Tout en demeurant un médium de
communication, le francanglais a donc été investi d'autres
fonctions sociales. En plus d'être ce parler qui permet aux jeunes
scoalires de se démarquer et de garder discrètes des
informations intimes, il est devenu un emblème, un moyen de (se)
reconnaître, conférant une véritable identité
« endo et exo-groupale ». Il devient dès
lors un objet véritable de marquage de frontière, comme le
confirme Pascal (élève de troisième du lycée de
Biyem-Assi, 16 ans) :
« Quand on était
là et on savait que si vous voulez jouer la maman sachant que la
mère comprenant français sachant que la mère comprenant
pidgin, il faut trouver un machin pour détourner.»
Le choix du francanglais par les jeunes
scolaires est donc motivé par le désir d'isoler l'adulte de leur
interaction. En clair, bien que présente dans le contexte de
communication, la maman en est isolée, le choix linguistique se
présentant comme un mur, une frontière qu'elle ne peut franchir.
Les jeunes peuvent donc parler de sujets discrets, voire parler de la maman
sans courir le risque de se faire réprimander. Pourtant, son
utilisation (par celui supposé ne pas en être un locuteur
légitime) permettrait de briser la frontière et de s'introduire
dans une communauté à laquelle, a priori, on ne serait
pas un membre. Romuald (parent d'élève, 38 ans)35(*) affirme donc :
« Oui même le
franc-anglais là je le parle aussi très très bien c'est
facile l'autre jour à la maison ma fille ne voulait pas que je vois son
bulletin j'ai entendu comment elle disait à sa soeur qu'elle ne va pas
me montrer son bulletin je suis venu la voir quand son amie était
partie j'ai dit que l'enfant-ci tu me wanda36(*) seulement je vais [du]37(*) comment je [wet]38(*) vos bulletins depuis et
personne ne me [shu]39(*)
son travail vous voulez me [sisia]40(*) ou quoi j'ai dit comme ça et je suis parti le
matin dimanche elle est venue me voir que papa tu as appris à parler
ça où du coup le soir elle m'a apporté son bulletin et
depuis c'est à moi qu'elle vient dire que tel garçon me
dérange tel garçon est mon ami »
L'utilisation du francanglais apparaît donc ici comme
un déclic qui a non seulement permis au papa d'entrer en possession du
bulletin de sa fille41(*),
mais également a permis de créer un certain climat de confiance
avec sa fille. Nonobstant son caractère déviant, le francanglais
est donc ce moyen qui aura aidé à vaincre les frontières
et de construire une équité permettant des confidences, et donc
créant une certaine intimité. Cette manipulation interactionnelle
aura permis au papa de se faire accepter parmi les jeunes dans le cadre
familial, et donc de se construire une nouvelle identité, laquelle se
présente donc ici comme ponctuelle, se conférant dans
l'interaction par le rôle joué. Nous ne sommes donc pas loin de la
théorie de la « face » de Goffman car c'est
l'interaction qui règle tout, l'identité étant instable.
En choisissant la « conformisation »
(Kastersztein, 1990 : 31) comme une stratégie identitaire aboutissant
à cette victoire, le papa aura réussi à faire tomber la
frontière, à briser la glace.
Cette manoeuvre n'est pas unique dans les contextes
plurilingues. Pour abolir des frontières, certains acteurs sociaux
peuvent procéder par «visibilité
sociale », mettant un accent sur des spécificités
qui permettent à l'Autre de comprendre que le locuteur peut
légitimement revendiquer son intégration dans le groupe.
Nous pouvons aussi évoquer ici les difficultés
que nous avons eu à effectuer des enregistrements en francanglais. Parce
que les locuteurs privilégiés sont en effet des jeunes
élèves entre quinze et vingt-cinq ans, chacune de nos tentatives
à faire parler cette «langue de yors » s'est
soldée par un échec, les jeunes étant bien conscients que
nous ne partagions pas leurs préoccupations, et que nous avions plus de
ving-cinq ans. Ils adoptaient donc spontanément un français plus
ou moins correct, mais surtout pas de francanglais, une manière de
pouvoir se resituer en basculant vers un nouveau cadre communicationnel dans
lequel nous serions inclus. Nous avons donc usé de subtilités
pour effectuer des enregistrements, en nous faisant aider par des jeunes
déjà admis dans des groupes tant dans la cour du lycée
qu'au quartier. Un des jeunes (extérieur au groupe) qui nous a
aidé à la collecte de produits empiriques a usé de la
«visibilité sociale » pour entrer dans le groupe
dont nous voulions obtenir un enregistrement. Pour se faire accepter, sa
stratégie a été de parler un francanglais très
accentué, une manière de revendiquer en toute
légitimité son acceptation dans le groupe. Il a donc pu
s'approcher de pairs pour solliciter une information, voire enregistrer sans
crainte leurs productions discursives.
Le choix du francanglais devient donc un moyen de
socialisation, une clé ouvrant la porte de la communauté. La
réalité se construit ainsi à travers des
négociations d'identité, les acteurs cherchant au cours des
négociations, « à imposer une définition de
la situation qui leur permette d'assumer l'identité la plus
avantageuse » (P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, 1995 :
128). Le choix de langue se présente donc ici comme un processus
permanent et jamais achevé par lequel l'identité, sociale et
personnelle, se constitue par l'interaction avec autrui (C. Trimaille,
2003 : 157).
Le francanglais devient donc un moyen d'exclusion/inclusion,
d'identification permettant par des stratégies interactionnelles de se
situer ou d'être situé dans les différentes tentatives de
socialisation. Ce parler est en fait devenu emblématique, identitaire
par un processus d'appropriation parvenu à la vernacularisation, cette
« prise de conscience par les locuteurs eux-mêmes de la
spécificité de leur usage et la constitution de celle-ci en une
variété discernable et reconnue » (Manessy,
1994 : 413). Erick (élève de quatrième année
au Collège Charle Atangana, 18 ans) peut donc affirmer :
« Tous les potes que tu vois là on
parle francanglais il y a seulement certains camarades là chaque fois
que nous sommes ensemble que les gars viennent qu'on commence à parler
de nos choses ils partent parce qu'ils ne parlent pas comme nous.
Toi-même tu peux être là on parle ce français
là un genre que tu ne vas pas hia ? »
Ces jeunes sont donc très conscients de l'utilisation
qu'ils peuvent avoir de ce parler «branché »
qui, malgré tout, est parfois reconnu comme du français mais
réutilisé de sorte à ne pas être accessible à
tous les locuteurs du français.
Cette acquisition/perte d'identité permanente devrait
donc s'inscrire dans le contexte «chaotique » (De
Robillard, 2001, 2003) caractérisé par la contextualisation de
toute entreprise herméneutique. En effet, le Camerounais ne
présente pas le même visage quel que soit le contexte. En fonction
des enjeux du moment, il pourra revendiquer, s'octroyer ou rejeter une
identité, par le déplacement ou non vers un ou l'autre
(pôle d'une) langue. Le francanglais devient ainsi une
«langue » dès que se fait sentir le besoin de
s'attirer des faveurs de jeune(s) dont un des rôles est de
généraliser sa pratique.
V.2. UN ENRACINEMENT PROGRESSIF ET
GENERALISE
Parler des jeunes scolaires, le francanglais est
utilisé dans des salles de classe, des amphithéâtres et des
salles de travaux dirigés, au marché et en famille, dans la
rue ; il est en tout cas utilisé pour traduire une certaine
convivialité, une intimité, ce qui suppose l'appartenance
à la même communauté sociale. Essentiellement oral à
l'origine, ce parler a été usité ces dernières
années pour animer certaines pages des journaux publics, rentrant dans
la graphie : Cameroon-Tribune dans «l'Homme de la
rue » ; Le Messager dans « Takala
et Muyenga ». Actuellement, une publication destinée
à l'éducation des jeunes utilise particulièrement ce
parler. Il s'agit du mensuel 100 % Jeunes, édité par des
missionnaires catholiques du Collège Mvogt à Yaoundé, mais
qui regroupe des éléments de tout le territoire national.
En outre, d'autres titres (Le Popoli, Le Satirik Small No
Bi Sick) l'utilisent dans certaines rubriques. De même, des
émissions radiophoniques l'utilisent comme moyen d'atteindre les jeunes
dans les stations provinciales de la CRTV42(*) qui est un
l'appareil audiovisuel public, de même que dans les radios privées
des centres urbains. A Yaoundé par exemple, Canal 2
international a fait appel à Fingong Trala Oga Okoshukou le
biafrais Manolap, Amadou et C'est-La-Vie, des dramaturges faisant dans le
comique, qui animent certaines des émissions de cette radio en acceptant
ou en utilisant à certains moments le francanglais.
Ce qui est toutefois commun à toutes les situations
d'utilisation de ce parler, c'est l'atmosphère de détente car sur
la même chaîne de télévision, le français, tel
qu'utilisé dans la rue, est exploité pour traiter des sujets
sociaux plus sérieux et parfois posant des problèmes assez
pathétiques (dans l'émission «bouillon du
rire » par exemple).
Lors de nos enquêtes sur le marché de
Yaoundé, nous avons remarqué, qui plus est que, face à
certains clients, les vendeurs utilisent comme langue d'adresse soit le
pidgin-english (aux adultes), soit le francanglais quand la cible
communicative renvoie aux jeunes en général.
Le francanglais s'inscrit donc dans une
instabilité générale, et ne fonctionne qu'à travers
une certaine mobilité, flexibilité sociale qui justifie
également la variété de représentations des
locuteurs sur ce parler. « Truc » pour certains
qui s'en éloignent, « langue » de
sécurisation pour les jeunes scolaires, voire de socialisation ou
d'exclusion pour d'autres, l'inconstance du francanglais a même
fini par désarçonner des observateurs et les enseignants
hantés par l'idée de la norme. « Par son
caractère composite, son manque d'uniformisation et de
systématisation, le francanglais est voué à l'échec
car il porte en lui, les germes de sa propre destruction », si
l'on s'en tient à ce que prédit Essono (2001 : 79). Cette
flexibilité de la langue ne devrait pourtant pas surprendre ; car
elle traduit le dynamisme de la langue, une vitalité qui permet aux
locuteurs de (se) construire des identités et donc de (se) socialiser.
« Ce parler existera tant qu'il continuera à se
renouveler, à s'enrichir », ajoute-t-il.
Par ailleurs, sur le plan de l'écrit, des titres
destinés aux jeunes ou pas du tout exploitent le
francanglais qui s'affirme de plus en plus comme
emblématique du jeune camerounais urbain, à la manière du
Front Populaire Ivoirien (FPI) de Côte d'Ivoire :
« Son existence, d'abord le fait de jeunes
marginalisés des centres urbains, les locuteurs du FPA43(*) proviennent aussi d'une
certaine élite qui maîtrise bien le français officiel. Le
fort sentiment d'appartenance, de soudure sociale dont font preuve ces
locuteurs explique son adoption par une élite de plus en plus
nombreuse » (A. Bassolé-Ouedraogo, 2004).
Malgré sa fonctionnalité, en dépit de sa
diversité, le francanglais reste un idiome très proche
du français «standard ». En effet, sur le plan
linguistique (Biloa 2003, Essono 1997, 1998, Féral 1993, 1998, 2004,
Fosso 1999, Mendo Ze 1990) et sociolinguistique, il ne présente pas
toujours des indices d'autonomie linguistique pouvant nous permettre de
conclure à l'existence d'une langue autonome. En effet, le
`'francanglophone'' est d'office un francophone, une autre manière de
reconnaître que sa pratique s'inscrirait dans la pratique du
français dont il dépendrait sur un plan structurel et
représentationnel.
En conclusion, le francanglais ne serait donc qu'un des
multiples visages du français au Cameroun, matérialisant de
facto la profondeur de son appropriation, mais aussi son
instabilité sociolinguistique. Telle est la socialité
linguistique concrète qui montre la désaffection des jeunes
scolaires vis-à-vis des idéologies normatives surplombantes.