Conclusion
La division du travail social a participé d'une
nouvelle temporalité, au sens du niveau de synthèse de
l'individu, puisqu'il a détaché son activité de l'effet de
la production, a différé cette production et appris à
vivre le temps abstrait du calcul. Ce qui fut un temps enfermé
appuyé sur l'activité construite sur des horizons temporels
calqués aux cycles naturels, devint à travers la
spécialisation, le morcellement des tâches, un futur médiat
et abstrait qui devait assurer la productivité dans une économie
globale où le temps enfermé est réservé au temps
libre. En d'autres termes, le salarié qui vit un temps enfermant,
entendu comme ce qui fait aujourd'hui office d'autrui
généralisé dans la société salariale, a
perdu de vue le sens de l'activité en lui imputant une valeur
économique, ce qui lui permet hors travail de vivre un temps
enfermé. C'est donc dans une certaine mesure qu'il construit son
autonomie temporelle dans le seul cadre du temps libre. C'est à dire une
capacité individuelle à vivre le temps enfermé aux
côtés d'un temps enfermant.
En parallèle, la valeur économique du travail
pourfend sa valeur sociale dans la transformation de son éthos.
La proximité filiale de l'éthos rural
pré-capitaliste favoriserait alors une temporalité qui s'inscrit
dans « l'à venir » ; tandis qu'une trajectoire familiale
très ancrée dans l'industrialisation renverrait à un
habitus de « l'avenir ». Les parents qui ont quitté leur
village natal, souvent de milieu rural, à une époque où
l'agriculture revêtait un éthos du devoir qui
réunissait social et subsistanciel, n'ont pu que transmettre au moins en
partie un habitus temporel conséquent à celui que leur
socialisation a opéré. D'un autre côté les parents
salariés de l'industrie, enfants de la tertiarisation qui ont vu se
transformer le devoir en épanouissement, ont eux transmis un habitus
plus contemporain. Nous pouvons par là inférer au nouvel
éthos du travail la primeur de la temporalité «
postmoderne » qui entreprend d'amasser des « capitaux » pour se
prémunir face à l'incertitude.
Le processus en cours de cette transformation amène
chacun à construire le temps au travers son expérience propre,
celle de sa famille, mais aussi et de plus en plus à partir d'outils qui
prolongent l'individualisme jusque dans le rapport que chacun entretient avec
le temps. De l'orientation à l'agenda, il ne s'agit que de structurer le
temps de sorte de le manipuler à son gré. Cette
nécessité devient obligation dans des périodes
gorgées
d'incertitudes. Hier on reconduisait le temps dans un
éternel retour à zéro, le temps cosmogonique. Aujourd'hui
le futur est devenu un risque qui s'est développé au fur et
à mesure qu'ont disparu ces espaces et que se sont
développées la technologie et les sciences. « On ne sait
jamais de quoi demain sera fait », « il faut se préparer au
pire » sont les signes de l'intériorisation de ce risque. La
condition socio-économique liée au marché
économique mondial a rendu toute prévision impossible et cette
incertitude globale ne fait que se renforcer aux convenances des conditions
sociales du temps. La précarité et la marge sont de ces
conditions sociales qui accentuent ce phénomène. Toute
liminarité devient alors le berceau d'un horizon brouillé.
L'insertion et la jeunesse sont deux dénominateurs
communs de la liminarité, l'un privant du statut social lié au
travail, l'autre privant du statut social lié à la construction
d'une vie idéal-typique d'adulte. Dans les deux cas la question de la
socialisation est centrale, bien que la seconde englobe la première. Une
société déritualisée se pose nécessairement
la question l'intériorisation de la réalité objective.
Puisque le rite ancestrale assurait cette fonction, et que les rites
contemporains qui subsistent tiennent davantage à la mise en exergue des
limites qui séparent les uns des autres, on se réfère
aujourd'hui à la socialisation pour identifier «
l'intériorisation de la structure sociale »1, à
l'intérieur de laquelle demeurent pourtant des statuts sociaux qui
renvoient à la liminarité. L'insertion est de ce point de vue un
temps social émergent appuyé sur la structure du rite de passage.
Mais plus encore l'insertion est fondamentalement construite comme un rite tel
que définit par A. V. Gennep puisqu'elle intègre les trois
phases, la séparation avec l'enfance symbolisée par
l'école, la marge du chômage et l'agrégation au groupe des
travailleurs. Cependant l'insertion n'est pas un rite de passage, entre autre
parce qu'elle ne garantit pas à toutes et à tous
l'agrégation. L'idée de cohorte, chère au dispositifs
d'évaluation des politiques d'insertion, permet d'identifier cette
affirmation. Tandis que dans le rite, les trois phases sont vécues par
des cohortes socialement définies, de la séparation à
l'agrégation, c'est le groupe dans son entier qui est concerné ;
dans l'insertion on peut retrouver la cohorte dans les deux premières
phases et la voir disparaître dans la troisième, située
socialement par la rupture avec le milieu scolaire, les membres ne seront pas
tous agrégés au groupe des travailleurs en même temps. Il
est à ce titre convenable d'imputer une valeur symbolique à
l'insertion, puisqu'elle permet dans sa phase ultime de distinguer les
insérés des insérables et à terme pour les premiers
d'accéder à l'état visé qui correspond en toutes
choses à un projet d'insertion.
Mais c'est plus au coeur de la liminarité de cette
période liminaire que se vit la
1 Peter Berger, Thomas Luckmann, Construction sociale de la
réalité, op. cit., p. 270
situation la plus proche des rites de passage. Car c'est par
le prolongement de cette liminarité que se créent les
communitas, marques des phénomènes rituels qui
instituent la non-structure comme référence symbolique. Il n'est
pas question d'admettre des notions comportementales du rite à la
communitas mais de saisir la question de la marge et ses effets sur la
construction de l'avenir. Cet espace social ne permet aucune structure qui soit
« enracinée dans le passé et se déploie dans le futur
»1, elle appartient au présent et l'est.
Puisque le présent devient le moment
privilégié de demain par le jeu de l'orientation et du calcul
prévisionnel, il y a tout intérêt à positionner le
présentisme de la communitas comme une forme de
temporalité pathologique. E. Durkheim disait, dans son analogie
organique du tout social, de la pathologie qu'elle était « un
précieux auxiliaire de la physiologie »2 en ce qu'elle
permettait de situer ce qu'il appelait l'état normal et que d'autres
appellent l'ordre social. Cette déviance ramène à la
« socialisation ratée comprise en terme d'asymétrie
complète entre la réalité objective et subjective
»3 à laquelle nous n'avons aucunement fait
référence et qui pourtant apporte au débat une dimension
opératoire. Mais évaluer le degré de symétrie
aurait nécessité une approche sociopsychologique que les auteurs
eux-mêmes n'ont pu faire. Aussi nous nous limitons ici à convenir
d'une réalité objective qui impose un haut degré de
synthèse comme préalable à l'orientation, et dont tout le
monde ne peut se targuer de disposer. C'est dans cette acception qu'il nous
faut comprendre la valeur thérapeutique des situations d'insertion.
Il est à ce niveau de la recherche évident de
répondre de façon très fermée et surtout
négative : non l'insertion n'a rien de thérapeutique. Seulement
il nous faut une fois encore modérer la forme catégorique du
propos. Bien sûr, il est chez les jeunes en général un
certain présentisme qui perturbe l'expérience temporelle de la
socialisation. On distingue traditionnellement à ce titre, ceux et
celles dont l'enfance a permis l'intériorisation progessive de la
maitrise du temps, des autres. En revanche on ne distingue pas les effets d'une
éventuelle socialisation secondaire qui pourtant regorgent d'espaces
intermédiaires souvent porteurs d'avenir. L'insertion est bel et bien
cette phase transitoire entre deux temps sociaux intériorisés en
tant que processus de l'existence (enfance) ou état visé
(adulte), mais elle est aussi un passage au sens du choix d'orientation qui
doit présenter tous les éléments constitutifs de
l'état visé. C'est pourquoi il n'est pas entendu que l'insertion
soit fondamentalement une action correctrice, si on la conçoit comme un
temps social émergent qui permet aux mieux équipés face au
futur, de prendre le temps de s'orienter. Ceci supposant une distribution
sociale des horizons qui traduirait en creux une
1 Victor. W. Turner, Le phénomène rituel, op. cit.,
p. 112
2 Emile Durkheim; De la division du travail social:
livre II; op.cit; p. 101
3 Peter Berger, Thomas Luckmann, Construction sociale de la
réalité, op. cit., p. 271
insertion choisie et une insertion subie.
Pour le premier cas, les politiques et les professionnels de
l'insertion satisferaient aux besoins d'acompagnement dans la construction
d'une représentaion de l'avenir. D'autant plus qu'il y aurait
convergence des réalités subjectives. En effet la volonté
affirmée par les uns et les autres articulant travail et
épanouissement inscrit de fait chaque acteur dans une logique de
projection rendue possible en amont de la situation d'insertion que vivent les
jeunes. Ce qui amène à une insertion planifée dans
laquelle l'absence de travail nourrit temporairement le projet d'une situation
circonscrite dans le « projet vocationnel de l'adulte »1 ,
c'est-à-dire comment ils entendent se réaliser en tant qu'adulte
au sein de leur travail, de leur famille et de leurs activités
collatérales.
Pour le second cas, ce n'est pas la situation sociale mais la
politique sociale, réifiée dans des dispositifs qui sont
perçus « comme des appareils disciplinaires dont la fonction
essentielle est de calmer le jobard »2, qui est une
forme d'intervention correctrice ne visant que des publics particuliers. Le
recours à la pédagogie de projet ne fait à ce titre
qu'introduire de façon très claire la pathologie temporelle
à travers l'incapacité dévoilée à se
représenter l'avenir autrement que comme un autre présent. Ceci
pose en fond la capacité des professionnels à lire au sein des
discours « les paroles et les regards sur l'avenir comme engagement et
projection, façon de s'orienter parmi les choses et les êtres,
indices d'une intelligibilité à l'état naissant.
»3 Ainsi réaliser un film, devenir pilote, avocate, ne
sont peut-être pas des rêves dénués de
représentation de l'avenir. Chacun de ces rêves comporte un
environnement qui pour peu qu'on l'entende porte un projet.
L'aéronautique, la justice ou le cinéma ne sont pas
dépourvus de possibles au point qu'on en refuse l'accès aux plus
démunis. Notre propos ne vise pas l'accessibilité de toutes et
tous au pilotage d'avion, au barreau ou au film d'auteur, il réaffirme
juste que l'orientation temporelle est affaire d'éducation et
d'espérance.
En conclusion de cette recherche nous pouvons affirmer que
l'insertion, qui nécessite pour les jeunes une sorte d'aculturation
administrative suggérée par la représentaion temporelle
qu'ils peuvent avoir des procédures, doit être pour eux un espace
de construction ou de co-construction d'une représentation de l'avenir,
dans lequel les professionnels ne peuvent faire l'économie de la
considération de l'expérience temporelle individuelle s'ils
veulent pouvoir recourir au projet comme outil pédagogique producteur de
libertés.
1 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, op.
cit., p. 84
2 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger,
L'insertion des jeunes en France, op. cit., p. 107
3 Francis Vergne, L'avenir n'est pas à vendre, op. cit.,
p. 163
Notre approche des processus à travers les temps a
participé de la désignation d'un temps propre à ce segment
de vie qu'est la jeunesse au sortir de l'école, mais il nous faut encore
insister sur ce temps qui n'a d'unique que son appelation officielle et qui
réduit considérablement la compréhension de l'insertion
comme un phénomène temporel propre mais polymorphe. Ce qui
suppose que sur le plan scientifique, cette recherche est insuffisante face
à la multitude de pistes ouvertes, mais elle nous a permis d'attirer
plus particulièrement notre attention sur la notion d'habitus
temporel. Nous avons vu que l'habitus pouvait seoir à
l'étude de la construction des temporalités du fait entre autre
qu'une part de ces dernières semblait fonctionner comme « des
principes générateurs et organisateurs de pratiques et de
représentations »1.
« S'il n'est aucunement exclu que les réponses
de l'habitus s'accompagnent d'un calcul stratégique tendant à
réaliser sur le mode conscient l'opération que l'habitus
réalise sur un autre mode, à savoir une estimation des chances
supposant la transformation de l'effet passé en objectif
escompté, il reste qu'elles se définissent d'abord dans des
potentialités objectives, immédiatement inscrites dans le
présent, choses à faire ou à ne pas faire, à dire
ou à ne pas dire, par rapport à un à venir probable qui,
à l'oppposé du futur comme possibilité absolue sens de
Hegel, projetée par le projet pur d'une liberté négative,
se propose avec une urgence et une prétention à exister excluant
la délibération. »2
Le cadre de l'habitus pose en ce sens une double
temporalité à l'habitus temporel, celle de
l'intériorisation liée à l'expériencialité,
et celle de la construction stratégique qui évoque la
possibilité d'une temporalité, héritée, enrichie et
transmissible.
Voici qui augure pour le futur mille et une recherches sur la
construction du temps et sa transmission.
Ce qui nous est donné aujourd'hui et dont nous
héritons pour parler du temps se limite en un comptage
effréné du nombre d'années, celles vécues, celles
à vivre, qui censées nous situer, nous ont souvent prostré
face au passé et fait languir devant l'avenir.
« Comme l'eau du fleuve ou le vent du
désert, Un nouveau jour s'enfuit de mon existence... Le chagrin ne
fit jamais languir ma pensée, à propos de deux jours : Celui
qui n'est pas encore, celui qui est passé. »
Ômar Khayyãm, Quatrains
1 Pierre Bourdieu , Le sens Pratique, les
Éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 88
2 Ibid., p. 89
Liste des tableaux
Tableau 1. Évolution des droits à
indemnisation d'un demandeur d'emploi de moins de 50 ans, avec un salaire
référence égal au SMIC 27
Tableau 2 . Évolution de la durée
d'indemnisation d'un demandeur d'emploi de moins de 50 ans, ayant un salaire de
référence égal au SMIC 27
Tableau 3. Les bénéficiaires du RMI selon
la situation familiale 36
Tableau 4. Les jeunes accueillis pour la première
fois dans le réseau ML, PAIO par niveau de formation 38
Tableau 5. Consultation médicale des individus au
cours de l'année selon la catégorie socioprofessionnelle
96
Tableau 6. Répartition du corpus selon quelques
variables 114
Tableau 7. Niveau d' indépendance des
interviewés 125
Tableau 8. Expérience temporelle des
interviewés 126
liste des sigles
ANPE : Agence Nationale Pour l'Emploi
APT : Activités Physiques pour Tous
ASSEDIC : Association pour l'Emploi dans l'Industrie et le
Commerce ASS : Allocation Spécifique de Solidarité
ATD : Aide Toute Détresse
BAFA :Brevet d'Aptitude à la Fonction
d'Animùateur
BPJEPS : Brevet Professionnel de l'Éducation Populaire et
de la Jeunesse CDD : Contrat à Durée Déterminée
CDI : Contrat à Durée Indéterminée
CEREQ : Centre d'Etude et de Recherche sur l'Emploi et les
Qualifications CES : Contrat Emploi Solidarité
CHRS : Centres d'Hébergement et de Réinsertion
Sociale CIVIS : Contrat d'Insertion dans la Vie Sociale
CMU : Couverture maladie Universelle
CNIAE : Conseil National de l'Insertion par l'Activité
Economique
CNLE : Conseil national des politiques de lutte contre la
pauvreté et l'exclusion sociale
CPE : Contrat Première Embauche
CV : curriculum Vitae
DREES : Direction de la recherche, des études, de
l'évaluation et des statistiques IGF : Impôt sur les Grandes
Fortunes
IFEN : Institut Français de l'Environnement
INSEE : Institut National de la Statistique et des Etudes
Economiques ISF : Impôt de Solidarité dur la Fortune
INED : Institut national des Études
Démographiques
JDE : Jeunes Demandeurs d'Insertion
LTP : Loisirs Tout Public
ML : Mission Locale
ONPES : Office National de la Pauvreté et de l'Exclusion
Sociale PAIO : Point Accueil Information Jeunesse
RMI : Revenu Minimum d'Insertion
SEGPA : Section d'Education Générale et
Professionnelle Adaptée SDF : Sans Domicile Fixe
SEJE : Soutien à l'Emploi des Jeunes en Entreprise
SMIC : Salaire Minimum Interprofessionnel De Croissanse SMIG :
Salaire Minimum Garanti
UNAF : Union Nationale des Associations Familiales
UNEDIC : Union Nationale Interprofessionnelle pour l'Emploi dans
l'Industrie et le Commerce
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