Section 3. Les principaux litiges de proximité au
Burundi
Au Burundi, les questions foncières, le mariage et ses
variantes, la criminalité, ainsi que la sorcellerie et les pratiques
occultes sont les principaux litiges qui sont soumis aux acteurs de la
justice de proximité20. D'aucuns pourraient
17 Cette hiérarchie des sources du droit ne vaut que
dans la justice formelle. Comme déjà dit plus haut, les
Bashingantahe et les élus locaux règlent les différends
par l'application de la coutume.
18 Lors de nos entretiens, nous avons voulu savoir
l'état de la coutume successorale. Nous avons remarqué des
disparités entre les différentes régions du pays.
Même dans une même région, toutes les personnes
rencontrées ne connaissaient pas la coutume de la même
manière.
19 C'est ainsi par exemple que la coutume burundaise en
matière successorale bloque l'adoption de la loi sur les successions
tenant compte de l'égalité de l'homme et de la femme.
20 Il résulte de notre enquête que 90 % des litiges
portés devant les acteurs de la justice de proximité
relèvent des matières sus- mentionnées.
s'imaginer le point commun de ces matières pour
être les plus fréquemment traitées par les acteurs de la
justice de proximité. En réalité, à l'exception de
la criminalité, les autres sont des matières où le droit
coutumier a le plus résisté aux conquêtes du droit
écrit. Quant à la criminalité, elle est le résultat
des années de guerre qu'a connues le Burundi.
§ 1. Les conflits fonciers entre voisins
Au Burundi, la question des terres pose de sérieux
problèmes. La terre est un précieux trésor pour une
population aussi rurale que celle du Burundi. Plus de
90 % de la population tirent leur revenu presque exclusivement de
la terre. En outre, même les exportations du pays ne sont
qu'essentiellement agricoles21.
Les conflits fonciers entre voisins sont essentiellement
dûs aux problèmes de délimitation entre les
propriétés contiguës, de servitudes de passage, de
l'appropriation des marrais... Le fait que la plupart des
propriétés rurales ne sont pas enregistrées aggrave la
situation.
Des enquêtes réalisées ont montré
que 80 % des affaires pendantes devant les tribunaux sont des conflits
fonciers22. Impressionnant par leurs volumes dans les juridictions,
ils le sont également par leur impact négatif sur la paix sociale
et le développement économique.
Sur le plan social, les litiges fonciers enveniment les
relations sociales entre les parties au procès par les frustrations
qu'ils engendrent. Cette pollution des relations sociales n'épargne
guère les témoins qui eux aussi participent au procès. En
tout état de cause, les conflits fonciers atteignent aujourd'hui une
telle ampleur qu'il est souvent à l'origine de beaucoup d'assassinats et
règlements de compte sous formes de chasse aux sorciers23.
Sur le plan économique, « time is money » nous
dit un adage anglais. Le temps passé au tribunal est un temps
d'inactivité économique et pour les parties au procès
et pour les témoins. Les lenteurs que manifestent les tribunaux dans
le
21 Le Burundi exporte essentiellement le Café et le
thé.
22 V. les nombreux rapports qui ont été
publiés sur la question : RCN Justice et Démocratie, Etude
sur les problématiques foncières -Essai d'harmonisation,
Bujumbura, décembre 2004 ,99p. ; OAG, Etude sur les conflits sociaux
liés à la gestion des parcelles et des propriétés
foncières dans les localités de Kinyankonge, Nyabugete et
Kamenge, Bujumbura, avril 2005,52p. ; CARE Burundi, Etude du cadre
légal et institutionnel de gestion des terres et autres ressources
naturelles, Ngozi, décembre 2003,50p.
23 Plusieurs cas d'assassinat sont recensés où des
familles sont massacrées en prétendant qu'ils sont des sorciers.
Les cas les plus récents sont ceux des provinces Cibitoke et Ruyigi.
traitement des dossiers, les frais que nécessite la
procédure judiciaire,...sont des facteurs qui concourent à
l'appauvrissement des justiciables et des témoins.24
§ 2. Les problèmes des terres des
rapatriés et des déplacés
Le contexte politique depuis quelques années favorise
le retour de tous les réfugiés et déplacés dans
leurs terroirs. Par là même, le problème foncier qui
était déjà très sensible acquiert un accent
particulier. Les rapatriés trouvent leurs anciennes
propriétés occupées soit par leurs anciens voisins ou
alors par des gens qui affirment les avoir achetées. Un problème
de preuve se pose. L'on trouve par exemple que plusieurs occupants se sont
succédés sur la même propriété et à
des titres divers. Certains d'entre eux sont déjà morts, les
rapatriés se retrouvent sans titres de propriété parce que
les papiers ont été perdus ou brûlés pendant la
guerre, ou alors on trouve des occupants illégaux des terres des
réfugiés qui possèdent des papiers signés par des
autorités administratives,...25 S'agissant des terres des
déplacés, le principal problème est leur vente
illégale et les empiètements faits de mauvaise foi par leurs
voisins26. Aujourd'hui l'administration est confrontée
à une multiplication galopante de litiges fonciers et le système
judiciaire risque d'être débordé.
§ 3. Les conflits de succession
Succéder c'est acquérir les biens du
défunt. La succession est une importante matière en droit
burundais mais qui demeure exclusivement sous l'empire du droit coutumier.
Etant donné l'exiguïté des propriétés
foncières, leur partage successoral est très difficile et la
moindre erreur peut engendrer des procès interminables. C'est
précisément dans cette matière que se vérifie
l'adage kirundi qui dit : « Abasangiye ubusa bitana ibisambo » ; ce
qui signifie littéralement : « Ceux qui ont peu à se
partager s'accusent mutuellement de gourmandise ».
Comme dans d'autres régions où l'organisation
familiale est patriarcale, la coutume burundaise exclue les filles de la
succession de leurs auteurs au profit du privilège de la
masculinité. Seuls les enfants mâles peuvent prétendre
à une part successorale. Généralement, même dans les
cas où il n'y avait aucun mâle successible, les biens devaient
passer aux enfants de la ligne parallèle27.
24 Lors de nos entretiens, on nous affirmé qu'il y a des
familles qui vendent jusqu'à 3 vaches pour poursuivre un
procès.
25 V. à ce sujet spécialement ICG,
Réfugiés et déplacés au Burundi :
désamorcer la bombe foncière, Rapport Afrique N° 70,
Nairobi/Bruxelles, 28p.
26 RCN Justice & Démocratie, op.cit.,
p.84.
27 C. NTAMPAKA, op.cit., p.18.
La pratique est que la fille mariée reçoit une
parcelle appelée « Igiseke » ou « Igisimbo » qu'elle
peut exploiter tout au long de son existence mais qu'elle ne peut ni vendre ni
léguer. Ce qui suscite pas mal de contestations.
Tant il est vrai que le problème de succession des
filles se pose actuellement avec beaucoup d'acuité mais il n'est pas le
seul. De nombreux litiges fonciers pendant devant les tribunaux
résultent des disputes qui opposent des frères pour le partage de
la propriété familiale.
Par ailleurs, la question de l'héritage des enfants
naturels et celle de la succession de la veuve sont aussi controversées.
Dans la plupart des cas, le conseil de famille qui, selon le droit coutumier,
est l'autorité compétente en matière de succession se
trouve souvent dépassé.
En définitive, le problème successoral
nécessite une analyse délicate du moment qu'il touche deux
problèmes extrêmement sensibles dans la société
burundaise : la terre et la famille.
§ 4. Le mariage et ses variantes
Au Burundi, c'est la loi qui réglemente l'institution
du mariage. Au-delà des conditions de fond, les futurs mariés
doivent satisfaire à un certain nombre de conditions de forme
prévues par la loi.
D'une part, le mariage en tant qu'une union libre entre
l'homme et la femme est monogamique. Par conséquent, la polygamie est
prohibée28. D'autre part, même l'union entre un seul
homme et une seule femme ne suffit pas pour constituer un mariage aux yeux de
la loi. Moins encore le versement de la dot ou le consentement des deux
familles respectives. Il faut en plus que l'union ait été
célébrée devant l'officier de l'état civil
compétent territorialement dans les formes et délais
prévus par le Code des personnes et de la famille29.
Néanmoins, dans beaucoup de régions du Burundi,
la réalité est toute autre. Dans les provinces comme Muyinga,
Rutana, Bubanza et Cibitoke, l'on trouve beaucoup d'unions illégales. A
titre illustratif, dans la commune de Giteranyi en province de Muyinga, la
généralisation de la polygamie est telle que les hommes monogames
sont marginalisés30. Dans la province de Bubanza, et
particulièrement après la récolté du riz, les
hommes prennent volontiers de jeunes épouses.
28 Article 366 de la loi no1/06 du 4 avril 1981 portant reforme
du Code pénal burundais in BOB no 6/81, p. 274.
29 Articles 88-119 du Code des personnes et de la famille in BOB
no 6/93, p.228.
30 RCN Justice & Démocratie, op.cit, p.87.
D'aucuns pourraient s'imaginer les conflits familiaux qui
découlent de la polygamie ou de l'entretien d'une concubine. Qu'il
suffise de citer l'inégalité de traitement entre enfants issus
d'un même père mais de mères différentes, les
conflits de succession, dilapidation des biens du foyer légal au profit
de la concubine, querelles entre la femme légale et la concubine,
etc.
En outre, il existe dans certaines régions du pays une
pratique de rapt de jeunes filles. Il s'agit d'une pratique qu'adoptent les
jeunes garçons éconduits. Ils s'organisent en bande et
enlève une jeune fille que l'un d'entre eux aurait choisie. Une fois
à la maison du prétendant, la fille est violée. Dans la
plupart des cas, l'on constate que ni la victime, ni sa famille n'osent porter
plainte. Le viol de la fille étant considéré comme une
souillure qui l'empêche de trouver un autre mari, l'on se contentera
plutôt à négocier la régularisation de l'union par
le versement d'une dot et un dédommagement moral. Le viol
planifié en bande est ainsi converti en un mariage socialement
accepté. Il s'agit d'une légalisation de l'infraction.
Toutefois, il ne faut jamais perdre de vue que ni les unions
libres, ni le simple concubinage ne sont protégés par la loi. Il
en résulte qu'en cas de dislocation d'une telle union ni la femme ni
l'homme ne pourra prétendre à aucun dédommagement devant
le tribunal.
§ 5. La sorcellerie et les pratiques
occultes
La sorcellerie ou la magie, dirait-on, est une
spécialité africaine ou en tout cas c'est en Afrique où on
croit beaucoup aux forces surnaturelles et aux pratiques occultes.
Au Burundi, la sorcellerie et les pratiques occultes peuvent
être trouvées partout dans le pays. Dans beaucoup de
régions, on croit à l'existence effective d'un pouvoir surnaturel
qui confère à celui qui le possède une capacité de
nuisance incontrôlable et qui échappe à toute
démonstration ou à toute description. Nous relatons dans les
lignes qui suivent quelques cas qui font preuve de la diversité des
pratiques occultes et de leur généralisation à travers
tout le pays.
Selon un extrait du rapport de l'ONUB31, de
nombreuses personnes soupçonnées d'être des sorciers sont
lynchées par la population particulièrement dans les provinces de
Muyinga, Karuzi, Cankuzo, Ngozi, Kayanza et Kirundo. Les cas de lynchage
déjà nombreux ont augmenté en raison des perturbations
climatiques. Beaucoup de soi-disant faiseurs de pluie ont été
lynchés.
31 ONUB, Division des droits de l'homme, rapport trimestriel
juillet-septembre 2005, p.3.
Selon les informations diffusées à la radio
Insanganiro en date du 21 avril 2007 à 12 heures 25 minutes, 5 personnes
ont été retrouvées dans leurs maisons
décapitées parce que soupçonnées de sorcellerie.
Tout de même, ces personnes étaient des réfugiés
récemment rapatriés de la Tanzanie.
Quel que soit le lieu où la sorcellerie et l'occultisme
se pratiquent, le grand défi qu'ils soulèvent est leur
répression. D'une part, sur le plan pénal, le principe de la
légalité des peines et des infractions assure une impunité
totale aux sorciers. En effet, les actes de sorcellerie ne constituent pas une
infraction pénale aux yeux de la loi. Certaines autorités
administratives et judiciaires pourraient emprisonner les
présumés sorciers pour trouble à l'ordre public, d'autres
les emprisonneraient pour les protéger contre la vindicte populaire.
D'autre part, le problème que soulève la
répression de la sorcellerie est celui de la preuve de l'infraction
étant donné que la sorcellerie échappe à toute
démonstration. Il devient dès lors difficile de prouver la
culpabilité du présumé sorcier.
Il résulte de ce légalisme une
incompréhension totale entre les autorités administratives et
judiciaires d'une part et la population d'autre part. Aux yeux de la population
en général et des supposées victimes en particulier, ne
pas sanctionner de manière exemplaire les présumés
sorciers est une complicité des pouvoirs publics. La culpabilité
des sorciers est évidente selon la population : il s'agit de cette
réputation de sorcellerie et des pratiques divinatoires.
Ainsi, le lynchage des présumés sorciers est une
alternative à la justice. Faute d'obtenir la justice des tribunaux, la
population fait recourt à la justice privée. Les auteurs des
lynchages bénéficient souvent du soutien et de la protection de
la population et ainsi l'impunité perdure.
Toutefois, l'on constate actuellement que dans certaines
régions, les accusations de sorcellerie suivies de lynchage, cacheraient
souvent des conflits fonciers et des règlements de compte entre voisins
ou familles en conflits en milieu rural.
Bref, les litiges de proximité sont assez nombreux et
variés. Ils impliquent par conséquent, pour leur
résolution, l'intervention de différents acteurs de la justice de
proximité.
CHAPITRE II. LES ACTEURS DE LA JUSTICE DE PROXIMITE
AU BURUNDI
Au Burundi, il n'y a pas de texte juridique instituant la
justice de proximité en tant que telle. Dans le passé, la loi
n°1/004 du 14 janvier 1987 portant réforme du Code de
l'organisation et de la compétence judiciaires avait institué le
Conseil des notables bashingantahe comme une instance juridictionnelle
en matière civile. Actuellement, la loi n°1/08 du 17 mars 2005
portant Code de l'organisation et de la compétence judiciaires qui l'a
remplacée ne contient pas un article similaire. Le seul texte qui y fait
expressément allusion est la Loi communale en son article 37.
En pratique, plusieurs acteurs interviennent dans la justice
de proximité. Ces acteurs peuvent être classés dans deux
principales catégories : les acteurs étatiques et les acteurs non
étatiques.32
|