1. La formation professionnelle pour rompre avec hier
Concevoir son avenir, c'est le définir à partir
de ce que construit la biographie, c'est-à-dire, les socialisations
primaire et secondaire mais c'est aussi la définition d'une
stratégie qui s'appuie dessus. La formation professionnelle est un de
ces leviers qui agit comme un choc biographique sur lequel se construit une
réalité subjective dont les enjeux sont la reconnaissance
sociale.
1.1. Je sais que je peux dire non, que ça tient
qu'à moi, mais non j'y arrive pas. Aude a 23 ans ans, elle est en
formation professionnelle et prépare un brevet professionnel
de la jeunesse et de l'éducation populaire et du sport
(BPJEPS). Après un parcours scolaire relativement stable jusqu'au
lycée, époque à laquelle elle rencontre l'univers de la
drogue, elle enchaîne les petits boulots, barman, guichetière dans
une banque. Cette rencontre avec la drogue signe une partie importante de sa
vie :
Aude - Il y a beaucoup de mecs
qui m'ont demandé de choisir entre eux et la came, j'ai toujours choisi
la came. Alors peut-être que j'ai jamais été
amoureuse.
A la sortie de sa scolarité, elle tente un premier
décrochage qui se traduit par une lourde dépression car comme
elle dit " quand tu es plus dans la came, tu vas plus en teuf, donc t'es toute
seule. » Aujourd'hui, elle avoue ne pas avoir " totalement
décroché » et être " encore sensible ». Elle
s'efforce tout de même sur les temps de formation de tenir le coup et
substitue par le cannabis, " je fume tous les jours mon spliff ici. ».
Bien qu'elle ait écarté toutes ses relations liées
à cet univers, elle continue à travers un de ses amis très
proche à « taper le week-end ». Malgré ce qu'elle
appelle tous ses problèmes personnels, elle a réussi à
sortir du cycle de la forte dépendance. En effet son entrée en
formation pour devenir animatrice professionnelle, lui permet de canaliser son
énergie jusqu'à un certain point, car lorsque l'on évoque
le temps libre cette énergie semble diminuée :
Aude - C'est beaucoup de temps
sur la formation quand même, j'aime bien tout le public porteur de
handicap alors je fais vachement de recherches sur internet là dessus.
Des fois, ils nous disent, tiens, vous pouvez regarder telle chose ou telle
chose, alors, je fais souvent ça. Je regarde des petits trucs sur la
formation, sinon, la dope!
Ce qui est réellement significatif dans son histoire,
c'est l'énergie déployée pour son projet professionnel :
l'animation. Car si son orientation scolaire la pousse vers le
médico-social elle expose clairement ses propres inquiétudes de
l'époque et revoie son projet selon les nouvelles données :
Aude - Après, je voulais
faire un bac SMS mais il y avait pas alors j'ai été à S
à CT, faire un bac médico- social. J'ai eu beaucoup de
problèmes, j'ai déconné. J'ai arrêté ma
terminale, j'ai pas eu mon bac. Et en fait, j'ai été repasser mon
bac un an après à N.D au M et je l'ai eu. Après, je
voulais pas rester dans le social parce que moi je me disais, vu que moi, j'ai
eu beaucoup de problèmes dans ma vie personnelle, je me disais «
t'arriveras jamais à faire la part des choses, ça sert à
rien, tu vas être encore plus mal avec toi » donc j'ai
complètement changé et j'ai fait un BTS force de vente. J'ai fait
un an et demi mais pareil, re-problème, j'ai eu pas mal de
problèmes de dope. Je suis retombée dedans, j'ai
arrêté. Après, j'ai décidé de partir. Je suis
partie en saison où j'étais barman animatrice dans un bar.
Après je suis revenue, je connais P, on a discuté et il m'a dit
« il faudrait que tu passes le BAFA » et vu que j'avais le niveau
pour passer le BPJEPS, j'ai dit allez hop BPJEPS! Direct. Parce que ce qu'il y
avait dedans me plaisait bien, surtout le LTP niveau socio-
culturel. J'avais l'impression de retrouver un peu le
social que j'aimais avant mais dans un autre cadre que par exemple être
éduc', parce que à la base, je voulais être éduc'.
Mais là, c'était un autre cadre, c'est un cadre un peu plus
joyeux, je sais pas si ça se dit.
Cette révélation professionnelle semble donner
à l'avenir un sens un peu plus radieux, qui tendait à s'effacer
au gré des rechutes.
Aude - J'ai commencé
à quinze ou seize ans et là j'ai vingt-trois mais ça fait
deux ans et demie que je suis sous traitement. J'ai réussi à pas
retaper pendant un an, un an et demi mais régulièrement, j'en
prends encore [...] jamais quand je suis en cours. Ça m'est
arrivé au tout début mais je tape que le weekend
On comprend dans son discours le besoin de trouver un nouvel
espace de socialisation qui rompe avec sa communitas de
référence, celle des fêtes Techno, de la drogue. Il semble
qu'il soit important pour elle de travailler pour deux raisons. D'abord pour
prendre de la valeur ensuite pour sa fonction thérapeutique.
Aude - Moi, je trouve ça
super valorisant, moi, je trouve qu'on est très content, enfin, moi je
suis très contente quand je fais mon travail, quand j'aboutis à
un travail que j'avais envie de faire. Ça valorise, tu te sens bien dans
ta tête. Je sais que quand j'ai rien fait pendant un bon moment,
j'étais trop mal dans ma peau, trop mal dans ma tête. Et à
partir du moment où j'ai recommencé à bosser, à
voir du monde, ça m'a trop aidé. Ouai, le travail, c'est
valorisant et je pense que psychologiquement, c'est super important. Enfin
après...
-Tu peux m'expliquer ce qui psychologiquement et physiquement
est important?
Aude - ... physiquement,
ça permet de te tenir en forme, parce que je veux dire, tu te
lèves le matin, tu bouges, tu es en activité, tu es en mouvement.
Donc voilà, physiquement et psychologiquement, c'est important parce que
pour moi, le travail c'est l'impression d'être insérée,
d'être dans la société. Je pense que quand tu travailles,
tu es inséré dans la société. Et je pense que quand
tu travailles pas, enfin, moi, c'est comme ça que je l'ai vécu,
j'avais l'impression d'être complètement marginale, de ne plus
être dans la société. Alors que là, tu te sens utile
[...]
Ce sentiment de marginalité qu'elle évoque nous
indique combien elle attend l'agrégation à ce groupe que
représentent les détenteurs d'un contrat de travail. On note
aussi une certaine confusion entre ce qui lui semble être l'unique
thérapie valide qu'est le cadre temporel enfermant du travail et des
transports pour s'y rendre ou en revenir, dont elle parle comme d'une
épreuve personnelle très difficile.
Aude - C'est vrai que quand je
suis ici, c'est super dur parce que j'ai un train à 7h13 parce que
sinon, j'arrive en retard. Alors, j'arrive à 8 heures moins le quart
alors que ça commence qu'à 9 heures et demie. Le soir, c'est
pareil, j'ai des trains, c'est super chaud! Donc, je prends le train de 18.45
ou de 19.35 donc j'arrive vers 7 heures et demie, 8 heures chez moi [chez sa
mère]. Donc, heureusement que c'est qu'une semaine comme ça de
temps en temps parce que sinon, j'y arriverai pas.
Sa consommation bien qu'épisodique restreint son
horizon temporel au moins momentanément. Ce qui est d'ailleurs le cas de
toute consommation de psychotrope, la recherche d'ivresse n'est qu'un
présentisme ponctuel.
Aude - [...]Et puis depuis le
début de la formation, je me suis dis, tu t'es pas trompée. Pour
l'instant, je suis au bon endroit, au bon moment et que ça va marcher
parce que ça me plait trop, ça me passionne tout ce qu'on fait.
Le seul point négatif, c'est la came. Mais tu vois, je vais rentrer ce
soir, je sais que j'en aurai pas mais je sais que demain soir je pourrai en
avoir et ça me travaille. Je sais que je peux dire non, que ça
tient qu'à moi mais non, j'arrive pas.
Pour autant, cela ne l'empêche pas de construire
relativement facilement un discours sur sa stratégie dans un milieu
professionnel encore un peu flou pour elle :
- Je t'ai déjà posé la question sur
le métier que tu voulais faire particulièrement, tu m'as dit que
tu savais pas trop...
Aude - Animatrice
professionnelle, ça c'est sûr et puis peut-être après
éduc. Enfin, j'aimerai bien monter dans les responsabilités en
fait. Je pense que, enfin c'est pas pour me vanter, mais je crois que je serai
capable de prendre des responsabilités et j'ai envie de monter pour en
avoir et pour voir ce que je vaux. Je veux me donner des objectifs, des buts
à atteindre et monter toujours plus haut pour me prouver que je suis
capable de le faire quoi. Parce que j'ai pas mal galéré et je me
dis, « tu vas te prouver à toi d'abord mais aussi aux autres gens
que t'es capable d'y arriver. On s'est tellement foutu de ma gueule en me
disant, ouais, tu es qu'une pauvre camée, t'es une droguée, tu es
une merde...Et aujourd'hui, tu vois, je suis quand même en BPJEPS, je
m'en suis quand même à moitié sortie, et je suis
fière de moi. Alors, j'ai envie de me fixer des objectifs encore plus
haut et les atteindre pour me prouver à moi même que je suis
capable.
Cette projection qu'a nécessité son
entrée en formation n'a pas été une simple rencontre et
« allez hop ! » comme elle le dit, c'est avec l'aide de sa famille,
de professionnels de l'insertion, de la formation que s'est construit ce nouvel
univers de possible qui permet la projection :
Aude - [...] Et puis
j'étais suivi par la PAIO depuis un petit moment. Madame Y, elle m'a
toujours bien aidé et tout. [...] Ensuite il me fallait des sous donc
d'abord, j'ai vu qu'on pouvait prétendre au PRFQ, donc je savais pas
trop ce que c'était... Mais, en fait, j'ai mon oncle qui travaille au
GRETA et lui, il s'y connait pas mal dans les formations comme ça. Donc,
il m'a expliqué ce que c'était et il m'a dit que je pourrai avoir
l'aide de la région parce que je suis chômeuse, je suis demandeur
d'emploi, j'ai moins de vingt-cinq ans.
- Tu m'as parlé de deux personnes qui t'ont
aidé hors ta famille, tu m'as cité B et madame Y, qu'est ce
qu'elles ont fait pour que tu te sentes bien aujourd'hui?
Aude - Madame Y, c'est quelqu'un
de très important parce qu'elle m'a suivie à la fin de mon BTS
quand j'étais dans la drogue et tout ça, et ça
été ma porteuse, c'est elle qui m'a porté jusque
là, elle a toujours pris de mes nouvelles, c'est quelqu'un qui est
important pour moi. Je l'appelle de temps en temps pour lui dire ce que je fais
ici, donc elle a une place importante. Donc sur le côté
professionnel, elle a réussi à me
dépatouiller de ce que j'avais comme idée et de les mettre en
place. Elle a réussi, elle m'a aidé pour les mettre en place. Et
B [chargée du suivi administratif des stagiaires de la formation], elle
est trop géniale parce que elle me suit depuis le début de la
formation, moi je sais que si j'avais eu une amie comme ça dans ma vie,
et bien, tout aurait bien été...Elle est géniale, elle a
tout le temps la pomme, toutes les semaines, on s'envoie des mails, on
s'appelle. Je sais que je peux toujours compter sur elle, n'importe quand. Pour
la MJC, elle m'a trop aidé, tous les jours je l'appelais parce que
ça allait pas, je pleurais, j'allais trop pas bien, à chaque
fois, elle m'a aidé. Elle sait que je suis proche du milieu de la rue,
mais elle sait pas que je me dope. Je veux qu'elle garde une image de moi de
quelqu'un, enfin comme elle me voit aujourd'hui.
Si son projet professionnel lui tient tant à coeur, ce
n'est peut-être pas tant dans l'optique d'une insertion telle qu'elle est
consentie par les professionnels. Son discours sur sa propre image, très
présent dans cet entretien, témoigne d'une volonté de
sortir d'un cercle dans lequel la drogue est une obligation de se projeter en
rond, d'un week-end sur l'autre, d'une prise à l'autre. Elle semble
rechercher un espace de socialisation secondaire pour se défaire d'un
poids qui l'handicape. Il s'agit de l'« intériorisation de "
sous-mondes " institutionnels ou basés sur des institutions
»1 comme un processus qui permet l'intériorisation d'une
nouvelle réalité subjective. Son vocabulaire qui suppose «
l'intériorisation de champs sémantiques structurant la routine
des interprétations et des conduites à l'intérieur d'une
sphère institutionnelle »2, nous en livre un exemple
très probant L'utilisation de termes comme « objectifs »,
« projet », « animation professionnelle » et tous les
sigles inhérents à cette branche, laisse entrevoir cette rupture
biographique en marche qui vient en même temps se heurter à une
socialisation primaire qui n'en finit pas de finir. Bien qu'elle semble vouloir
rompre avec son enfance elle ne semble pas tout à fait se
représenter comme « membre effectif de la société et
en possession subjective d'un soi et d'un monde »3 qui
caractérise la fin de la socialisation primaire. Son faible niveau
d'indépendance vient dans une certaine mesure corréler notre
propos. Mais nous nous garderons de situer l'indépendance comme une
recherche effective de sa part, car la présence de sa famille semble
constituer un élément important de son bien être. Son
expérience temporelle est relativement importante, et on le comprend
lorsqu'elle situe les périodes entre elles ou encore qu'elle
évalue le temps passé. Les fonctions de projection et
d'anticipation sont bien intégrées au point d'un discours d'un
fort niveau de synthèse sur son existence. Sauf peut-être dans les
moments de prise de drogue. Une anecdote sur le vote des dernières
élections présidentielles est à ce titre parlante.
- Mais tu as votée aux présidentielles du
premier tours quand même ou pas?
1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la
réalité, op.cit., p. 236
2 Ibid.
3 Ibid., p. 235
Aude - (rire) Non, je dormais,
j'avais pris trop de came. - Les deux fois?
Aude - (rire). C'est de l'abus
en plus parce que moi, je milite pour dire ouais voter ça! Et puis en
fait, j'avais pris trop de came et en fait je dormais toute la
journée.
Malgré un décalage important entre ce qui
constitue ses différents cadres temporels elle se construit une
représentation relativement éclairée de l'avenir
même si celui-ci paraît presque plus naturel que
stratégique. Sa projection comme ses rêves se tournent vers la
norme sociale de la famille et du travail : la stabilité matrimoniale et
professionnelle, ce que nous avons déjà vu comme étant la
conquête du statut d'adulte. Ce passage qui s'effectue douloureusement
est aussi très présent dans son discours. L'étape ultime
avant l'agrégation définitive, tient à l'abandon de son
addiction. Il ne s'agit pas d'assimiler la prise de drogue à un rituel
qui situerait un quelconque passage, car comme le souligne J. Gendreau, la
toxicomanie ne doit pas être confondue avec un rite de passage,
même si à l'interne de ces pratiques on peut distinguer nombre de
rituels. En effet, la confusion « qui consiste à désigner
comme passage une impasse, car à qualifier à tort et à
travers de rite de passage des pratiques qui n'en relèvent pas, on rend
le non-passage objectif auquel aboutissent ces pratiques. »1 Il
s'agit de rendre évident que son engouement pour un travail qui lui
plaît tend à réévaluer sa propre image
détruite au travers de sa toxicomanie avouée. Son processus
d'insertion paraît en ce sens thérapeutique et induit
l'idée de passage, depuis la notion de marge que représente pour
elle la consommation de drogue, jusqu'à l'idée
d'agrégation que sous-tendent ses aspirations (décrochage,
famille, travail).
1.2. Faut surtout pas perdre son temps!
Majid a 23 ans, il est de ceux qui ne devraient pas figurer
dans notre échantillon si nous nous étions limités
à une insertion qui se veuille professionnelle. Aujourd'hui Animateur
sportif employée dans le cadre d'un CAE dans une association de son
quartier, il est sorti du système scolaire à 19 ans pour
travailler et n'a fait que cela depuis. Plusieurs essais d'orientation
débouchent sur une nouvelle orientation soumise par sa soeur
ainée, qui à l'époque préparait une maîtrise
en sciences comptable :
Majid - Après [une
seconde TSA ou et une STT] j'ai fait un BEP comptabilité que j'ai
été un peu forcé à faire dans le sens où je
me suis dit faut au moins que j'ai quelque chose et je l'ai eu et après
j'ai fait des petits boulots de livreurs, j'ai travaillé au Mc Do et
aujourd'hui je suis animateur sportif. [...] Dès que j'ai eu le BEP j'ai
arrêté parce que mon père, j'ai dit qu'il était
commerçant, il est tombé en liquidation judiciaire donc soucis
financier à la maison fallait que je travaille ...
1 Joel Gendreau, L'adolescence et ses rites de passage,
op. cit. , p. 105
Pressé par une nécessité familiale, il
entame un parcours du combattant, celui de l'insertion professionnelle.
- Du coup sorti du système, directement tu as
commencé à faire des petits boulots/
Majid - /des petits boulots ouais,
j'ai pas cherché a comprendre ce qui me plaisait ou ce qui me plaisait
pas il me fallait de l'argent à la fin du mois et c'est tout.
-Donc ça a commencé par l'interim tu disais
?
Majid - Donc ça a
commencé par l'intérim, j'ai travaillé en [inaudible]
pendant 3 mois, après j'ai enchainé avec R, j'ai travaillé
six mois et demi par contre là et ensuite j'ai fait des petits trucs
à droite à gauche, ensuite j'ai été au
chômage, ensuite j'ai repris un boulot de livreur, livreur de viande et
ensuite ...
Le récit de son entrée dans une grande
entreprise locale donne un sens tout particulier à l'idée
d'insertion professionnelle.
Majid - Je vais t'expliquer
rapidement comment je suis rentrer à R, j'ai fait quelque chose un peu
illégal au départ parce que si tu veux mon frère par
l'intermédiaire d'une intérim a reçu une convocation pour
avoir du taf mais il s'avère que mon frère avait
déjà du taf donc mon frère m'en a parlé et tout m'a
demandé de rentrer en contact avec la personne qui travaille dans
l'intérim et qui l'a mis. Moi j'ai pas cherché... parce que lui
il commençait le lundi, donc j'ai pris sa place le lundi au boulot et je
suis arrivé là-bas et je leur ai dit les quatre
vérités, quoi, je suis arrivé au boulot je leur ai dit
voilà je m'appelle pas comme ça, je suis pas dans cet
intérim, et ils m'ont dit pourquoi vous êtes la ? Et je leur ai
dit dit « pour avoir accès directement au bureau au chef d'atelier
» etc... il me l'ont reproché au début, j'ai fait la
matinée, à midi on m'a dit de pas revenir l'après midi
mais j'en ai profité après le midi pour essayer de rentrer dans
les bureaux parce qu'il s'avère que je connais deux, trois personnes qui
travaillent là-bas, qui m'ont dit où étaient les bureaux
donc je suis rentré dans les bureaux, une fois que je suis arrivé
dans les bureaux le chef d'atelier super étonné de me voir parce
qu'il voit pas tous les jours des jeunes qui viennent dans son bureau sans
rendez vous etc ...donc il me demande ce que je veux, je lui dit que je suis
motivé, j'ai pas de qualification dans ce domaine là, je cherche
à découvrir, à apprendre à voir, il me dit ouais
qu'est ce que tu veux concrètement, je dis c'est simple je veux
travailler, je veux essayer d'évoluer pourquoi pas dans votre entreprise
et tout, même si je suis qualifié dans aucun domaine dans les
domaines industriels et il me dit ok je prends ton nom ton numéro et je
te rappelle ou si je te rappelle pas, je te rappelle pas! »
Si l'histoire dans ce cas précis finit bien, puisqu'il
sera rappeler et travaillera dans cette usine durant six mois, elle n'est pas
sans rappeler le système d'embauche d'une autre ère. Cette
anecdote porte en elle le souvenir de ce que son père lui dit un jour
:
Majid - [...] parce que il y a
une phrase de mon père qui m'avait dit à l'époque bien
avant deux mille cinq « tu dois faire plus que les autres, tu seras
toujours obligé de faire plus que les autres que tu le veuilles ou non
». Donc moi j'ai répondu à mon père « mais
pourquoi je dois faire plus que les autres, je peux faire normal comme comme
tout le monde, faire les mêmes effort et tout », il me dit
« non, ici t'es en France tu dois faire plus que les
autres ». Je lui dis pourquoi? Il me dit « parce qu'on te reconnais
pas en tant que français, il faut que tu fasses encore plus que les
autres pour prouver que t'es encore plus français ». Je lui ai fait
« ouais papa, mais je vois pas ce que tu veux me dire ». Et puis
après réflexion je me dit qu'il a peut-être pas tort, parce
que j'ai bossé à l'usine comme je te disais tout à l'heure
je me rendais bien compte de l'importance de ce qu'il m'a dit et en fait il a
pas tort. »
Aujourd'hui animateur sportif, il vit de son occupation
favorite, le foot. C'est d'ailleurs devenu son projet professionnel avec une
formation de Brevet d'État de foot à la clé. Son temps
libre est partagé entre le foot et un militantisme associatif. Celui-ci
agit comme un processus de resocialisation qui dans une certaine mesure nous
fait penser au phénomène d'altérnation
développé par P. Berger et T. Luckmann. Ils entendent par
là un démantèlement et une désintégration de
« la structure nomique antérieure de la réalité
subjective. »1 sur quoi se construit une nouvelle
réalité.
Majid - Hors travail, je
m'intéresse un peu plus à la politique parce que je fais parti
d'un mouvement qui s'appelle F et je vais peut être faire parti d'un
collectif qui s'appelle X, je sais pas si on t'en a parlé, parce qu'on
m'a demandé si j'avais du temps à donner, c'est un peu comme le
foot, quand quelqu'un il milite c'est un peu comme le foot, on m'a
demandé si j'avais du temps pour participer à des
conférence ou à des réunions ou à des
manifestations pour revendiquer des choses comme sur l'emploi sur plein de
choses et voilà et puis en dehors de ça je suis à fond
dans ma formation.
- Et du coup sur la question du mouvement politique, qu'est
ce qui t'a amené à ça ? Majid - C'est les
émeutes de ...
- C'est vrai ?
Majid - ouais
- Comment pourquoi ?
Majid - parce que justement
ça sert à comprendre qu'il y a des discours au dessus dans la
hiérarchie et c'est comment ça peut être grave, donc je me
suis dit : voilà je vais donné de mon temps et on va voir si on
peut militer. Parce que je voyais qu'y en avaient qui cassaient des voitures
qui brulaient et tout, moi ça ne m'intéressait pas.
Déjà je me regarde moi d haut en bas, c'est pas mon truc, donc
j'ai préféré militer par l'intermédiaire
d'associations [...]
-Tu dis que le déclic ça a quand même
été les émeutes... politique est-ce que ça a
été le déclic militant aussi ?
Majid - ouais déclic
politique ça a été les émeutes surtout, quand j'ai
vu ce qui s'est passé et que la vérité elle a pas
été dite par un ministres très connu, c'est pas normal,
c'est pas normal. C'est vrai qu'il y a deux poids deux mesures, c'est là
que je l'ai dit, y a deux poids deux mesures c'est pas normal la justice elle
est pas égale. »
1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la
réalité, op.cit., p. 262
Cet extrait montre la rupture biographique dont parlent les
auteurs de l'altérnation. Il y a bien sûr l'élément
marquant que sont les émeutes, mais il y a surtout la présence
d'une structure de plausibilité, c'est-à-dire une « base
sociale servant de laboratoire de transformation. »1 qui est
proposée par un mouvement politique et qui permet à Majid de se
définir en opposition à ceux qui cassent et qui brulent. Il est
en cela une forte valeur sociale distinctive comme peuvent l'être les
rites d'institution. Cette intégration d'une réalité
subjective transformée, tout du moins en cours de transformation situe
la fonction sociale de ce processus. Il est bien entendu que cette
agrégation en cours par le biais de l'altérnation ne peut
être définie comme un rite de passage. Toutefois on comprend dans
son discours la valeur distinctive de ses choix. En injectant « dans le
passé différents éléments qui étaient
subjectivement indisponibles à ce moment là. »2,
il réinterprète le passé selon sa nouvelle
réalité subjective. On retrouve là l'idée
d'efficacité symbolique de P. Bourdieu. L'exemple de sa propre
orientation qui fut selon lui un échec en témoigne.
Majid - Un jeune en 3eme il peut
pas savoir ce qu'il va faire, il a pas les facultés de savoir ce qu'il
va faire plus tard même si depuis gamin il rêve de ... mais il sait
pas ce qu'il va faire, je pense qu'un conseiller d'orientation ça
devrait être comme... moi ce que je voulais dire c'est qu'il devait y
avoir un prof d'orientation, peut-être qu'ils n'y ont pas penser aussi,
il devrait y avoir un prof d'orientation que toute l'année y ait des
cours d'orientation, parce que le conseiller je l'ai vu, allez, une heure et
demie dans l'année, deux heures et je l'ai suivi comme un con je l'ai
suivi, il m'a demandé ce que je voulais faire dans la vie, j'ai dit oui,
il me dit " t'es bon en quoi? », je lui dit " je suis bon en maths euh,
c'est ma matière favorite » et tout ce qui n'est pas le cas de tout
le monde, donc il m'a mis direct en lien avec la comptabilité et puis
après il m'a dit par rapport au métier de mon père qui
était mécanicien que y avait la technologie des systèmes
automatisés que c'était quelque chose que je pouvais faire
qu'était intéressant et tout donc moi après, j'ai
peut-être fait une erreur de choisir ce que j'ai choisi mais je pense
qu'il y a un gros soucis sur l'orientation des jeunes dans les
collèges.[...] une seconde générale y a une option, mais
l'option elle était très importante pour un lycéen parce
que ça veut dire pour mon futur je prends cette option là
même si ça dure que deux heures dans la semaine. »
Il admet ne pas avoir mesurer les enjeux de l'orientation et
ce qu'ils suggèrent de stratégique, mais est aujourd'hui
très conscient de ce que cela engage en terme d'avenir. On retrouve ce
rapport au temps très fortement ancré dans le présent tout
au long de l'entretien. D'abord quand il nous parle de ce qu'est pour lui le
travail.
Majid - Le travail, ça
représente c'est la sueur et la sueur c'est les compétences et
les compétences doivent être égales pour tout le monde. Par
exemple quelqu'un a les compétence pour ce boulot là si il peut
le faire, il le fait, et voilà et le travail c'est une porte qu'on nous
fournit dans la vie qui nous permet de prendre une direction, qui nous plait ou
qui nous plait pas mais qui permet de prendre
1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la
réalité, op.cit., p. 262
2 Ibid., p. 270
une direction professionnelle adaptée peut être
à ce qu'on pense de notre futur et voilà... - Et il sert a quoi
?
Majid - Le travail il sert
à passer le temps dans de bonnes conditions. Vu que tu as de l'argent
à la fin du mois et puis surtout tu fais quelque chose, parce
qu'aujourd'hui y en a tu leur donnes un agenda, y aura rien dedans, ils peuvent
rien mettre dedans.
- Ça sert a remplir du temps ?
Majid - C'est remplir du temps,
être utile pour quelque chose et puis surtout montrer à tes
enfants que tu fais quelque chose, que tu travailles. Travailler c'est vital,
c'est comme le proverbe qui dit « le travail c'est la santé »,
parce que un rythme de vie, c'est une réflexion, c'est plein de chose.
»
Ensuite lorsqu'il évoque la jeunesse.
Majid - Plus l'avenir il avance
plus les jeunes ils auront du poids que ce soit au niveau politique
économique social. Ils ont un poids parce que ça
représente toujours l'avenir même si pour moi un senior de 40 ans
s'il représente l'avenir, il est pas vieux, mais quelqu'un qui
représente réellement l'avenir c'est quelqu'un qu'est jeune qui
est en train de découvrir ce qu'est le bien le mal et qui commence a
capter des choses dans la vie, il prend conscience des choses et lui il a des
nouvelles choses à proposer vu qu'il a vu dans son adolescence des
choses par rapport à son environnement familial, scolaire, le jeune aura
toujours quelque chose de nouveau à proposer parce qu'il est à
l'intérieur de la population, d'un environnement donc on est
obligé de l'écouter. »
Cet entretien avec Majid fut un des plus difficile à
mener et un des plus difficile à analyser de par la recherche incessante
de réaffirmer sa réalité subjective devant
l'enquêteur. Cette difficulté s'explique aussi dans la jeunesse du
processus d'altération qu'il vit. La nécessité de se
réaffirmer est d'autant plus prégnante que ce processus est en
cours et qu'il se l'approprie. Cela étant dit, l'intérêt
qu'il présente est sans aucun doute tourné vers
l'efficacité symbolique de l'agrégation. En stipulant son
implication dans un mouvement qui se distingue des autres par sa
théorisation de la crise, il « se désaffilie de son monde
antérieur »1 et s'agrège en même temps
à un nouveau « sous-monde » qui porte les
éléments de sa représentation de l'adulte.
Majid - Franchement, entre jeune
et adulte pour moi j'ai pas encore fait en sorte d'être un vrai adulte
parce que pour moi un vrai adulte, c'est se marier, c'est fonder une famille
etc, pour moi. Après y a adulte responsable et adulte en
général. Adulte responsable c'est 18 ans tu peux faire les choses
comme tu le sens comme tu veux, t'as 18 ans, c'est toi qu'est responsable, t'as
ta carte d'identité, c'est toi qui signe des papiers, qu'ouvre un compte
en banque, pour moi l'adulte c'est quelqu'un qu'a pris conscience de pas mal de
chose dans la vie qu'a fondé une famille et fait des enfants pour moi
c'est ça. »
Ce propos rappelle « la rupture biographique
identifiée à une séparation cognitive entre
1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la
réalité, op.cit., p. 264
ténèbres et lumières »1,
entre le bien et le mal, entre ce que l'on peut faire lorsque l'on est enfant
et que l'on ne peut plus devenu adulte. Et cela ressort fortement lorsqu'on
évoque la période de vie préférée.
Majid - Parce qu'on en avait
rien a foutre de tout (rire) parce que plus on grandit plus on a soucis, plus
on voit l'avenir s'approcher de nous le futur s'approcher on prend conscience
des choses comme je te disais tout à l'heure alors que quand t'es petit
on pense a rien. Par exemple, moi je t'expliquais mon cas, je t'expliquais le
foot, d'accord, j'écrivais, je faisais des contrôles des
dictées, etc, mais en fait j'en avais rien à cirer mon moment
préféré c'était la récréation,
j'allais courir et puis jouer au ballon, je sortais de l'école j'allais
jouer au foot tu vois, j'avais pas de responsabilités, on en avait
aucune... surtout par rapport a la famille, sinon voilà ... Parce
qu'à partir du moment où on faisait pas de distinction entre le
bien et le mal on pouvait pas nous reprocher de faire le mal, parce qu'on
était jeunes, inconscients, irresponsables, pour moi le meilleur moment
c'est celui la, parce qu'au moins je dormais tranquille, je dormais en sachant
que tout ce que j'ai fais dans la journée jetais content parce que
j'avais joué au foot j'avais fait ça, j'avais fait ça,
alors qu'aujourd'hui j'ai un peu plus de mal à dormir . »
Devenir adulte est ce chemin de la responsabilisation qui
entame le sommeil, l'insertion quant à elle se définit comme une
place au sein d'un groupe dont Majid semble d'ailleurs jouir. Seule une
conquête fait défaut : l'indépendance de logement. Est-ce
une fois de plus l'habitus familial qui l'enferme ou les questions liées
à l'indépendance qui l'effraient?
Majid - ouais, parce qu'il y a
des choses qui trottent dans la tête, mariage famille, etc.. donc euh
...le temps on a l'impression qu'il passe de plus en plus vite donc
voilà faut pas perdre son temps. C'est peut-être ça qui
m'empêche de dormir.
- Pour pas perdre ton temps ?
Majid - ouais faut surtout pas
perdre son temps. »
Le temps rentable, celui qui érige l'horizon comme une
construction quotidienne, devient sa nouvelle devise. On ne peut
réellement définir le processus en cours pour Majid, mais il est
évident que c'est au travers d'une forme de resocialisation qu'il donne
du sens à son avenir. Il n'est jamais ouvertement question de son futur
propre dans cet entretien, d'abord parce qu'il se dérobe derrière
un discours politique qu'il affute, situant son locuteur comme un autrui
significatif ; ensuite parce que l'apprentissage de la projection passe
indubitablement par une compréhension de sa propre expérience
temporelle et donc elle devient une connaissance pertinente qui
nécessite une socialisation secondaire. Ainsi on peut dire à
priori que Majid, s'il n'est pas réellement inséré,
convole plus ou moins
1 Ibid., p. 266
sereinement vers un avenir qui ne lui apparaît pas
incertain.
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