4. La précarité temporelle à travers
quelques points
Nous avons déjà évoqué la
précarité dans notre première partie, toutefois nous y
revenons dans les pages suivantes à travers l'idée d'horizon
temporel qui rend en quelques sortes compte d'une éventuelle
capacité de projection. Afin de ne pas rester dans l'assomption nous
proposons de l'approcher à travers trois variables que sont la
santé, les études universitaires et les loisirs.
4.1 la santé, prévenir ou guérir
?
En matière de santé les chiffres de la
Couverture Maladie Universelle proposent une analyse fort intéressante
si l'on entend aussi que les bénéficiaires de ce dispositif
soient les plus défavorisés, puisque le plafond des revenus
annuels pour une personne est de 7272€ et de 13090 € pour une famille
de 3 personnes. On note par exemple que 43 % des ménages,
interrogés dans les mois qui suivaient leur inscription à la CMU,
déclarent avoir renoncé pour des raisons financières
à au moins un soin dans l'année, dans les mois
précédent leur affiliation. Toutefois malgré le
bénéfice de la CMU, 22 % des ménages et 11% des
individuels inscrits depuis plus d'un an, déclarent également
avoir renoncé au moins à un soin dans les douze derniers mois,
pour raisons financières. Ces renoncements sont surtout portés
sur des actes médicaux précis (18% pour de prothèses
dentaires et spécialistes). Cette distinction s'opère aussi entre
les catégories socio-professionnelles, puisque les ouvriers comme on le
relève ci-dessous, consultent beaucoup moins les spécialistes que
le reste de la population. Pour l'anecdote, il est impressionnant de
s'apercevoir que les ouvriers consultent à peine plus les dentistes que
les retraités.
Tableau 5. Consultation médicale des individus
au cours de l'année selon la
catégorie socioprofessionnelle
2005, en %
Consultation
|
d'un
médecin généraliste
|
d'un médecin spécialiste
|
d'un dentiste ou d'un orthodontiste
|
Agriculteurs exploitants
|
81,6
|
41,8
|
58,6
|
Artisans, commerçants, chefs d'entreprise
|
87,0
|
53,4
|
56,6
|
Cadres et professions intellectuelles supérieures
|
80,6
|
61,2
|
62,8
|
Professions intermédiaires
|
85,7
|
60,2
|
59,6
|
Employés
|
88,6
|
66,6
|
58,9
|
Ouvriers (y.c ouvriers agricoles)
|
83,1
|
39,6
|
49,3
|
Retraités
|
95,7
|
66,1
|
45,9
|
Autres inactifs
|
88,8
|
53,1
|
58,5
|
Ensemble
|
88,7
|
58,5
|
54,3
|
Source : Insee, Enquête permanente sur les conditions
de vie 2005
Pour continuer sur la CMU, on note aussi que les
bénéficiaires, plus jeunes que le reste de la population, jugent
leur état de santé de façon globalement plus
défavorable :12 % d'entre eux déclarent ainsi leur état de
santé mauvais et 4 % très mauvais. Ce qui correspond à un
écart de plus de 10 points avec le reste de la population. 1
Il est évident que la CMU contribue « à diminuer le
renoncement aux soins pour des raisons financières, mais ce taux demeure
supérieur à celui observé pour les personnes
bénéficiant d'une autre couverture complémentaire.
»2 On comprend ici l'aspect économique inhérent
à la santé, mais il est plus difficile d'en extraire la dimension
temporelle. M. Millet et D. Thin voient dans la réduction des moyens
économiques, non seulement une limite des dépenses
consacrées à la santé, mais aussi une perception
limitée de la fonction préventive de la médecine (
dentiste, ophtalmologiste...). Le médecin est un remède à
des maux qui surviennent brutalement, il n'est pas consulté dans une
visée préventive. Une couturière au chômage
interrogée par les auteurs tient un discours qui traduit tout à
fait ce propos :
« (...) je vois pas l'utilité d'aller voir
tous les mois le médecin quand ils [les enfants] sont en bonne et
parfaite santé, j'ai pas les moyens de dépenser les
médecins hein... parce que, quand je vois qu'ils sont vraiment malades,
d'accord mais autrement... »3
Cette perception d'une médecine fondée sur la
réparation et l'urgence traduit un enfermement dans le présent,
une incapacité ou au moins une grande difficulté de
prévoyance. Si la CMU comme nous l'avons vu permet l'accès aux
soins elle n'est en rien une transformation de la perception de la
médecine. Cet horizon temporel bouché ne jouit pas de plus
d'éclaircies en matière de scolarité des enfants.
4.2 Une vision temporelle de l'anomie universitaire
En postulant d'une précarité temporelle, on ne
peut feindre les effets sur la socialisation des enfants. Pourtant il reste
très délicat d'affecter à la socialisation, dans ce
qu'elle procède de temporalisation, les ruptures ou même les
échecs scolaires. L'étude de « l'impact du chômage des
parents sur le devenir scolaire des enfants »4 conclut que la
précarité professionnelle des parents diminue les chances
d'obtenir un baccalauréat, et que
1 Enquête auprès des bénéficiaires de
la CMU mars 2003-DREES.
2 Bénédicte BOISGUÉRIN, État de
santé et recours aux soins des bénéficiaires de la
CMU, DREES Études et résulats, n°294, mars 2004, p.
7
3 Mathias Millet, Daniel Thin, Le temps des familles
populaires à l'épreuve de la précarité, op.
cit. , p.157
4 Michel DUÉE, L'impact du chômage des
parents sur le devenir scolaire des enfants, Série des documents de
travail de la Direction des Études et Synthèses
Économiques, juillet 2004, institut national de la statistique et des
études économiques
cet impact correspond bien à une causalité. Mais
peut-on pour autant affirmer que la représentation de la
scolarité puisse n'être due qu'à cette causalité
?
A ce titre, l'ouvrage de S. Beaud « 80% au bac... et
après ? » nous permet de considérer l'effet de la
précarité temporelle. Nous ne redirons pas ici
l'hétérogénéité des situations vécues
dans les « quartiers » desquels sont extraites toutes ses
données. Nous nous limiterons à « (...) la manière
dont les destins sociaux sont fabriqués, dont les histoires (familiale,
scolaire, résidentielle, matrimoniale, etc.) de chaque individu
révèlent que le champ des possibles scolaires et sociaux est
étroitement délimité. »1 En conservant
néanmoins l'idée que ces « enfants de la
démocratisation »2 sont souvent issus d'une frange
affectée de la population, freinée dans leurs études
post-bac par les difficultés à s'orienter dans ce que l'auteur
appelle « l'anomie du monde universitaire »3.
Imaginer que cette « démocratisation » ouvre
de nouvelles temporalités serait oublier, indépendamment du
déplacement opéré par le processus de « reproduction
des classes sociales supérieures. »4 au niveau des
filières post-bac, qu'elle n'est pas le fruit d'une considération
nouvelle de la part des parents ou des enfants. Elle est le celui d'une
injonction ministérielle qui détermine au sein des « vingt
piteuses »5, une modification substantielle, non des
temporalités mais de l'horizon temporel.
Cette modification est un double mouvement antinomique. En
effet d'un côté les parents suivent cette parole qui essaime
l'idéal républicain d'une égalité sociale ,comme un
rempart éternel à l'exclusion menaçante de ces
années de crise. En prévoyance de moins bons lendemains, ils
surinvestissent l'école et abandonnent dans le même temps
l'ethos populaire qui valorisait l'entrée dans la vie active,
au profit d'une « stratégie de compensation par rapport à ce
qui a été perçu alors comme un retard de scolarisation
»6. Ce qui assurait d'une certaine façon un continuum
social, impliquant une temporalité relativement uniforme basée
sur la valeur travail au sens d'un « ensemble de contraintes qui
définissent une organisation cohérente du temps
»7 se trouve mis en péril par cette espérance. De
l'autre côté cette entrée dans les études post-bac
« révèle l'inadaptation des structures temporelles de ces
étudiants (...) [et un manque de] croyance en leur avenir scolaire et
professionnel. »8. Les parents voient leurs enfants « bac
+1 ou 2, "précarisés",
1 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après
?, Paris, La découverte, 2003, p. 303
2 Ibid., p. 307
3 Ibid.
4 Ibid, p. 311
5 Denis Clerc, Vingt piteuses L'emploi sacrifié,
Alternatives Economiques, n°192, Mai 2001, p.
6 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après
?, op. cit., p. 20
7 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit. , p.
87
8 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après
?, op. cit., p. 159
souvent "surexploités", semblant atomisés,
dispersés sans force sociale, [apparaissant] comme terriblement
résignés, ne voulant plus reprendre les mots utilisés par
leurs parents pour "lutter" ou penser leur condition, car ces mots leur
semblent rouillés »1. Ce présentisme annihile
l'espérance évoquée ci-dessus. Ces parents qui ont voulu
croire à l'idéal républicain, ceux qui portaient les
lendemains qui chantent, se retrouvent floués par l'incertitude des
longues études. A l'instar de l'analyse du système scolaire que
faisait P. Bourdieu en 1979, nous affirmons qu'un « système
à classements flous et brouillées favorise ou autorise des
aspirations elles-mêmes floues et brouillées. »2
Ce mouvement de prévoyance donc de projection,
doublé d'une restriction de l'horizon par la méconnaissance d'un
système, pourrait dans une certaine mesure se comparer aux agriculteurs
algériens des années soixante. Il nous faut pour cela garder
à l'esprit que « malgré la baisse prévisible du taux
de rendement éducatif, l'investissement scolaire s'est poursuivi car il
obéissait, sur le moment ou il était entrepris, à d'autres
raisons que des seules raisons économiques. »3
Cette comparaison, qui accentue notre digression, nous
permettra ultérieurement de mesurer les effets de l'acculturation
scolaire sur une population cumulant déjà bon nombres de «
handicaps » intrinsèquement liés entre-eux et souvent
corrélés à des perceptions temporelles
déstabilisées. Ainsi P. Bourdieu note que :
« l'adaptation à une organisation
économique et sociale tendant à assurer la
prévisibilité et la calculabilité exige une disposition
déterminée à l'égard du temps et plus
précisément, à l'égard de l'avenir, la
rationalisation de la conduite économique supposant que toute
l'existence s'organise par rapport à un point de fuite absent et
imaginaire. »4
Cette affirmation, si elle est tirée d'une analyse
concernant l'agriculture « précapitaliste », se trouve
rejoindre en de nombreux points la génération
évoquée ci-dessus. Bien évidemment ce parallèle est
à manier avec défiance. D'abord parce que nous ne proposons pas
une analogie complète, ensuite parce qu'il s'agit de rendre intelligible
la perception de l'avenir comme élément d'orientation et non pas
le travail comme contrainte sociale. L'auteur explique que la
pré-voyance des agriculteurs étudiés est orientée
vers des besoins qui ne sont pas hérités d'une volonté
d'accroissement de production mais par des besoins de subsistances. Ainsi
l'agriculture traditionnelle perçoit la production comme un
1 Ibid, p. 310
2 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit. , p. 174
3 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après
?, op. cit., p. 19
4 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit. , p.
17
bien de consommation plutôt que comme une
possibilité de développement, « sacrifiant ainsi l'avenir de
la production à l'avenir de la consommation. »1. C'est
donc dire que les schèmes de perception du temps sont
hérités de l'experientiel et développés selon une
représentation socio-biologique qui induit des temporalités qui
ne sont pas dominées par la nécessité de
rentabilité, donc de rationalisation temporelle mais par la
nécessité de subsistance donc d'une représentation de
l'avenir limitée aux cycles agraires. L'agriculteur traditionnel
dépense et engrange le produit de la récolte passée pour
l'année à venir. Il ne considère que
l'immédiateté et n'envisage pas travailler plus pour gagner plus.
Il en va de même des jeunes étudiants, que S. Beaud suit, à
leur entrée à l'université. Nous évoquions plus
haut l'incapacité à construire un avenir sur les études
qui représentent à l'instar d'une agriculture capitaliste, un
placement à long terme , un « point de fuite absent et imaginaire
». C'est-à-dire dans une certaine mesure un niveau de
synthèse de la perception du temps que leur expérience propre ne
leur a pas permis de construire. Nous pourrions développer ce fait sous
l'angle de l'organisation du travail, mais l'idée d'acculturation
scolaire révèle mieux que tout cette perception du temps que
l'étudiant acquiert tout au long de sa scolarité.
L'autocontrainte, la méthodologie, l'autonomie sont autant de
structurations rationnelles du temps que l'école permet ou non
d'acquérir. Ces « bons élèves » de lycées
qui entrent à l'université perdent leurs repères
temporels. Hier régis par un emploi du temps presque surchargé,
les voilà livrés à « une culture universitaire
écrasante »2 qui les conduit à l'inexorable
sentiment de ne pas être à leur place. Cependant attribuer ce que
les divers ministres en charge de l'université ont appelé «
l'échec », à l'unique système scolaire
dépossède aussi ces jeunes gens de leur passé, de leur
histoire, bref de leur culture. Dans une société où la
maîtrise du temps est une compétence, « le parcours
migratoire des familles socialisées dans des formes sociales orales et
la faiblesse des temps de scolarisation des parents expliquent dans une large
mesure l'éloignement de cette temporalité scripturale de l'agenda
»3, éminence du temps rationalisé à la
demi-heure. Il nous faut ici rappeler avec P. Bourdieu que « la
visée de l'avenir dépend étroitement dans sa forme et sa
modalité, des potentialités objectives qui sont définies
pour chaque individu par son statut social et par ses conditions
matérielles d'existence. »4
Nous avons évoqué avec S. Beaud le cas des
« enfants de la démocratisation » qui ont pu accéder
à l'université mais nous aurions pu, et c'eût
été plus éloquent encore, nous consacrer à ces
mêmes « enfants » mais qui eux ont fait les frais de la
déscolarisation.
1 Ibid. p. 20
2 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après
?, op. cit., p. 159
3 Mathias Millet, Daniel Thin, Le temps des familles
populaires à l'épreuve de la précarité, op.
cit. , p.161
4 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit. , p.
70
Cependant puisqu'ils sont aussi pour beaucoup les enfants de
l'insertion, nous préférons traiter ce biais
ultérieurement au travers du travail de terrain.
4.3 Les loisirs, une stratégie ?
Pour prolonger l'idée d'une calculabilité en
matière d'éducation, nous souhaitons faire une nouvelle
digression qui s'attacherait aux loisirs. Une enquête de 2003 sur les
loisirs des enfants de 8 à 12 ans relève que la distribution des
capitaux sociaux, culturels et économiques marque fortement les
pratiques des enfants. Cette affirmation semble presque « tomber sous le
sens », pourtant la référence aux théories
bourdieusiennes n'a pas été, à notre connaissance,
portée, si ce n'est le capital symbolique, sur des champs abstraits de
l'existence. Il est entendu que les loisirs puissent être vus au sens du
capital culturel mais ils peuvent tout aussi bien être vus comme un
placement à longs termes qui favoriserait dans tous les cas un continuum
social. C. Tavan écrit que « lorsque l'on tient compte
simultanément de l'ensemble des caractéristiques individuelles
(âge, sexe, niveau de diplôme, catégorie
socioprofessionnelle, type de commune et niveau de vie), il ressort que les
pratiques culturelles sont avant tout déterminées par le niveau
de diplôme ; viennent ensuite la catégorie socioprofessionnelle et
l'âge. »1 Elle donne l'exemple des diplômés
du supérieur qui sont trois quarts à avoir visité dans les
douze mois au moins un musée, une exposition ou un monument historique
contre un quart des personnes ayant quitté le système scolaire
sans diplôme et des cadres et professions libérales qui sont 60%
à être allés au théâtre ou au concert sur la
même période, tandis que les ouvriers sont quatre fois moins.
Est-ce uniquement l'idée d'une distinction ou d'une reproduction que de
se rendre ou pas dans un musée? G. Pronovost voit dans ces loisirs une
tentative pour les familles les plus favorisées « d'inculquer aux
enfants des notions de prévoyance »2.
Pour aller plus en avant encore, un bulletin de 2004 du
ministère de la culture fait état d'une enquête sur les
loisirs des 6-14ans. Cette enquête renonce à une
catégorisation socio-économique pour favoriser une
catégorisation tournée vers les « univers culturels »3
du public. On y trouve une catégorie nommée « les exclus
» qui sont en tout éloignés des formes de loisirs culturels.
Le portrait type qu'en dresse l'auteur correspond à un enfant dont les
parents,
« ne fréquentent pas les bibliothèques,
ne vont ni au théâtre ni aux concerts, leur
1 Chloé Tavan, Les pratiques culturelles : le
rôle des habitudes prises dans l'enfance, INSEE Première n
°883, Février 2003
2 Gilles Pronovost, Sociologie du temps, op. cit. , p.
108
3 s.n, Les loisirs des 6-14 ans, in Développement
culturel, n°144, mars 2004, p. 1
seule sortie culturelle étant le cinéma et
encore est-ce dans une logique de l'exceptionnel. Ces parents, qui sortent peu,
consomment également peu d'audiovisuel domestique et sous des formes peu
diversifiées, se concentrant principalement sur les six principales
chaînes de télévision et sur l'usage du
magnétoscope. Pour une moitié, ils ne lisent pas de livres et ne
pratiquent aucun sport.(...) Le sous-équipement personnel de ces enfants
« exclus » est à l'image d'un équipement familial peu
important, qu'il s'agisse d'ordinateur ou de chaîne
télévisée payante, de même que leur faible
investissement dans les activités culturelles répond à
celui de leurs parents »1
A l'opposé on trouve les « impliqués dans
les loisirs culturels et sportifs ». Ce sont ces enfants qui
présentent « le spectre le plus large en matière de loisirs,
alliant pratique amateur (sportive mais aussi artistique), consommations
médiatiques (au sein desquelles ils préfèrent
écouter de la musique à regarder la télévision) et
consommations multimédiatiques (qui ne se cantonnent pas aux jeux
vidéo), lecture et fréquentation des équipements culturels
(bibliothèque, lieux de patrimoine et de spectacle). On note
également chez ces parents « la présence d'un projet
éducatif qui fait une place importante aux loisirs
considérés comme "éducatifs" »2
Bien que soit écartée la notion de capitaux, la
lecture de l'extrait et des profils cidessus ne laisse que peu de doutes quant
aux populations sous-tendues. Est-ce là une coïncidence que les
mêmes familles déjà soumises à bon nombre de
difficultés économiques et sociales soient celles dont l'univers
culturel est le plus réduit et qu'au contraire celles qui jouissent de
capitaux certains appliquent une stratégie de socialisation ? La
référence à la transmission de capitaux est davantage
signifiée selon la théorie bourdieusienne. Pourtant si l'on prend
l'habitus en tant que reproduction d'un « système de
conditions objectives dont il est le produit »3, on admet tout
aussi tacitement qu'aisément la facilité des uns et la
difficulté des autres d'accéder à certaines formes
culturelles. On omet dans cette analyse devenue lieu commun, que « la
dynamique du champ dans lequel les biens culturels se produisent, se
reproduisent et circulent en procurant des profits de distinction trouve son
principe dans les stratégies(...) »4. Nous avons plus
haut déjà dit la forte corrélation entre stratégie
et horizon temporel, et nous poursuivons ici en postulant que plus qu'une
simple reconduction de la hiérarchie sociale, le temps libre est un
moyen de rendre efficient le temps improductif, le biais immanquable d'un
projet éducatif. Cette
1 s.n, Les loisirs des 6-14 ans, in Développement
culturel, n°144, mars 2004, p. 7
2 s.n, Les loisirs des 6-14 ans, in Développement
culturel, n°144, mars 2004, p. 13
3 Pierre Bourdieu, La reproduction, Minuit, Paris, 1970,
p. 198
4 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit. , p. 279
tentative de manipulation du temps nous renvoie aux rites
ancestraux qui reconduisaient sans cesse le passé. Aujourd'hui la
manipulation se fait vers l'avenir.
Nous évoquons ici le temps libre occupé aux
loisirs, mais il nous faut aussi rappeler que ce temps libre est aussi
l'occasion pour les jeunes étudiants de mettre de côté une
somme d'argent qui viendra enrichir les bourses d'État ou les aides
familiales. Ainsi une enquête concernant le travail au cours des
études révèle que travailler pendant ses études est
un choix qui dépend de plusieurs facteurs tels que le type de
filière et le montant des ressources (familles ou bourses). De sorte que
la probabilité d'avoir un emploi régulier est « plus
développé dans les filières et les
spécialités où les diplômés connaissent le
plus de difficultés d'insertion à la fin de leurs études.
Il est, au contraire, moins fréquent dans les filières
scientifiques et professionnelles où les rémunérations
sont les plus élevées et les risques de déclassement plus
faibles. »1 Nous avons déjà dit les variations du
système scolaire et le déplacement opéré vers les
classes « prépa », les filières scientifiques, etc, il
ne sera donc pas nécessaire d'appuyer notre propos par l'effet de la
variable « origine sociale » sur l'emploi tant celle-ci paraît
être captée par le niveau scolaire ou encore la filière.
Nous ne disposons pas de chiffres précis sur la question des «
petits boulots », mais il ne serait pas inimaginable que de penser qu'ils
sont les tributs payés aux études, et qu'ils sont eux-mêmes
stratifiés selon les variables déjà citées. Bien
sûr la « classe de prépa » ne laisse que peu de temps
pour travailler à côté, mais il ne semble pas que
l'élève en question en éprouve ni le besoin, ni le
désir.
Nous avons dans une recherche antérieure mis en avant
la fonction du Brevet d'Aptitude à la Fonction d'animateur (BAFA) pour
les jeunes qui l'investissaient. Cette recherche s'avère très
instructive en ce qu'elle traduit l'idée de l'utilisation du temps libre
par une certaine frange de la population. Ce brevet qui délivre contre
900€ le droit d'encadrer des enfants à titre ponctuel
(principalement l'été), revêt une double
réalité qui vient préciser le propos ci-dessus. Le
portrait type de l'usager de ce brevet est une jeune étudiante
âgée de 18, 19 ans plutôt favorisée qui se destine
aux métiers de l'enseignement et de l'éducation ou du social et
dont les parents, sont dans ce même secteur et ont eux aussi «
passé le BAFA ». Globalement ce sont 75%, des jeunes
scolarisés interviewés, qui associent le BAFA à
l'insertion professionnelle, que ce soit « un plus pour mon projet
professionnel » ou un apprentissage nécessaire dans un travail
futur comme « le travail en équipe, c'est important aujourd'hui
» jusqu'à « un plus sur mon CV... ça permet de rentrer
plus facilement dans la vie active ». Plus de 26 % trouvent leur
motivation dans un
1 Catherine Béduwé, Jean-François Giret, le
travail en cours d'études a-t-il une valeur professionnnelle ,, in
Economie et Statistique, n°378-379, 2004, p. 67
« boulot de vacances épanouissant » ou encore
« gagner un peu d'argent tout en ayant un travail pas trop fatiguant
(comparé à l'usine) et enrichissant ». En bref un job
d'été « qui apporte autre chose que de l'argent
»1. Nous concluions à l'époque que les loisirs
d'enfant avaient perdu, avec l'arrivée de classes plus aisées
dans les centres de loisirs, leur fonction originelle d'oisiveté pour
laisser place à « un processus de manipulation stratégique
du temps »2 et que le BAFA avait suivi de près ce
processus. Ce qu'il convient de retenir de cette recherche s'affirme dans la
locution « manipulation stratégique ». Elle fait retentir
l'idée durkheimienne d'éducation qui « consiste en une
socialisation méthodique de la jeune génération.
»3 Cela nous a permis de voir que plus les capitaux
étaient élevés plus le sentiment d'une «
préparation à la vie active » était
évoqué.
Une autre tendance des jobs d'été est avant tout
orientée vers les activités de subsistance. Travailler
l'été permet, à l'instar de l'écureuil,
d'épargner quelques noisettes qui permettront de subvenir aux besoins de
l'année à venir. Si les jeunes étudiants
interviewés par S. Beaud confient que « la bourse permet pour la
première fois de toucher un revenu qui est à la fois mensuel et
garanti. » ils ont aussi « l'habitude depuis l'âge de seize ans
de travailler l'été pour constituer en deux mois une
épargne dans laquelle ils piocheront l'année suivante.
»4 Ceci nous ramène une fois de plus à une vision
subsistancielle du temps qui n'est pas éloignée de celle des
agriculteurs traditionnels. Nous proposons l'idée d'un « petit
boulot de subsistance » qui s'oppose à celle d'un « petit
boulot éducatif », l'une se rapportant à « l'à
venir » l'autre à « l'avenir ».
Sur un thème parallèle qu'est l'aide
financière accordée aux enfants, nous retrouvons cette même
structuration. « Les enfants reçoivent davantage d'argent de poche
lorsque leurs parents disposent de revenus importants et appartiennent à
des catégories sociales élevées. »5 Mais
ces aides parentales ne sont pas qu'argent de poche. Dans le cas de jeunes en
cours d'études elles peuvent être accordées sous formes de
contributions au logement, alimentation, etc. Ce type d'aides comme le note
l'enquête Éducation de 1992 « apportées pendant la
période de formation des enfants s'apparentent le plus souvent à
des investissements dans le capital humain des enfants. »6
Ces quelques exemples nous amènent à
concéder à l'hypothèse de G. Pronovost une
1 James Masy, Le BAFA, un entre deux, mémoire de
DURFA, Université de Nantes, 2006, p. 131
2 Ibid., p. 140
3 Émile Durkheim, Éducation et Sociologie,
1922, édition électronique développée par la
Bibliothèque Universitaire de Québec , Chicotoumi, 2002, p. 9
4 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après
?, op. cit., p. 166
5 Christine Barnet-Verzat , François-Charles Wolff,
L'argent de poche versé aux jeunes : l'apprentissage de l'autonomie
financière, in Économie et statistiques, n°343,
2001-3, p. 5
6 Ibid., p. 52
certaine valeur. Si ce n'est une maitrise du temps, on peut
parler d'une tentative en la matière. Il paraît difficile
d'établir quelques résultats fondés, tant les variables de
la temporalité et leur apprentissage résultent d'effets de
socialisation dont la famille n'est en fait qu'une partie. Il nous faudrait
nous porter avec M. Haricault au sein de la famille "en amont des habitus
constitués"1 et avec J. Loos sur "les questions temporelles
au commissariat général du plan"2 pour une approche
macrosociale du temps. Il y a tant à dire des variables qui construisent
la perception temporelle, tant à dire sur les conséquences de
cette construction, tant à dire sur le temps. Il eut fallu bien plus
pour prétendre à une étude du temps, mais notre souhait
n'était pas là, nous souhaitions dans ce chapitre faire valoir la
multiplicité des temps fondés dans la nature sociale de
l'existence. Nous aurions pu évoquer les temps sociaux à travers
les espaces de socialisation, les classes d'âge, le genre la culture, ou
encore l'habitat et plus encore, car toutes ces variables sont
traversées par des temporalités propres qui constituent leur
singularité.
Ce survol des théories sociologiques du temps
amène à quatre constats fondamentaux de la temporalité,
c'est-à-dire le rapport au temps qu'implique notre conscience de ce
dernier. Un premier qui s'appuie sur l'approche constructiviste du temps qui
l'envisage comme une synthèse de l'expérience
cumulée. Et plus encore nous dirions que cette
expérience s'appuie sur l'interaction socio-biologique, ou
l'intersection entre le temps cosmique, les séquences temporelles de la
nature et le temps intérieur comme le précisent éminemment
P. Berger et T. Luckmann. Le deuxième constat estime une
condition sociale du temps qui est tournée vers
l'activité de chacun et déterminée selon des
paramètres environnementaux, matériels et sociaux. La balade
dominicale n'est pas la même selon qu'elle est en ville ou à la
campagne, que l'on est ouvrier ou cadre, que l'on est à pied ou à
cheval, il en va de même pour la temporalité et même de la
temporalité des promeneurs. Le troisième découle du
précédent mais propose une catégorisation plus rigide de
l'activité en distinguant les temps d'activité entre eux.
Les cadres temporels définissent une
temporalité, car ils contribuent à transformer notre action.
Dés lors que retentit la cloche de l'école, s'il s'agit de
l'entrée on constate la nonchalance de nombreux élèves, si
c'est la sortie, la précipitation démontre l'empressement
à changer de cadre temporel. Et enfin le quatrième et dernier qui
nous soumet l'idée de précarité temporelle portant en elle
les stigmates d'une distribution sociale des horizons
temporels. Nous avons vu avec les chômeurs de Marienthal que la
projection était rendue difficile par l'inactivité, ou plus
exactement l'absence de cadre temporel enfermant.
1 Monique Haricault, Enfants et temps quotidien : apprentissages
et transmissions, Temporalistes, n°10, pp. 5-10, p. 6
2 Jocelyne Loos, les questions temporelles au commissariat
général du plan, Temporalistes, n°5, pp. 12-13
Ces constats se doublent des transformations en oeuvre dans la
société, dont nous avons déjà parlé.
Lorsqu'est évoquée avec un certain déterminisme la
relation passé, présent futur synthétisée par un
groupe de chanson française, sous la forme « regarde ton
passé, il te dira ton avenir »1, nous n'y voyons pas une
fatalité, mais plutôt la grande difficulté à
bâtir aujourd'hui son autonomie temporelle. Une société
dans laquelle les horizons temporels se précarisent pour certaines
populations, induit pour les membres de ces dernières la difficile,
prise en charge de leur vie et considération de leur existence.
Le temps n'est pas une donnée à priori mais une
construction sociale qui s'appuie sur des éléments objectifs de
niveaux différents. La distinction du temps comme donnée sociale
a depuis l'aube des temps présupposé sa segmentation et introduit
la volonté de le manipuler. Les uns prièrent de peur que demain
n'arrive jamais, les autres s'assurèrent de prévoir l'avenir en
considérant aujourd'hui comme synthèse du passé et
construction du futur. Considérant ainsi l'existence de temps pluriels,
il est possible de situer chaque expérience de la vie dans une
temporalité propre qui permet de mesurer les effets de la
temporalité sur l'action présente. Il est donc admis que le temps
soit vécu selon des conditions sociales et culturelles, dans des cadres
plus ou moins libre et au regard de l'activité en présence.
1 Zebda, Sheitan, Utopie d'occase, Barclay, 2002
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