Introduction générale
L'exécution de la loi de finances s'effectue suivant un
ensemble de procédures et d'opérations. La phase administrative
et comptable de cette exécution se traduit par des opérations de
recettes (encaissements) et des opérations de dépenses
(décaissements). Cette phase fait appel aux services de deux
catégories d'agents de l'ordre administratif : les administrateurs de
crédits et les ordonnateurs d'un côté et les comptables de
l'autre. Le droit a ainsi entendu procéder à une division
rationnelle des tâches dans le cadre de cette phase, mieux il consacrera
une incompatibilité même des fonctions confiées à
ces deux agents, donnant ainsi naissance à ce que l'on connaît
sous l'appellation de principe de la séparation des ordonnateurs et des
comptables.
C'est pour la première fois avec les décrets des
24 vendémiaire et 17 frimaire an III (fin 1796 début 1797) pour
les recettes et en 18221 pour les dépenses que ce sacro-saint
principe du droit budgétaire a été inséré
dans la législation française, avant d'être repris par
d'autres pays notamment africains comme le Sénégal en 1912
(décret du 30 décembre 1912 portant régime financier -
article 107), en 1966 (décret 66-45 8 du 17 juin 1966 portant RGCP -
article 20) et enfin en 2003 avec le décret 2003-101 du 13 mars 2003
portant Règlement général sur la comptabilité
publique. L'importance de ce principe va même justifier sa
réaffirmation dans des directives des espaces communautaires
économiques et monétaires, celles de l'UEMOA
notamment2. L'article 15 du décret 2003-101 dispose à
cet effet : « Les opérations relatives à
l'exécution du budget de l'Etat et des autres organismes publics font
intervenir deux catégories d'agents : d'une part les administrateurs de
crédits et les ordonnateurs, d'autre part les comptables. Les fonctions
d'administrateur et celles d'ordonnateur peuvent être cumulées ;
les fonctions d'ordonnateur et celles de comptable public sont
incompatibles ».
Les administrateurs de crédits, suivant l'article 17
alinéa premier du décret 2003-101, « constatent et
liquident les recettes, proposent les engagements de dépenses et en
préparent la liquidation ».
1 Ordonnance royale du 14 septembre 1822
2 Directive n°06-97 CM UEMOA portant
règlement général sur la comptabilité publique
Les ordonnateurs sont, à la lumière de ce
même article, ceux qui « prescrivent l'exécution des
recettes, engagent les dépenses et en ordonnent le paiement ».
On peut répertorier trois types d'ordonnateurs : les ordonnateurs
principaux qui sont directement titulaires de la compétence
d'attribution, les ordonnateurs bénéficiant d'une
délégation générale de compétence
(ordonnateurs secondaires) et les ordonnateurs ne disposant que d'une
délégation simple (ordonnateurs
délégués).
Le décret français n° 53-714 du 09
août 1953 dispose en son article premier : « Est
comptable public tout fonctionnaire ou agent ayant qualité pour
exercer au nom de l'Etat, d'une collectivité publique ou d'un
établissement public, des opérations de recettes, de
dépenses ou de maniements de titres, soit au moyen de fonds et valeurs
dont il a la garde, soit par virements internes d'écritures, soit par
l'intermédiaire d'autres comptables publics ». Il existe
différents types de comptables publics qu'il est possible classer en
trois catégories suivant l'article 29 du décret 2003-101 : les
comptables directs du Trésor qui peuvent être des comptables
principaux ou secondaires (Trésorier-payeur général,
receveur percepteur), les comptables spéciaux qui sont des comptables
secondaires (comptable des administrations financières) et les agents
comptables qui ont en charge la comptabilité des établissements
publics administratifs.
Dans notre étude, nous ferons abstraction de cette
distinction entre administrateur de crédits et ordonnateur étant
donné que ce sont des fonctions cumulables et que très souvent
elles se confondent avec la personne d'une autorité administratrice de
tout ou partie d'un organisme public. En plus, ce qui intéresse le
principe, ce n'est pas l'existence de trois agents, mais la distinction de deux
types de tâches3.
Des auteurs comme le docteur Christian BIGAUT4
soutiennent que ce principe pourrait être justifié par trois
éléments : un contrôle mutuel (la séparation des
fonctions fut d'abord le résultat de la méfiance du pouvoir
législatif à l'égard de ceux qui étaient
amenés à gérer les fonds), une unité d'action
financière (comptabilités dépendent dans leur ensemble du
ministère chargé des Finances) et la division du travail (permet
de spécialiser les agents en tenant compte d'aptitudes
différentes). Suivant l'analyse de monsieur BIGAUT, qui comme beaucoup
d'auteurs défend l'idée même d'une transposition du
principe de la séparation des pouvoirs en droit budgétaire, le
principe de la séparation des ordonnateurs et des comptables suscite
beaucoup d'intérêts. D'abord
3 Notons que l'article 15 du décret 2003-101
fait référence à « deux catégories
d'agents »
4 Christian BIGAUT, Finances publiques - Droit
budgétaire, Paris, 1995, p. 156
dans un souci d'efficacité et de transparence de
l'exécution du budget, il est compréhensible que toutes les
tâches ne se retrouvent pas entre les mains d'une même personne.
D'autre part, la non soumission des uns à la hiérarchie des
autres favorise une indépendance, mais aussi un étalage des
niveaux de responsabilité et donc une efficience eu égard au
contrôle effectué sur l'exécution du budget.
Néanmoins, ce principe aussi rigoureux se voudrait-il,
ne saurait occulter le caractère imbriqué de ces deux types de
tâches. Il faudrait tenir compte d'une certaine cohérence qui
devrait exister dans l'exécution de ces différentes tâches,
d'autant plus que l'article 20 du décret 2003-101 faisait
référence à des « compétences
différentes mais complémentaires ». Ce qui justifie que
c'est le ministre chargé des Finances, lui-même ordonnateur, qui
nomme ou propose pour nomination le comptable qui est un fonctionnaire.
L'autre argument de taille qui ne joue pas en faveur d'un
cumul de ces deux fonctions est que les tâches sont consistantes pour
être assurées par une seule et même personne. Ces
mêmes raisons vont inciter le législateur sénégalais
à procéder, à l'ère de la décentralisation
à une application originale du principe dans le cadre de
l'exécution du budget local. En effet, l'ordonnateur local en
matière de dépenses qu'est le président de
l'exécutif local (Président du Conseil régional, Maire,
Président du Conseil rural suivant la collectivité locale en
question) est à distinguer de l'ordonnateur local en matière de
recettes, fonction que remplit le directeur général des
impôts.
Ce principe n'est cependant pas resté indemne de toute
critique. Selon ses détracteurs, il crée des blocages et des
lenteurs voire parfois même des conflits. Et notons à cet
égard que le système anglo-saxon n'est pas basé sur cette
séparation ordonnateur - comptable5. Sous un autre angle, il
confère une place importante au ministère de l'Economie et des
Finances dont dépendent statutairement tous les comptables (nomination,
décharge ou remise gracieuse).
En outre, en droit français, le principe est
d'actualité, quand on sait que depuis l'entrée en vigueur en 2006
de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 portant
loi organique relative aux lois de finances, l'heure est à une
nécessaire refonte de la responsabilité des ordonnateurs et des
comptables qui serait liée à ladite loi organique6.
5 René CELIMENE, Droit budgétaire et
comptabilité publique au Sénégal, NEA, 1985, p. 51
6 Michel LASCOMBE et Xavier VANDENDRIESSCHE, «
Plaidoyer pour assurer le succès d'une réforme », RFDA, mars
- avril 2004, p. 398 et s.
Finances publiques et responsabilités : quelle
réforme ? RFFP n°92, novembre 2005
Compte tenu de tous ces éléments, il y a lieu de
s'interroger sur l'effectivité de la contribution du principe à
une bonne exécution du budget ; en d'autres termes, quel est
l'impact du principe de la séparation des ordonnateurs et des comptables
sur l'exécution du budget ?
L'analyse d'une problématique ainsi posée
nécessite a priori qu'on parvienne à appréhender la notion
de séparation des ordonnateurs et des comptables. Ceci nous permettra
d'avoir une vue panoramique du sujet et de procéder ainsi plus
facilement à l'appréciation de la mesure et des limites de
l'efficacité du principe. Dans cette perspective, il y a lieu de
préciser que ce principe sous-entend la séparation des agents et
des rôles qu'ils remplissent dans le cadre de l'exécution de la
loi de finances. L'article 15 du décret 2003-101 va encore plus loin ;
en effet cette impossibilité de cumul des tâches ne vaut pas
seulement pour la même personne, mais même les conjoints ainsi que
les ascendants et les descendants d'un de ces organes ne peuvent assumer
concomitamment l'autre série de tâches. Ce qui intéresse le
législateur, ce n'est pas seulement la division du travail, mais c'est
aussi d'être sûr que ces deux agents qui sont censés se
contrôler mutuellement ne seront pas tentés par des malversations
qui pourraient être favorisées par leur proximité. D'un
autre coté, la spécialisation voulue par le droit pour chaque
organe va entraîner une autre distinction au niveau des
responsabilités encourues. Il serait en effet aberrant qu'en vertu du
principe, ces deux agents voient leur responsabilité engagée de
la même manière ou encore que l'un d'eux endosse la
responsabilité qui incombe à l'autre. Cette seconde distinction
est donc une conséquence logique de la première. En somme, ce
travail préalable s'articulera autour de la signification du
principe.
Une fois ce travail fait, la seconde étape consistera
à trancher la question de l'opportunité ou de
l'importunité de ce principe dans l'exécution de la loi de
finances. La règle de la séparation des ordonnateurs et des
comptables présente en effet des atouts qui conduisent certains
praticiens de la comptabilité publique à affirmer que ce principe
recouvre dans l'exécution du budget, la même importance que la
séparation des pouvoirs dans le droit constitutionnel ; il est donc
facteur de démocratie. Cependant, limiter notre tentative de
réponse à la problématique posée à ce
premier aspect reviendrait à tenir pour lettres mortes le fait qu'au
cours de l'histoire et dans son application, le principe a connu des critiques
non moins importantes, justifiant ainsi des aménagements ou exceptions
dans sa mise en oeuvre. Dans cette seconde étape, la première
question qui nous vient à l'esprit
est bien entendu s'il n'y aurait pas une certaine limite
à la pertinence ou à l'efficacité de la séparation
de ces deux agents en droit budgétaire. En effet dans certains cas il
arrive qu'il y ait interférence entre les deux tâches ou
empiétement de l'un des organes sur le domaine de l'autre. Quelque
pertinente que soit cependant l'idée d'une séparation des
ordonnateurs et des comptables, il ne faut pas perdre de vue que ces agents
concourent à l'exécution d'un même service ; de
surcroît, ces aménagements qui ne sont que mineurs sont
sous-tendus par des impératifs de facilitation et de rapidité de
l'exécution de certaines opérations. Il serait peut-être
même exagéré de s'exprimer en terme d'exceptions au
principe, ce qui explique l'usage du vocable « assouplissements
» dans certains ouvrages de droit financier7. Mais toujours
est-il que c'est une partie de l'exécution du budget qui échappe
à la règle de la séparation.
Dans notre démarche, nous n'avons pas la
prétention de nous intéresser exclusivement au droit
sénégalais, dés lors que le principe a vu le jour en
France ; nous procéderons donc à une étude de droit
comparé. D'autre part, la politique de décentralisation
initiée par le Sénégal nous impose, à chaque fois
que de besoin, de voir comment est-ce que le principe est appliqué dans
l'exécution du budget local.
L'intérêt d'une telle problématique n'est
pas des moindres. En effet, au-delà même de la pertinence ou de
l'efficacité du principe de la séparation des ordonnateurs et des
comptables, c'est le problème de l'opportunité d'une disjonction
des agents chargés de l'exécution du budget qui est à
résoudre. En clair, il s'agit de savoir si cette exécution aurait
été plus transparente, plus rapide, plus efficace et mieux
contrôlée si les fonctions avaient été
cumulées. C'est une interrogation à laquelle nous apporterons
d'emblée une réponse négative avant de relativiser la
véracité d'une telle position dans une certaine mesure.
De manière succincte, notre analyse s'articulera autour
de deux axes : en premier lieu, nous nous intéresserons au contenu du
principe de la séparation des ordonnateurs et des comptables
(Première partie) avant d'en arriver dans un
second temps à l'apport de la séparation, ce que l'on tentera de
camper dans la portée du principe (Deuxième
partie).
7 Mamadou DIOP, Finances publiques
sénégalaises, NEA, Dakar, 1977, p.100
Première partie : Le contenu du principe de
la
séparation des ordonnateurs et des
comptables
Qu'est-ce que le principe de la séparation des
ordonnateurs et des comptables ? Notre première tâche consistera
à répondre à cette question.
Dans l'introduction, nous avons précisé que ce
principe renvoyait à une séparation des acteurs qui
étaient chargés de la réalisation des opérations de
dépenses et de recettes contenues dans le budget. Cependant,
l'innovation majeure du principe, ce n'est pas d'avoir distingué les
différentes phases de la concrétisation de ces prévisions
budgétaires, mais de les avoir confié à des agents
différents.
Cette distinction implique que chacun de ces agents, en ce qui
le concerne, soit responsable de cette concrétisation à la
hauteur des opérations qui lui ont été confiée.
Autrement dit, si le principe entend répartir les tâches, il
prévoit aussi une répartition de la responsabilité de
l'exécution du budget à la lumière de cette division des
rôles.
Notre analyse sera en résumé orientée vers
deux axes, en l'occurrence la séparation des fonctions (Chapitre
I) et la séparation des responsabilités
(Chapitre II).
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