3. Le temps : une course d'orientation
« On peut affirmer que l'activité de
détermination du temps et le concept de temps sont inséparables
de la représentation générale que les hommes se font de
leur univers et des conditions dans lesquelles ils y vivent. »3
Cette affirmation pèse lourd dans les
représentations temporelles. En plus de l'idée sous-jacente des
effets de la socialisation primaire, ce sont les conditions de vie qui
apportent là une dimension non-négligeable à notre
recherche. Ainsi origine sociale et culturelle traversent les
temporalités. Peuples chasseurs ou pêcheurs, cadres et ouvriers
d'ici et d'ailleurs partagent un temps, donné comme universel, mais
construisent un temps singulier qui doit leur permettre de naviguer dans les
méandres d'une existence à mener.
1 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op. cit., p.
134
2 Sébastien Schehr, La conquête de l'autonomie
temporelle, Temporaliste, n°40, décembre 1999, pp; 16-25,
p.1
3 Norbert Elias, Du temps, op. cit. , p. 199
3.1 L'horizon temporel
Les sociétés dites «
développées » ont intégré à leurs
systèmes sociaux le temps comme une compétence, au sens où
l'emploient les didacticiens, c'est-à-dire comme un ensemble
organisé de représentations (conceptuelles, sociales ,
organisationnelles et expérientielles), d'organisateurs de
l'activité (schèmes, procédures, raisonnements, prise de
décision, anticipations) intégrant l'usage des
instruments1. Si le rapprochement de ces concepts paraît
étrange, il rend compte selon nous, des diverses us temporels. Les
instruments viennent sublimer les représentations et les organisateurs
du temps. Calendrier, agenda, organiseur (semaine 22, jeudi 8 à 14h30,
rdv- psy) se mêlent aux marqueurs temporels (mercredi : le jour des
enfants, dimanche celui de la famille), pour une meilleure maîtrise du
temps, pour une meilleure orientation dans une société qui
l'érige au niveau de nécessité.
Le projet est une injonction, la planification inexorable, la
prévoyance impérative, l'anticipation inéluctable. La
difficile maîtrise du futur semble tenir lieu de distinction au
sens bourdieusien du terme. La nécessité sans cesse
affichée de l'élargissement de l'horizon temporel vient alourdir
le fardeau de ceux et celles qui n'y ont pas accès. Nous entendons
horizon temporel comme « l'échelle et l'orientation selon
lesquelles s'organise l'expérience temporelle individuelle ou collective
»2, c'est-à-dire une capacité de lecture du temps
passé et futur. Cette notion ets intimement liée à celle
de stratégie temporelle qui renvoie à une tentative de
maîtrise du temps. Si nous devions imager l'idée d'horizon et de
stratégie, nous dirions que l'horizon se dégage quand le niveau
de synthèse permet la stratégie. La prise de conscience «
écologiste », qui engendra à l'exemple de l'insertion un
grenelle, est une exemple fort probant. Concevoir que nos actions
passées ont pu avoir un tel impact sur le présent jusqu'à
en modifier les comportements de sorte de limiter l'inexorable aggravation des
conditions de vie suppose un niveau de synthèse quelque peu
évolué. En ce sens l'écologie prend place dans l'action
publique comme le fit l'action sociale à son époque, le slogan du
ministère de l'écologie est à ce titre très
éloquent : « Présent pour l'avenir ». Pourtant, il
apparaît que les attitudes écologiques vont « avec une
certaine aisance sociale ». L'enquête menée au début
98 par l'Insee et l'Ifen montre que « 6% de ménages ayant
intégré plus de 12 pratiques environnementales3 parmi
18 dans leur mode de vie sont
1 Renan Samurçay, Alain Savoyant, Serge Volkoff. La
dynamique des compétences, point aveugle des techniques manageriales, in
Formation Emploi, n° 67, 1999
2 Gilles Pronovost, Socilogie du temps, op. cit. , p.
59
3 Sur les 18 pratiques, 2 sont liées à des biens de
consommation entraînant des dépenses supplémentaires
(agriculture bio, électroménager mention repect de
l'environnement)
le plus souvent des actifs ayant un emploi,
propriétaires, qui habitent une maison, hors de Paris, et disposent de
revenus supérieurs à ceux de la moitié de la population.
La personne de référence a entre 40 et 65 ans, a suivi une
formation technique, ou alors d'enseignement supérieur, et elle est
cadre. »1 A l'opposée, ce sont 45% de ménages qui
effectuent moins de 6 pratiques, et dont la personne de référence
est âgée de moins de 30 ans ou plus de 70 ans, n'a pas
étudié ou n'a pas dépassé la terminale, et elle est
célibataire. Et si toutefois on note quelques pratiques «
écolo »(économie d'eau, transports en commun...) elles sont
plus souvent liées au « système D » et sont l'apanage
des petits revenus. Cette enquête nous laisse entrevoir des horizons
temporels socialement distribués.
L'idée de présentisme développée
par F. Hartog qui évoque « un enfermement dans le présent du
fait de l'absence de toute leçon à tirer du passé et d'un
futur devenu menaçant. »2 rend relativement compte de la
conscience écologique et plus encore. La réalité des
horizons les plus communs telle que la perception de demain donne à voir
combien tout cela est flou et parfois même contradictoire. L'exemple de
l'enquête d'opinion de 2006 commandée par la DREES, nous en donne
un aperçu. Il y apparaît que l'exclusion et la pauvreté vue
comme « ne pas manger à sa faim » par 43% des personnes
interrogées ou encore « ne pas avoir de logement » (30%)
« peut concerner n'importe qui » pour 62% de la même
population. Près de deux tiers de la population interrogée se
sentent potentiellement vulnérables. La formule : « on ne sait pas
de quoi demain sera fait ! » prend ici tout son sens. Pourtant dans la
même enquête il apparaît que 60% sont optimistes quant
à leur avenir pour eux mêmes mais qu'ils sont 67% à
être pessimistes pour leurs enfants ou les générations
futures. L'orientation temporelle devient une qualité remarquable comme
le nez au milieu de la figure, instable comme l'opinion publique et
inégalement répartie comme les richesses. Même si l'opinion
publique « n'existe pas » et n'est qu'une prise de « position
sur des opinions formulées »3 dont le but ne serait nous
échapper, cet exemple nous permet tout de même de mesurer le
regard porté sur l'horizon temporel et de corroborer l'idée de
présentisme dans certains cas et pour certaines populations. Pour
développer l'idée d'iniquité temporelle, nous nous
attarderons sur les effets de ce que nous avons appelé plus en amont
avec R. Castel, la désaffiliation.
1 Clotilde caraire, Michelle Dobré, Pratiques
environnementales et mode de vie, in Les données
environnementales, n°41, novembre-décembre 1998, p. 3
2 Didier Demazière, Claude Dubar , Récits
d'insertion de jeunes et régimes de temporalité,
Temporalité n °3, 2ème semestre 2005, pp. 94-107, p.97
3 Pierre Bourdieu, L'opinion publique n'existe pas, in
Questions de sociologie, Les Éditions de Minuit : Paris, 1984, p.
235
3.2. La précarité, réductrice d'horizon
temporel
Diverses études montrent que la montée du
chômage, le développement de la précarité
économique et sociale et de l'instabilité professionnelle ont eu
pour effet « de réduire l'accès des fractions les plus
démunies et les plus dominées des milieux populaires aux
conditions sociales de la maîtrise d'un temps prévisible ou
calculé, dominant nos sociétés. »1
Nous ne pouvons, à cet effet, faire l'économie
d'une des références de l'étude du chômage et de la
pauvreté que représente « Les chômeurs de Marienthal
». Elle nous laisse « entendre (...) l'immense silence des
chômeurs et le désespoir qu'il exprime. »2 Les
intérêts de cette monographie réalisée en 1931 sont
aujourd'hui encore illimités, nous emprunterons à cette
équipe surtout ses résultats sur le temps comme prémices
d'une idée de la précarité temporelle. Ce qui y est le
plus frappant est le « rien faire » qui, dans d'autres cadres
relève du temps libre mais correspond ici aux activités autres
que celles liées à la subsistance (bois, jardin).
C'est-à-dire peu car pour les hommes de Marienthal désormais au
chômage « se lever, déjeuner, se coucher, sont les seuls
points de repère subsistant dans la journée. Dans l'intervalle,
le temps passe, sans qu'on sache très bien à quoi.
»3 Les auteurs nous livrent des témoignages accablants
sur la morosité de la temporalité de ces hommes, qui suivent une
logique de subsistance, à l'instar des agriculteurs
pré-industriels. Cette logique n'implique pas nécessairement une
absence de temporalité mais convient d'une rupture avec la leur, celle
qu'ils firent leur par le temps vécu. Il nous faudrait là
accéder à des données d'ordre qualitatif pour
définir un type de temporalité. Bien sûr la distinction
entre « chômage total » et « chômage inversé
» établie par P. Schnapper4, est d'une grande
utilité pour dégager les différentes temporalités
qui coexistent dans une situation de chômage que l'on pourrait penser
similaire.
Cette distinction nous permet de mieux comprendre ce qui se
joue dans l'ennui du non-travail, notamment l'idée de chômage
total, d'ailleurs qualifié de « temps de l'ennui » par
l'auteur. Cette expérience de non-travail se traduit par une humiliation
ressentie et une désorganisation de ce qui était articulé
autour du temps du travail. « Quelles que soient les occupations, elles
sont dépourvues de sens et consistent à "passer le temps",
"à tuer le temps", à attendre la fin de journée, sans
avoir eu l'impression de la vivre ou de vivre. »5
1 Mathias Millet, Daniel Thin, Le temps des familles populaires
à l'épreuve de la précarité, Lien Social et
Politiques, n°54, automne 2005, pp. 153-162, p. 155
2 Pierre Bourdieu, in Paul Lazarfeld (et al.), Les
chômeurs de Marienthal, op cit. , p. 12
3 Paul Lazarfeld (et al.), Les chômeurs de
Marienthal, op cit. , p. 106
4 Phillipe Schnapper, Travail et chômage, in Michel de
Coster, François Pichault, Traité de sociologie du travail, De
Boeck Université, Bruxelles, 1994
5 Philippe Schnapper, Le temps du chômage, Temps libre,
n°2, pp. 43-50, p.4
Cette citation aussi cruelle que réelle nous propose de
mesurer ce que l'auteur appelle le « vide de l'existence ». Cette
incapacité à vivre autre chose que ce qui, malgré une
routine quotidienne, fondait le sens de l'existence. Le chômage total
n'est certes pas toujours auréolé de
l'inéluctabilité, c'est le cas des militants syndicalistes qui
vivent cette expérience différemment eu égard à
leurs implications passées, souvent tournées vers l'entreprise
d'origine (lutte syndicale...). Mais c'est une forte proportion de ceux et
celles déjà fragiles dans d'autres domaines qui se trouve dans un
cadre temporel dont les caractéristiques semblent être le temps
libre et dans une certaine mesure l'amoindrissement de la sociabilité
inhérente au travail que R. Sainsaulieu intitule « un centre
d'échanges humains »1. Ainsi que le notaient les auteurs
de Marientahl, « à un monde plus pauvre en évènements
et en sollicitations correspond une perception appauvrie du temps.
»2 Cette atrophie de l'horizon temporel se trouve alors
accentuée par une précarité économique qui
introduit l'incertitude comme avenir.
Chaque jour est un jour de subsistance qui entraîne son
lot d'évènements problématiques favorisant une «
temporalité de l'urgence, du coup à coup et de l'inattendu.
»3 Cette temporalité est doublée d'un fort
sentiment de nécessité de jouir d'aujourd'hui comme comme si
demain n'arrivait pas. Cet « hédonisme populaire », comme
l'appellent M. Millet et D. Thin, rappelle ce que P. Bourdieu nomme « le
matérialisme spontané des classes populaires qui refuse d'entrer
dans la comptabilité benthamienne des plaisirs et des peines, des
profits et des coûts. »4 L'auteur de « La
distinction » identifie dans sa lecture des habitus alimentaires, le lien
entre précarité et perception de l'avenir, le présent
devient alors « la seule philosophie concevable pour ceux qui, comme on
dit, n'ont pas d'avenir et qui ont en tout cas peu de choses à attendre
de l'avenir. »5 Cette doctrine temporelle nous permet de mieux
comprendre certaines pratiques engluées dans un horizon temporel
bouché. Le rapport à la santé ou à
l'éducation des enfants nous en livre un parfait exemple.
1 Renaud Sainsaulieu, L'identité au travail,
presses de la fondation nationale des sciences politiques : Paris, 1977, p.
110
2 Paul Lazarfeld (et al.), Les chômeurs de
Marienthal, op cit. , p. 117
3 Mathias Millet, Daniel Thin, Le temps des familles
populaires à l'épreuve de la précarité, op.
cit. , p.155
4 Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du
jugement, Les Éditions de Minuit, Paris, 1979, p. 201
5 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit., p. 203
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