se réfère au passé des uns (les grands...)
pour évoquer le présent des autres, nous avons choisi de notre
côté de provoquer le contraire en demandant aux interviewés
de s'adresser aux générations futures, et convoquer de la sorte
une analyse au sens de la synthèse qui rend par ailleurs compte de la
place accordée à
1 Pierre Bourdieu, cité in, Claude Dubar, La
socialisation, op. cit., p. 71
2 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du
temps, op. cit., p. 28
l'école dans des espaces où on la dit souvent
vaine.
- Et aux gamins tu leurs dirais quoi, aux petits ?
Nazira - Je leur dirai de
travailler, de pas faire de conneries.
- De travailler ? comment ça travailler?
Nazira - De travailler, de pas
faire de bêtises comme nous.
- Travailler ? parce que eux ils ont encore à
l'école.
Nazira - Ouai mais après, de
passer votre diplôme et d'aller jusqu'au bac, à la fac...je sais
pas. - Tu y crois à la fac, au bac, aux diplômes et tout ça
?
Nazira - Pour qui ?
- Pour eux
Nazira - oui. Oui il y en
a.
- Oui mais est ce que tu penses que ça sert
aujourd'hui?
Nazira - Ouai mais non ! Je
crois pas. Ils arrêtent l'école tôt maintenant. Il y a plein
de monde aux G, qui ont dix-sept, dix-huit ans, ils ont tous
arrêté l'école, ils sont tous au quartier. Tout le monde a
arrêté l'école, il y a trop de chômeurs en ce
moment.
- Et toi tu voudrais qu'ils continuent l'école
?
Nazira - Ouai, sinon après
ça leur incite à faire des conneries.
- Tu en connais qui vont encore à l'école
?
Nazira - Ouai.
- Et alors qu'est ce que ça change entre ceux qui y
vont et ceux qui n'y vont plus ?
Nazira - Ceux qui vont à
l'école ils apprennent et ceux qui restent ici ils vendent du shit, ou
je sais pas quoi, ils font des conneries.
- Je voudrais que tu adresses un message aux plus jeunes que
toi. tu leurs dirais quoi aux gamins ? Ouarda - Je leur dit :
« surtout n'arrêtez pas les cours, continuez. »
Pourquoi ?
Ouarda - Parce que franchement
au lieu de galèrer dans la rue à rien faire, aller en cours c'est
mieux. Moi je préfère mieux, par exemple le matin aller en cours,
que de galérer dans la rue. Et surtout je leur dit ne vous inscrivez pas
à l'Anpe, ni aux Assedic, ça sert à rien.
- Dans tout ce que tu m'as raconté, un peu de ta vie.
ça a été quoi ta période
préférée ?
Ouarda - (silence)... quand
j'étais petite, j'allais à l'école, j'avais ma famille, ma
mère, mon père... heu mon beau-père, mon frère, mes
soeur. Voilà.
Joey - Parce que moi quand
j'étais petit, on m'a rien dit, on m'a même pas aidé. Moi
j'ai fait comme les autres. Hop! je me barre de l'école et là je
suis en pleine galère maintenant. Depuis longtemps et (silence)
- Pour toi l'école c'est important ?
Joey - ouais, parce que c'est
grâce à l'école qu'on apprend des trucs. C'est pas dans la
rue. C'est dans l'école qu'ils t'apprennent des choses qui sont
utiles.
- Tu voudrais y retourner aujourd'hui ?
Joey - Oui pour apprendre les
trucs que j'ai pas pu apprendre et que j'ai loupé. J'aurai bien
aimé les apprendre pour que je sois quelqu'un d'autre
intérieurement, dans l'intelligence. Parce que quand tu apprends des
choses c'est comme si tu étais devenu plus intelligent que un autre qui
apprend rien. Et ça en plus apprendre des nouvelles choses et de t'en
souvenir et de t'en servir, cette intelligence t'es fier grâce à
ça. Tu dis moi je suis pas comme les autres, j'ai réussi à
faire ça, je me suis souvenu, je peux le faire, je peux l'apprendre
à quelqu'un. Parce que après quand t'as rien appris tu peux pas
apprendre à quelqu'un d'autre, ce que t'a pas appris. Parce que
ça c'est quelque chose qui est bien, d'apprendre aux gens la
connaissance que t'as eu, ça c'est quelque chose de merveilleux. Parce
que ton intelligence si tu la donnes à d'autres, l'autre il peut s'en
servir et la donner à quelqu'un. Ça (silence).
L'école ne peut être vaine au regard d'un
discours qui la positionne comme la seule institution proposant un réel
univers de possibles. Bien sûr il leur semble si tard pour eux que plus
rien ne paraît possible en ce sens. Pourtant l'éducation tout au
long de la vie, bien que détrônée par la libérale et
nécessaire formation tout au long de la vie, constitue un levier
considérable de la socialisation qui doit être entendue comme un
continuum évolutif. L'avenir porte en son sein le dessein de
l'insertion, le droit à l'espérance de devenir autre chose que ce
qui est demandé.
Le rapport au temps paraît donc être une
construction lente opérée dans l'expériencialité de
la trajectoire individuelle et familiale. Ce qui pose évidemment la
question de la stratification sociale de l'expérience temporelle. Car si
le temps suit les transformations sociales, les révolutions culturelles,
il suit aussi le cheminement des inégalités sociales. Il nous
faudrait bien sûr nous interroger sur ce que suppose une stratification
sociale du temps dans la construction d'une représentation de l'avenir
et pour prétendre à une éventuelle analyse en la
matière, pouvoir accéder à la trajectoire familiale. Mais
nous n'avions pas, à l'époque de notre enquête, imaginer un
cadrage en ce sens. Aussi l'hypothèse d'un habitus temporel
conservera son statut en attendant de prochains travaux sur la question.
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