Nous avons mené jusqu'à présent une
étude approfondie des modèles éducatifs et
pédagogiques, des principes théoriques de la communication entre
les membres de la société scolaire. La
complémentarité des représentations et modèles de
l'enseignant et de l'élève, l'importance d'une communication
circulaire qui assure à l'enseignant son hégémonie, et
garantit sa sécurité, puisqu'elle lui épargne de remettre
en cause ses principes traditionnels fondés sur l'image flatteuse de
lui-même, font de l'école ou de l'établissement scolaire un
univers fermé, résistant aux changements.
De ces analyses théoriques des pratiques scolaires, il
se dégage non seulement l'impression d'activités minutieusement
réglées, mais aussi d'une grande méfiance vis-à-vis
des hasards de la spontanéité. Les lois de la
société scolaire définissent des rôles,
répartissent des tâches et fixent les modalités de leur
accomplissement. Les sanctions et les punitions renforcent la puissance de ces
lois, ou compensent leurs défaillances devant l'imprévu. Pour le
cas de Yaoundé, la «scénographie » de la
socialité scolaire évoque en quelque sorte la saisie de la
société scolaire
« yaoundéenne » qui se dévoile
à travers les manifestations les plus routinières et les plus
quotidiennes qui ont cours dans ces espaces particuliers (Nga Ndongo, 1975). Il
s'agit donc de voir comment cette société scolaire peut
dévoiler un pan de son vécu quotidien derrière
« l'idéal culturel de l'école »
(Mollo, 1969 : 205).
IV.1. LES REGLES DE LA
SOCIETE SCOLAIRE
Dans tous les entretiens que nous avons eus avec les
élèves de l'enseignement secondaire de tous ordres, quel que soit
le type d'école, le règlement intérieur est
fréquemment mentionné. Il est en général
très imparfaitement connu, donc rarement suivi à la lettre ;
toutefois, les élèves se réfèrent volontiers, non
seulement à son contenu, mais à son existence,
considérée comme une nécessité de la vie sociale
à l'école. Un élève d'une classe de
3ème du lycée Leclerc mesurant environ 1,45
déclare, non sans humour, que :
« Quand on entre en classe, je me suis souvent
arrêté près du règlement qui est affiché au
babillard ; comme il est très haut, je ne peux lire que le bas...
je ne me souviens pas de ce qu'il y est écrit... mais c'est important,
le règlement...Le prof., le surveillant général et le
Censeur en parlent quand on fait des bêtises... »
Un autre affirme : « Je n'ai jamais
lu le règlement intérieur...mais le professeur et le
délégué de la classe le lisent très souvent en
début d'année scolaire, puis il est affiché en
classe».
Si l'étude du règlement intérieur de
l'établissement présente ici peu d'intérêt, les
multiples règles qui régissent la société scolaire
dans ses moindres détails méritent par contre de retenir
l'attention. Il suffit pour s'en rendre compte de citer quelques entretiens
individuels effectués avec des élèves de six
établissements secondaires général et technique.
L'activité de l'ensemble des élèves
interrogés semble ainsi rythmée par les ordres du professeur qui
ponctuent les différentes allées et venues des
élèves. Le cérémonial de la vie scolaire :
« on se lève, on sort, on se range, on
descend... » ; ordre constant, coup de sifflet ou de
sonnerie, nombreuses mises en rangs, transforment la vie scolaire en un
étrange ballet, étrange surtout pour des personnes
étrangères à l'institution. Car, les élèves,
eux, semble accepter aisément une répartition des rôles
aussi stricte qu'autoritaire.
De l'avis de l'autorité éducative, le
règlement intérieur, même s'il n'est pas convenablement
respecté, est un garant de l'autorité de l'enseignant et celle
des administrateurs de l'établissement. Les décisions de ces
derniers organisent les activités journalières des
élèves. Leurs ordres sont plus constants. De plus, ils
répartissent les rôles et les activités, et
l'obéissance facilite grandement la tâche de
l'élève. Toute entorse à la règle
d'obéissance est sanctionnée sévèrement :
retenue, devoir supplémentaire, exclusion temporaire sont le lot de tout
élève en mal d'opposition. L'obéissance remplace la
décision, le rite rend inutile l'initiative. Aussi peut-on rapprocher
cette mise en scène de la vie scolaire des conduites ludiques. L'amour
des règles, l'obéissance parfaite de l'élève
à ces règles, parfois très compliquées et toujours
stricte, imposent souvent à l'acteur une véritable ascèse.
La soumission au rituel de la vie scolaire ne peut-elle pas à son tour
être considérée comme un moyen de s'intégrer
à la société scolaire ? Ce que l'écolier fait
pour plaire à l'adulte, c'est-à-dire au maître pour
participer à la vie sociale de l'école, avec un minimum d'efforts
personnel, l'adolescent en tolérera mal ou refusera dans le cycle
secondaire.
Il semble donc que le cérémonial de la vie
scolaire et le rituel qui imprègne les relations
enseignant-élève aient une valeur symbolique. Cette valeur
symbolique peut être considérée comme une manifestation du
rôle socialisateur de l'école ; celle-ci est, au sens
sacré du terme (car toute initiation relève du sacré) une
initiation de la vie d'adulte ; et les élèves, sous la
conduite sûre du «magicien » de la science,
accomplissent à l'école leur rite d'initiation aux grandes
valeurs de la société.
Toutefois, l'obéissance aux règles ne va pas
toujours de soi. En effet, face à la contrainte et à l'oppression
dont ils sont l'objet par le truchement de l'administration scolaire, les
acteurs scolaires situés en marge des réseaux qui se
développent à l'ombre des lois et règlement des centres de
décision des politiques éducatives, développent une
culture de conflit avec l'institution scolaire. Les éléments
constitutifs de cette culture peuvent être mis à nu lorsque
l'analyste procède à une véritable «anthropologie
de la quotidienneté » (Monga, 1991 : 10), qui permet
de découvrir la charge contestataire d'un certain nombre de pratiques
dont la logique dévoile non pas tant l'opposition et la
résistance des jeunes scolaires du second degré, mais une
production, une invention d'un espace symbolique inédit pour permettre
à la société scolaire de gérer son
équilibre. Si l'on considère ce qui se laisse observer dans les
établissements scolaires secondaires de Yaoundé et en
dépit des règlements qui prescrivent aux élèves
les conduites à tenir, l'on constate que ce qu'il est convenu d'appeler
le « moi social scolaire », se crée ses
propres normes, se bâtit dans une sorte d'informalité des
structures du jeu toujours plus nombreuses qui ressortissent à cette
univers de sacralité susmentionné. C'est ce caractère
sacré participant du scolaire, de l'interactif et du social qui rend
quasiment intolérable toute désobéissance.
IV.1. 1. La
désobéissance aux règles : les punitions
Au cours des discussions individuelles avec les
élèves, nous avons abordé à plusieurs reprises les
mauvaises actions qui justifient de la part du professeur les punitions les
plus sévères. A la question de savoir quelles sont les actions
les plus sévèrement punies à l'établissement, nous
avons recueilli les réponses suivantes : mauvaise conduite,
copiage, bavardage, mauvaise camaraderie, mauvais travail. Toutefois, le
copiage vient en tête des actions répréhensibles, le
bavardage est jugé plus grave que le mauvais travail. La mauvaise
conduite, qui comprend tout ce qui peut perturber la classe et amener des
relations difficiles avec l'enseignant, ne vient qu'en quatrième
position, tandis que la mauvaise camaraderie peut à peine être
considérée comme un délit scolaire.
Ainsi la punition se réfère à l'ensemble
des peines attachées à la «chose
éducative ». Elle est, en effet, la somme des
méthodes permettant de décourager les actes
répréhensibles. Ce sont en un seul mot des blâmes.
Tout éducateur sait que l'instruction doit aider les
individus à devenir des membres utiles de la société.
C'est ainsi que les enseignants sont appelés à aider les
élèves à apprécier à juste titre leur
héritage culturel et à mener une vie plus enrichissante. De ce
fait, les années de scolarité doivent préparer les
élèves à assumer leurs responsabilités futures,
à développer la joie de vivre et à devenir des hommes et
des femmes équilibrés et intègres. Pour réaliser
cette harmonie, la pédagogie contemporaine s'attache à corriger
les élèves indisciplinés afin de décourager les
initiatives malsaines. Ainsi, un élève qui ne révise pas
ses leçons n'est pas admis en classe supérieure. Très
souvent, les paresseux et les indisciplinés sont soumis à des
punitions diverses : nettoyage des salles de classe, des toilettes, de la
cour, corvée diverses, des retenues, exclusions temporaires ou
définitives de l'établissement, fessées publiques, etc.
Ces punitions commencent toujours par des avertissements devant leur permettre
de prendre conscience de la repréhensibilité de leurs actes. De
même en les punissant, l'autorité scolaire présente
à tous les élèves déviants le traitement qui leur
est réservé.
Cependant, parce que le but de l'éducation est de
développer en chaque individu toute la perfection dont il est
susceptible comme le dit le philosophe allemand Kant, il y a lieu de noter que
les élèves qui se distinguent positivement sont aussi
«sanctionnés » par les dirigeants de
l'école.
IV.1.2. Les
récompenses
Nombreux sont des élèves qui surmontent les
seules inhibitions scolaires pour s'affirmer et s'imposer à
l'école. A ceux-ci, les différents établissements
scolaires donnent la possibilité d'aller en classe supérieure,
leur octroient des bourses scolaires ou de formation à
l'étranger. Ceux qui ont une moyenne supérieure ou égale
à 12/20 reçoivent des parchemins comme les tableaux d'honneur,
d'encouragement et de félicitations. Ces encouragements incitent les
concernés à la persévérance et amènent les
autres à travailler plus assidûment afin d'être
primés aussi prochainement.
IV.2. LE «METIER
D'ECOLIER »
L'observation empirique de la scène scolaire à
Yaoundé, laisse voir que l'école n'est pas uniquement un lieu
où l'on apprend des savoirs, des savoir-faire, il s'agit plus
d'apprendre les ficelles, les «trucs du
métier », de trouver comment se débrouiller, les
tabous, entre autres. La vie à l'école est un processus continuel
de négociation, disions-nous, souvent subtilement implicites. On
s'attachera dans ce paragraphe à découvrir les règles
informelles qui sous-tendent ces négociations, et maintiennent la
cohésion de cette communauté de travail. Pour cela, nous
prendrons appui sur tout ce qui semble déviant, banal, parfois
même dénué de sens.
En cela, l'hypothèse que nous essayons de
vérifier dans cette partie de notre travail, celle du
«métier d'écolier » s'exprimant non pas
dans le rôle prescrit par ceux qui déterminent l'autorité,
mais à travers la manière dont les élèves
eux-mêmes conçoivent ce rôle d'une part, et celle de la
carrière d'enseignant se dévoilant comme processus continuel de
négociation conflictuelle implicite régis par des
stratégies de survie visant à «faire
face » au dérive du système éducatif
actuel.
IV.2.1. Les
procédures de négociation du travail scolaire
Seront considérés ici, sur un même plan
et traités comme des redéfinitions de la situation
opérée par les élèves qu'associent
différentes stratégies. Ce concept de stratégie
considérée ici comme central, est entendu comme «lien
où l'intention individuelle et les contraintes extérieures se
rencontrent » (Cf. Année sociologique,
3e série, Vol.37, 1987 :397). Au nombre de ces
stratégies, figure le chahut
IV.2.1.1. Le
Chahut
Selon le dictionnaire Le Robert, le chahut est une
agitation bruyante (sv : « chahut »).
Dans le contexte d'étude qui est le nôtre, il renvoie aux tumultes
d'écoliers destinés à protester contre un professeur ou
encore un vacarme accompagné de désordre, en particulier pendant
le cours.
L'opposition des jeunes à leurs enseignants est
donnée à peu près permanente de l'histoire. L'observation
des espaces scolaires yaoundéens laisse percevoir de
façon perpétuelle des chahuts dans l'ensemble du groupe-classe.
Il s'agit, en effet, d'un «chahut
traditionnel » qui parfois se transforme en ce que
Jacques Testanière a appelé « chahut
anomique ».
Dans le cas classique que nous avons eu à observer, il
est le fait de l'ensemble du groupe-classe visant davantage le personnel
subalterne (surveillant général, surveillant de secteur) que les
professeurs principaux et ponctue des périodes précises du temps
de travail scolaire. Dans l'ensemble, le chahut, au-delà d'être
qu'un simple vacarme accompagné de désordre, ou qu'un tumulte de
lycéens et collégiens destinés contre l'autorité
éducative, renforce la cohésion du groupe-classe et de la
société lycéenne en favorisant l'intériorisation
des normes en vigueur.
Dans le cas du «chahut anomique », le
constat est qu'il se manifeste sous forme d'un désordre
généralisé sans meneur, sans objet précis ni plan
préparé à l'avance, qui se traduit par des infractions
graves à l'ordre scolaire (insultes, vols, déprédations)
à travers lesquels les élèves se révoltent aussi
bien contre les normes que contre les buts de l'institution scolaire
(Testanière, 1987).
Ces formes de révolte sont en fait des
stratégies conscientes de résistance à la scolarisation.
Les lycéens et les collégiens yaoundéens
produisent ainsi une culture anti-scolaire originale en s'appropriant de
façon sélective des éléments de culture
juvénile véhiculée par les médias. Cette culture
est marquée par la violence. Cette culture du chahut anomique serait
à la fois opposition à l'ordre scolaire et intégration
à l'ordre social (Wills, 1977). C'est également dans cette
logique que s'inscrivent les conséquences induites par la
« diplomythe ».
IV.2.1.2. La
« diplomythe » ou l'école du comment :
manifestations et conséquences
La « diplomythe » que nous
empruntons au sociologue camerounais Jean Mfoulou se réfère ici
à l'imaginaire, aux représentations que les camerounais ont du
diplôme. En effet, comme le révèle Mvesso (2005 :18),
le système éducatif camerounais actuel est largement tributaire
du modèle des années soixante, c'est-à-dire un ensemble de
structure scolaires léguées directement par les puissances
coloniales, en l'occurrence l'Angleterre et la France qui venaient
« d'octroyer » l'indépendance au Cameroun.
Au lieu de se libérer de la colonisation éducative par la
revalorisation de l'identité culturelle à partir des programmes
d'enseignement endogènes, les degrés de l'enseignement restent
ceux des anciennes métropoles et dont l'objectif manifeste est de
socialiser autant de camerounais que possible. A ce propos, Mvesso affirme
ainsi :
« Nul ne songe, en ces années
d'euphorie, à remettre en cause ni les contenus, ni la finalité
fondamentale de cette école qui consiste rien moins qu'à
intérioriser les codes culturels européens, dans une langue
européenne et à obtenir le label magique : le diplôme,
véritable ticket-miracle pour l'intégration socioprofessionnelle.
En vérité, il ne pouvait pas alors en être
autrement » (ibid. : 19)
Ainsi, l'une des ressources à capitalisées dans
la négociation de l'insertion dans les systèmes dominants est le
diplôme dont la fonction sociale est allée croissante depuis le
début des colonisations. Il apparaît encore, dans l'imaginaire
d'un grand nombre de jeunes et leurs parents, comme permettant l'accès
aux privilèges de l'argent. Le diplôme est perçu aussi
comme un signe de distinction sociale si l'on en juge par la manie de nombre
des diplômés à brandir leurs titres sur leurs cartes de
visite ; il conditionne encore l'accès à des postes de
responsabilités. Compte tenu de la question des débouchés
et des emplois, il sert à façonner une image et une
réputation.15(*)
Les jeunes camerounais de la deuxième
génération, celle de la crise des années 1990, crise
socio-politique et crise économique aiguës, ont pour reprendre
Mvesso (ibid. : 25), prolongé ce système des attentes
qui avaient cours et pouvaient être satisfaites pendant les deux
premières décennies qui ont suivi les indépendances des
années 1960. Ainsi ce qui compte dans le système, c'est le
diplôme et non le contenu et l'organisation de la formation. Nombre de
jeunes camerounais vivent ainsi une sorte de cécité volontaire.
Ils veulent ni ne peuvent voir les avantages scolaires ou pédagogiques
du nouveau système dès lors qu'il n'ouvre pas le sésame de
l'insertion socio-économique linéaire des premières
années (Mvesso, ibid. : 26).
Cette mentalité bureaucratique, mieux ces attentes
bureaucratiques sont aujourd'hui encore l'objet de nombreuses pratiques tant
par les élèves, leurs parents que les encadreurs.
IV.2.1.3. La
tricherie
S'il n'atteste plus ni de la compétence, ni de
l'assimilation des programmes, le diplôme est pourtant devenu un
phénomène culturel adapté aux logiques qui structurent les
mentalités des sociétés camerounaises actuelles. Facteur
d'intégration sociale, le diplôme provoque un comportement
culturel de la part de tous les acteurs sociaux. Sa non obtention sanctionne la
faillite des rêves (Mbembe, 1985 :56).
Pour le conquérir, les élèves ont besoins
des notes qu'ils cherchent alors par tous les moyens. Des pratiques multiformes
existent, dans le but de contourner les obstacles de la sélection. Les
fraudes, la corruption des correcteurs d'examens, les trafics de tous genres
constituent à l'heure actuelle la gamme des réponses des jeunes
scolaires d'enseignement secondaire face à la rigidité d'un
système d'où sont exclus tous ceux qui ne parviennent pas
à surmonter les rigueurs d'une structuration sociale de plus en plus
inégalitaires (Mbembe, ibid. : 57). Dans ce contexte,
Mbembe relève que,
« La tricherie cesse d'être, dès
lors, un simple problème moral qu'on résoudrait à coup
d'incantations pieuses et de conversions miraculeuses. Elle est une
réponse politique à un système qui, en même temps
qu'il autorise tous les rêves, détruit par d'autres dispositions
les espoirs qu'il agite, mais est inapte à satisfaire »
(ibid.).
Il faut lire derrière ces propos que la tricherie que
l'on observe dans toutes les institutions scolaires camerounaises n'est pas la
réponse des seuls élèves paresseux ou de ceux qui tiennent
à tout prix à figurer sur les tableaux d'honneur.16(*)
Il ne s'agit pas non plus, à la vérité,
d'un «fléau »17(*), mais d'un mécanisme social inventé par
les jeunes, lesquels participe d'une logique imposée par un mode de
travailler, de produire, de réussir, d'accaparer le pouvoir et les
richesses. Elle est compréhensible si l'on s'obstine à la
considérer sous ses seuls angles moraux (Mbembe, ibid.) Il
s'agit aujourd'hui et souvent, d'une réponse organisée qui
implique des acteurs aussi divers que les élèves et leurs
parents, les enseignants et les fonctionnaires des administrations
scolaires.
La fuite des sujets d'examens part en effet des bureaux
d'organisation des examens et concours. Ce phénomène s'explique
par le fait que, pressés d'arrondir les fins de mois, certains
personnels administratifs ou les enseignants vendent des épreuves, de
«l'eau » pour utiliser le jargon du milieu scolaire. A
la périphérie des mécanismes officiels
s'institutionnalisent des pratiques qui tentent d'équilibrer les
inégalités structurelles que légalisent les voies
officielles. Les acteurs, subordonnés ou non, s'évertuent
à tirer ainsi parti de ce qu'on pourrait appeler le
«désordre légal ». Interrogé
à ce sujet, un enseignant tente de révéler une des
stratégies :
« La multiplication des petits
centres, efficace pendant la phase écrite, devient préjudiciable
dans la phase des corrections, et doit être strictement limitée si
ce n'est proscrits dans les épreuves pratiques des examens techniques.
Pour ce dernier cas et au niveau des examens DECC concernés, le fait que
nombres d'enseignants interrogent leurs propres élèves permet de
tisser des réseaux de corruption pendant l'année scolaire, au
quartier, si bien que le moment venu l'on ne puisse rien détecter dans
les centres d'examens alors que l'argent circule bel et
bien »
Ainsi la prostitution scolaire aggrave-t-elle,
elle-même, la situation, car touchant et mettant surtout en cause
l'intégrité du corps enseignant. Les sanctions et les exclusions
ne contribuent guère à trouver des solutions là où
les sujets d'examens eux-mêmes font appel, non à l'intelligence et
à l'analyse critique, mais à la répétition et au
mimétisme (Mbembe, ibid.).
C'est dans ces conditions que nombre d'élèves,
pendant les compositions, ont sous leur chemise ou copie, des feuilles
vulgairement appelées «cartouches »,
«fax » qu'ils consultent à tout moment après
le passage des surveillants qui sont moins nombreux pour contrôler la
salle. Ceux qui sont surpris en train de tricher sont traduits au conseil de
discipline ou restent simplement impunis.
Les tricheries sont ainsi devenues un élément de
la société camerounaise et de son système éducatif.
Elles se développent de plus en plus aujourd'hui dans le milieu scolaire
yaoundéen. Elèves, enseignants, agents de bureau,
parents d'élèves participent à son extension, mues par des
préoccupations qui ne sont pas seulement alimentaires ou liées
à des besoins immédiats.
En vérité, l'ensemble des
phénomènes observés ci-dessus n'est pas seulement subi par
les élèves. Ceux-ci en sont aussi les acteurs, au sein d'une
relation qui n'est pas seulement passive mais aussi active.
IV.2.1.4. La
flânerie des élevés dans la ville de
Yaoundé comme théâtralité de l'ethos
underground
Cette partie se propose d'étudier la
représentation de l'ethos underground dans l'univers scolaire où
elle se dégage de pratiques privilégiées comme l'exercice
de la ruse et des détours, la flânerie outsider et d'autres formes
de mouvance à travers les frontières des établissements.
À partir de la perspective de l'invention du quotidien de Michel De
Certeau, la démonstration met en relief la déroute du sens dans
les rapports entre l'élève et le langage canonique du
règlement. Il est question aussi de penser le développement d'une
esthétique pluriculturelle en tant que réaction à
l'orthodoxie du sens.
En effet, dans la plupart des règlements
intérieurs, et afin de limiter la flânerie et le vagabondage au
sein et en dehors de l'établissement18(*),
« Il est demandé que les
élèves demeurent en classe en cas de permanence ou en cas
d'absence de professeur. Quel que soit le cas, il est exigé que les
élèves rentrent tous à 7h30, qu'ils sortent tous à
15h30 ou à la recréation, dans un mouvement d'ensemble. De sorte
que s'ils se retrouvent indûment dehors, aux heures de travail, sous
prétexte qu'il y a permanence ou que le professeur est absent, ils
tombent sous le coup de la loi ant-flâneur et sont portés
absents »19(*).
A travers cette déclaration, on voit bien qu'il n'est
pas permis aux élèves de flâner, c'est-à-dire
d'errer aux heures des cours fut-il pour les motifs de permanence ou d'absence
d'un enseignant.
Or, à l'observation des établissements
scolaires secondaires et de leurs alentours, il se déploie, au jour le
jour, au travers des comportements des élèves, une
révolution tranquille qui bouleverse les institutions scolaires et
exprime une mutation de moeurs et d'idéaux. Ces comportements d'acteurs
scolaires, dans un compromis avec les normes officielles, produit à sa
manière des ruptures et des transformations dans le cadre de cette crise
éducative.
Les investigations que nous avons effectuées dans les
établissements d'enseignement secondaire à Yaoundé ont
permis de dégager la mise en place des conditions d'une culture
nouvelle, repérées dans la conduite des l'élèves
qui incarnent la figure du flâneur, jouant le rôle d'un être
de frontières.
Entre mouvances et détours, ils inscrivent la
pluralité culturelle dans l'espace scolaire et extra-scolaire. Tout en
réalisant leur errance dans des espaces-temps
hétérogènes, les élèves-flâneurs
à Yaoundé semblent ramasser les marques de l'ethos de
cultures hétérologiques et bricoleurs, ils créent les
moyens pour leur mise en relation dans un contexte dorénavant
pluriculturel. La relativisation des vérités, des dogmes, des
paradigmes imposés comme modèles à être reproduits
par tous et partout, en dépit de la diversité de contextes et la
pluralité des structures qui les composent, se réalise dans la
figure et dans l'action des élèves, ces «êtres de
frontières ». La mise en question de la rigidité
d'une "vérité" peut représenter aussi la transgression des
limites spatiales. Dans un élan de liberté, ouvre le monde clos
de l'école vers l'extérieur de la rue, établissant la
porosité de l'espace scolaire qui permet l'intervention des
élèves-flâneurs dans la réinvention du quotidien.
Errants sans ancrage, les élèves-flâneurs, ne trouvent pas
de limites à leur besoin d'habiter l'entre-lieu constitué dans un
espace de «rhizomes ». Les
élèves-flâneurs possèdent la capacité de
fleurir partout, puisque leur identité s'est formée dans le
va-et-vient entre des champs les plus divers. La condition d'errance se
détermine par une conduite déviante qui les a menées dans
l'espace de la rue pour, peut-être, essayer d'y tracer leur propre
chemin, celui de sujets d'appropriation.
Pour Becker, un individu ou un groupe déviant
s'organise "autour de valeurs et d'activités qui s'opposent aux
conventions de la société globale." La condition
outsider favorise le développement de l'errance et vice-versa,
car l'une engendre l'autre. En tant qu'errant, les élèves, qui se
trouvaient en situation de fuite vers les débits de boissons, les
vidéos-clubs ou les salles de jeux de hasard (jeux de carte
fap-fap ou djambo, flipper,
baby-foot, vidéo-game...) qui environnent leur
établissement, pour ne pas être découverts,
développent la pratique de la déviance. L'identité du
flâneur se construit dans les lieux parcourus dans son errance et se
définit dans l'acte déviant de la traversée. C'est dans ce
périple qu'ils développent ses processus de cognition ontologique
et de relation avec l'ambiance qui les entoure.
Dès lors le chercheur interroge le code dicté
par ces lieux de ludiques extra scolaires, lorsqu'ils accordent leurs pas et
rythmes aux variations des espaces par où ils circulent, quand ils
échappent à la surveillance des parents et des encadreurs
scolaires. Tout se passe comme si les élèves
yaoundéens connaissaient le besoin d'expérimenter, dans
leur marche, les limites de leur propre corps au moment de se heurter aux
obstacles inscrits dans le chemin qu'ils traversent, où les interdits
constituent une invitation à l'exercice de transgressions et de
dépassements.
Fatigués de penser la vie à partir de la
perspective du monde clos de l'école, de la maison et de la protection
de la famille, aujourd'hui nombre de lycéens et collégiens comme
on peut le constater, sortent dans la rue vers l'espace ouvert, choisissant ce
lieu profane qui fuit le contrôle dogmatique et favorise
l'avènement de pratiques marginales. Dans la rue, l'improvisation est
l'arme qui caractérise et permet la métamorphose, l'adaptation
à un univers toujours en mouvement. En effet, sortir vers l'espace
ouvert représente un défi pour les
élèves-flâneurs interrogés, celui de traduire dans
un langage les divers registres culturels repérés dans le
quotidien urbain : fumer, consommer de l'alcool et de la drogue, faire la
coquetterie, s'amouracher, s'habiller en Yo'r20(*). Cette tâche permet
le développement des possibilités cognitives qui essaient
d'expliquer la vie, à travers l'exercice de la perception activée
par la stimulation des sens dépouillés des repères de
l'espace intime de l'école, de la maison et libres pour se manifester,
en captant les registres des altérités plurielles. Observateur
attentif, le flâneur met à preuve et améliore son potentiel
de perception quand il vogue par des espaces illimités, cueillant, par
le plein usage de ses sens, les référents les plus divers y
enregistrés.
En contact avec la différence, les
élèves-flâneurs yaoundéens, «les
êtres de frontières » se perçoivent dans un
monde pluriel et se constituent dans ce divers. En rupture avec les structures
dualistes, ils ne s'ancrent pas aux marges et transitent dans tous les champs.
Avec eux, la frontière perd sa signification et ne se caractérise
plus comme diviseur du tout, car, `'l'entre-deux'' est une forme de
coupure-lien entre deux termes.
Ainsi, dans sa nouvelle signification, la frontière
devient ligne de tangence, point de contact et d'échange, d'inclusion de
différences, pont qui lie les marges et sur lequel se heurtent, se
confondent et s'hybridisent les hétérologies, configurant un
espace entropique, pluriculturel, où se manifestent aussi des
identités undergrounds auparavant exclues parce qu'elles
différaient du canon. La trahison d'un ordre est lue par De Certeau
comme manifestation de l'étranger dans le territoire interdit:
"Transgression de la limite, désobéissance à la
loi du lieu, il figure le départ, la lésion d'un état,
l'ambition d'un pouvoir conquérant, ou la fugue d'un exil, de
toute façon la 'trahison' d'un ordre." Hybride, riche, fortifié
par la dialogie différentielle, l'errant underground
déplace les marges et relit le paradigme de limites, agrandissant cet
entre-lieu situé entre des frontières paradigmatiques qui
interposent des raccourcissements, excluant des altérités
étranges à son contexte. Exilés du centre, ils refusent la
périphérie en inscrivant le contre-texte outsider dans la matrice
canonique, en faisant déborder la matière hybride au-delà
des frontières, en développant dans la clandestinité la
ruse, qui lui permet de transposer des barrières, lorsqu'il doit
improviser pour survivre. L'ampliation de l'entre-lieu hybride,
kaléidoscope composé d'une mosaïque
hétérologique, construit un espace relationnel où
s'annulent les oppositions. Habiter l'hybride confère aux
élèves-flâneurs le pouvoir ou la tâche de diversifier
l'universel, ou celle d'universaliser le diversel, d'arroser avec le grain de
la pluralité les champs les plus opposés et monolithiques. Cette
tâche se réalise dans l'univers scolaire, lorsque les
élèves-flâneurs, être de frontières, part vers
l'aventure errante. Leur « bateau », qui navigue
vers une destination méconnue, est le seul capable d'atteindre
« la fin du monde », qui ne se trouve pas au bout
de la ligne cartésienne tracée par les politiques et programmes
éducatifs, mais dans les points d'intersection des chemins tortueux.
Cette image configure le va-et-vient constant qui donne à l'être
de frontières l'avantage de traverser les quatre coins du
présent. Ainsi, embarqués dans leur
« bateau », les
élèves-flâneurs partent vers « la
conquête du présent », pour reprendre l'expression
de Maffessoli (1979). La description du « bateau »
donne la mesure, dans des proportions démesurées, de la faim de
conquérir l'urbanité, du besoin de tout dévorer, de
traverser le seuil de plusieurs portes, les plus divers et secrets coins de la
cité.
Ainsi, l'identité du flâneur aura
tatouée en soi la pluralité des registres culturels cueillis dans
la diaspora outsider. L'appréhension du tout par
l'élève-flâneur se fait par la circulation et par son
intromission dans tous les champs par lesquels il passe. Dans ce passage, il
dissémine le facteur hybride et fait interagir les cultures les plus
opposées. Tel est le rôle du flâneur outsider,
constructeur d'une esthétique nouvelle, hybride, pluriculturelle. Sa
différence, son identité se bâtit dans une formation
hétérologique, produite par des expériences vécues
dans des espaces complexes, divers. L'être de frontières fait de
cette diversité, qui menace l'ordre unique - instrument monolithique de
légitimation de frontières - l'outil qui lui permettra de
dépasser les limites canoniques du lycée ou du collège,
mieux de l'institution scolaire. Il pourra ainsi faire dialoguer des registres
culturels qui, parce qu'ils représentent une hétérologie,
sont utilisés comme prétexte pour justifier le partage de
l'univers scolaire en une structure manichéiste.
Dans l'entre-lieu des lycées et collèges de
Yaoundé, ce discours hétérologique est
matérialisé dans le langage de frontière et dans sa
pratique, répertoriée dans le rôle joué par les
élèves déviants. Ces figures, en tant que
représentants de la marge, inscrivent dans leur langage toute la
polyphonie construite dans l'entre-lieu où des différents
discours circulent dans des relations changeantes et multivalentes
d'opposition. Le propre du discours des élèves déviants
se produit dans cette pratique, dans le mouvement d'oscillation constant de ces
personnages qui tracent un pont croisé par des voix tantôt
opposées, tantôt en relation. C'est de l'alchimie de ces contacts,
de ces échanges, que se construit un nouveau langage hybride,
formé de fragments du choc entre champs opposés et de la
créativité développée dans la pratique de survie,
propre à ceux qui doivent inventer des détours pour vivre. Les
élèves yaoundéens inscrivent, ainsi, dans leur
langage, le processus d'hybridisation culturelle, quand ils travaillent le jeu
de forces qui révèle les stratagèmes du pouvoir
paradigmatique et l'émergence des différences marginales. C'est
dans la relation rusée établie entre les
élèves-flâneurs, vus comme représentants de la marge
qui se déplacent entre des pôles opposés, et les personnes
identifiées dans l'ordre orthodoxe (les encadreurs et les enseignants)
que sera déclenché tout le processus de construction d'un
ethos underground marqué par l'hybride, dont la constitution
s'est produite aussi dans la dialogie entre des champs divers et pluriels, en
déconstruisant tout le concept de pureté canonique scolaire. La
pédagogie de la ruse ne se développe pas seulement dans la
pérégrination par l'espace oppresseur, mais se constitue surtout
dans un lieu de frontières, où le rusé circule avec
intimité entre des champs opposés: d'un coté
l'unicité, l'immutabilité et les limites de la pensée
paradigmatique instituées par l'institution-école; de l'autre, le
domaine du devenir, du multiple, de l'instable, de l'illimité, de
l'opinion oblique et flottante. Ce rôle est joué par les
élèves-flâneurs. La mouvance des élèves dans
cet espace de frontières permet la construction d'une identité
d'origine multiple, fragmentée, mais consistante, avec lacunes, qui
s'oppose à l'identité monolithique imposée malgré
les registres multiples, fondée dans le gommage d'autres
référents identitaires étranges à ses
stéréotypes.
Dans leur circulation entre des zones opposées, les
élèves comprennent la relativité des vérités
à partir de ce transit entre l'orthodoxie scolaire incarnée par
l'école, et l'hétérodoxie, représentée par
le flâneur. Ainsi les élèves-flâneurs
dénoncent-ils la logique dogmatique en comprenant la situation à
partir de la frontière d'où ils lisent les
références. Dans ce jeu de pouvoir de structure binaire, les
élèves essaient d'inclure les altérités diverses.
La flânerie et les élèves-flâneurs sont perçus
comme un mal à être exorcisé par l'institution scolaire,
toutefois, frontière transposée, les
élèves-flâneurs inversent le jeu dans l'espace scolaire, et
le mal revient du coté de l'école exerçant ainsi
l'ambiguïté de la conception de déviant d'après
Becker (Op. cit.). Les élèves-flâneurs, croient
avoir trouvé leur place au monde du dehors, pour, après,
relativiser leur choix. Ce choix est illusoire, car le flâneur ne trouve
ancrage que dans l'errance. Ce jeu de circulation entre les deux
côtés fait partie de la conscience rusée des
élèves qui savent que leur conduite déviante ne gagne
statut de transgressive que par sa reconnaissance par le canon imposé,
celui de l'établissement fréquenté.
A partir du chahut et de la flânerie, il appert donc que
les élèves apprennent à devenir élève non
pas tant au niveau du rôle prescrit par ceux qui détiennent
l'autorité, mais à travers la manière dont les
élèves eux-mêmes conçoivent ce rôle, sachant
que des cultures différentes s'entrechoquent.
IV.2.2. La
carrière d'enseignant
La socialisation professionnelle est identifiée
à partir des plaisanteries et des menus incidents quotidiens, les
grèves qui donnent une image pertinente de l'évolution de la
carrière d'enseignant en tant qu'intégration et
développement de l'identité professionnelle.
IV.2.2.1. Image du
métier et vocation
L'image que les enseignants donnent d'eux-mêmes est
étroitement liée aux objectifs qu'ils se proposent d'atteindre en
exerçant la profession qu'ils ont choisie. L'image du métier et
celle du professeur se fondent dans la notion de vocation, largement
commentées par nos enquêtés. Elle se dégage des
réponses à la question suivante :
« Pouvez-vous résumer en quelques mots l'idée que
vous vous faites de votre métier, du rôle que vous jouez dans
l'éducation des jeunes ? » Les commentaires
recueillis sur le sens et la signification du métier, du rôle de
l'enseignant dans l'éducation des jeunes se résument ainsi :
« Passionnant, mais métier ingrat et
difficile » ; « un métier noble »,
tels sont les termes dans lesquels les enquêtés parlent de leur
métier, indépendamment du sexe et du type d'enseignement. Ce
métier « possède une grande valeur »,
puisqu'il s'agit « de conduire les enfants vers un
but », « éduquer les enfants », et de
« former de futurs hommes qui devront rester eux-mêmes au
sein des autres ».
Au regard de ces réponses, il se dégage une
préoccupation sociale : participer à l'élaboration et
au devenir de la société.
Certains enseignants considèrent le métier comme
une « vocation », une
« apostolat », « un
sacerdoce ». Ces termes n'impliquent-ils pas l'idée de
sacrifice, du don de soi, à un idéal ? Ceci rapproche du
modèle éthique tel qu'il est conçu par Gobry : la
mobilisation de toute son énergie au nom d'une valeur est une tentative
d'atteindre l'absolu (Gobry ,1962 :461). Cependant, ces enseignants
reviennent à une conception plus réaliste et considère que
« c'est un métier difficile et
délicat ».
La notion de vocation quant à elle exprime une
idéologie qui est une des caractéristiques du corps enseignant.
Elle est comme le révèle Mollo (Op. cit. p.166),
traditionnellement un facteur d'unité, oriente la morale
pédagogique enseignée à l'école normale.
L'autoportrait des enseignants montre ainsi l'enthousiasme et
l'abnégation pour certains qui consacrent leur vie à la
propagation de l'instruction. Nous avons à ce sujet relevé
l'emploi d'un vocabulaire emprunté à la mystique :
«don », « vocation »,
« exaltant ». L'on retrouve derrière ces
expressions l'imaginaire des enseignants qui est qu'on ne peut bien
réussir dans ce métier que lorsqu'on à la vocation,
c'est-à-dire l'amour de la culture, de la jeunesse ou de l'enfance et de
la démocratie sociale. Dans cette perspective, l'observation directe du
monde d'enseignant à Yaoundé nous permet de distinguer cette
catégorie d'enseignant qui s'impose tout au long de leur ouvrage, une
morale ascétique, et donne le pas à la vie professionnelle sur la
vie privée. Ils compensent même la modicité de leur
traitement par la conscience du rôle de mission sociale et culturelle qui
leur est dévolu.
Vue sous cet angle, le métier d'enseignant semble donc
mobiliser toute l'énergie humaine, accaparer tout son temps, orienter
ses distractions et ses loisirs, et lui impose dans sa vie privée une
règle morale jamais prise en défaut. Ainsi, est-il
demandé à l'enseignant de mettre en pratique la morale qu'il
enseigne ; il se présente constamment à son entourage comme
un exemple à suivre. En réalité, le professeur est ainsi
condamné à une attitude théâtrale, comme s'il
était en perpétuelle représentation. Mais que reste-t-il
de cet enseignement dans la vie du professeur ? Le portrait qu'il trace de
lui-même, et l'opinion qu'il donne de son métier permettent de
constater la difficulté qu'il y a à rationaliser la vocation. En
effet, ce n'est que par le biais de l'inventaire des avantages du métier
qu'il est possible d'aborder du contenu de la vocation. Ce qui diffère
celle-ci des justifications logiques, c'est le lyrisme du vocabulaire
employé, la valeur morale et l'intellectualisme des arguments
invoqués, l'absence totale de référence au monde
réel et matériel : « C'est un métier
exaltant, noble, passionnant, enrichissant, vivant ». Les
superlatifs ne manquent pas pour qualifier l'enseignant. Les professeurs
interrogés insistent beaucoup sur la valeur humaine et sociale de leur
travail : « contribuer à l'éducation des
jeunes me paraît une tâche les plus belles »,
déclare une enseignante en fin de carrière.
Les enseignants justifient leur satisfaction personnelle
(c'est un métier intéressant qui enrichit celui qui l'exerce),
par le caractère social de leur travail (en se dévouant pour
instruire les autres, on s'enrichit soi-même). Cette
ambiguïté qui fait osciller l'enseignant entre l'orgueil et un
dévouement sans limite, est bien exprimée par un professeur
prêtre interviewé au collège Vogt :
« Sur le plan personnel, il est sans
doute peu de métier aussi enrichissants qui rendent aussi respectueux de
la liberté des autres, qui donnent de telles leçons
d'humilité, une conscience aussi aiguë de ses défauts et de
ses limites peu de métiers aussi modestement
grands. »21(*)
En vérité, la vocation anime un enthousiasme
relativement désintéressé et thérapeutique :
c'est du moins ce qui semble se dévoiler derrière les propos d'un
enseignant de l'Institut-Samba :
« J'aime le métier d'enseignant
même si aujourd'hui on ne gagne même plus grand chose. Cependant,
quand j'arrive dans ma classe tous les embêtements quotidiens s'effacent,
et même les ennuis graves disparaissent momentanément. Je me sens
soulagé avec mes élèves et j'aime ce que
j'enseigne ».22(*)
Au regard de cette déclaration, la vocation emprunte
ainsi ses arguments beaucoup plus au domaine de l'affectivité qu'au
raisonnement logique. Si certains enseignants se disent satisfaits de leur
situation, d'autres par contre ne ménagent pas leurs critiques, et font
parfois preuve d'une grande amertume. Bien qu'ils gardent leur foi dans la
valeur de leur métier, et se sentent la force de vaincre les
difficultés morales et matérielles qui les assaillent. Dans ce
contexte, deux niveaux sont à distinguer dans la notion de vocation
comme le révèle fort justement Mollo (Op.
cit.) :
- Le niveau individuel : ici, l'individu s'engage
totalement dans son métier. S'il enseigne dans de trop mauvaises
conditions sa propre valeur est remise en cause. Peu satisfait de sa vie
professionnelle, le professeur ne peut trouver de compensation en dehors de sa
profession.
- Le niveau social : les enseignants sont convaincus de
l'importance et de la grandeur de leur rôle. Ils contribuent à
l'enrichissement culturel, intellectuel et moral de la
société.
Cette double vocation de l'enseignement fait ainsi osciller
les enseignants entre deux attitudes extrêmes : l'enthousiasme ou le
découragement. A ce titre, Mollo souligne que,
« Si les difficultés matérielles
ou morales détruisent l'enthousiasme des enseignants, la
sévérité de leur jugement croit avec l'ampleur de leurs
ambitions déçues. Il semble bien que l'équilibre entre ces
deux extrêmes soit fragile. Si les inconvénients l'emportent sur
les avantages, l'idéal devient désillusion, la critique se
change en colère, l'engagement se perd dans le
découragement » (Mollo, Op. cit.).
A travers cette thèse l'on comprend en effet que toute
vocation semble être par nature exigeante et intransigeante. L'absence de
nuances dans les opinions exprimées par les enseignants
révèle l'existence d'un seuil en deçà duquel
l'excès d'enthousiasme de la vocation bascule dans un excès
d'aigreur et de découragement. Faut-il y voir une raison de l'apparente
rigidité des enseignants, qui engendre bien des incompréhensions
dans le dialogue que l'école s'efforce d'établir avec la
société ? C'est à peu près dans les
mêmes termes que les enseignants yaoundéens
évoquent leur métier. Il est question dès lors d'analyser
les arguments que fournissent les enseignants pour justifier une telle attitude
et l'importance qu'ils accordent autant à eux-mêmes qu'à
leur profession.
Jusqu'ici, dans le « royaume »
scolaire, l'enseignant avait un piédestal, un trône, une couronne
et un spectre. « Enseignant roi, un métier de foi, dans
une école de qualité », disait-on encore hier.
Mieux, il était démiurge et, détenant la science infuse,
était distributeur exclusif du savoir. A ce titre
précisément, il était faiseur de rois. C'est que
jusque-là, il était entendu et largement admis que la
qualité de l'école donc des citoyens futurs dépendait de
lui : « des enseignants de qualité pour une
école de qualité », disait-on naguère.
Roger Kaffo Fokou affirme à ce propos que,
« Ce statut privilégié a pu
pendant longtemps «plonger l'enseignant dans une douce somnolence. La
société, celle de son temps comme celle à venir ne pouvait
se passer de lui. Il est vrai, de manière générale,
« ses services n'étaient pas rémunérés
à leur juste valeurs » mais cela pouvait s'expliquer : ce
qu'il donnait n'avait pas de prix... En compensation, avait droit à la
gratitude de tous. Quand il passait, on ôtait le chapeau et on le saluait
bien bas : cela aussi n'a pas de pris ! Mais, comme disait Corneille,
« Même aux plus belle choses le temps se plaît à
faire un affront » (...) » Sensiblement, «
pendant que la panse de la bourse devenait encore plus plate, la
révérence se faisait moins basse, les dos plus
raides ». (La Voix de l'Enseignant, 2006 : 14.)
Que s'est-il donc passé au cours de toutes ces
années pour que l'enseignement considéré comme
«corps d'élite » tombe en
déliquescence ? « La profession à vieilli et
ce faisant, s'est démodée », répond un
enseignant. Pour le Bureau National du SNAES, dans son communiqué du 28
juillet 2006, il est clair que c'est «parce que le gouvernement
refuse de tenir les engagements qu'il avait pris au moment de la
réduction drastique des salaires » (ibid. :
15).
Malgré cette situation, les enseignants
enquêtés à Yaoundé estiment, tout de même,
qu'ils ont un rôle capital à jouer dans l'éducation et la
formation des jeunes. Ils travaillent « sur la matière
humaine », ils oeuvrent « pour l'avenir des
enfants », « c'est de l'enseignant que
dépend l'avenir du pays », « l'homme de demain sera
celui que nous avons façonné ».
Cette responsabilité que l'enseignant assume, tant
envers l'individu qu'envers la société, reflète bien
certaines persistances des conceptions sociocentriques et finalistes de
l'éducation. L'enseignant se sent investi d'une mission :
« la société lui passe une partie de ses
pouvoirs », et le « rôle de l'enseignants
améliore celui des parents ». Ainsi, l'enseignant se
présente-t-il non seulement comme un substitut du père, mais
aussi comme investi du pouvoir par la société ; il est
garant de la permanence et de la transmission des valeurs sociales. Il reste
donc bien dans la lignée des partisans de Durkheim : il est un
facteur de stabilité. Son rôle est de faciliter l'insertion de
l'homme dans une société bien définie (Mollo, Op.
cit:170).
Cette oscillation constante entre des intentions sociales et
la recherche de satisfactions plus personnelles débouche ainsi sur des
stratégies de survie développées par le personnel
enseignant pour « faire-face » à la
situation.
IV.2.2.2. Transaction ou
contrat éducatif : une stratégie de
survie ?
Aux Etats-Unis, dans les années 1960, des psychologues
ont cherché à dresser le tableau de l'économie
psychologique de l'interaction sociale. Ils ont mis en évidence la norme
de réciprocité (Gouldner, 1960), ils ont montré que les
confrontations interpersonnelles comprennent un échange, en coûts
et en bénéfices, de dépenses d'énergie
comportementale, investie dans le but de revenus éventuels (Thibault,
1959) et qu'elles sont déterminées par un point
d'équilibre final équitable entre les parties impliquées
dans la transaction (Homans, 1965).
Le mot «transaction » a
été alors adopté dans le sens d'une opération
« économique » conclue par un accord entre
ces parties, sur la base d'une mutualité d'avantages mutuels à en
retirer. La présente étude fait donc sienne cette
définition pour l'adapter, par analogie, à celle de la
transaction éducative. Aussi nous intéresserons-nous
précisément à l'aspect contractuel de la relation
pédagogique en termes d'opération à effectuer en vue d'un
but.
Pour faire face à la crise qui mine leur statut social,
les enseignants à Yaoundé développent des
stratégies de survie autour des contrats qu'ils établissent
entre eux et les élèves. Ces contrats sont de deux ordres :
D'abord, le contrat externe au groupe-classe. Il s'agit, en
effet, d'un contrat dans le cadre des cours de soutien individuel
appelés communément « cours de
répétition ». Les cours de soutien qui se
développent de plus en plus à Yaoundé sont des cours
dispensés à l'école et qui sont reprises à
domicile par un enseignant recruté à ce sujet. Il s'agit en fait
d'un processus d'entraînement dans le but d'amener l'élève
à maîtriser ses leçons. Les leçons vues à
l'école dans la journée sont ainsi répétées
à l'élève dans la soirée à domicile avec des
exercices d'application à l'appui. Ces cours de soutien ont pour but
d'accroître les performances de l'élève, de le
préparer aux épreuves d'évaluation continue ou d'examens
officiels.
Deux raisons fondamentales expliquent la prolifération
des ces cours de soutien à Yaoundé. La première est que,
pour faire face à l'échec scolaire de plus en plus croissant, les
parents d'élèves font recours aux cours de
répétition qu'ils payent par mensualité. Selon nos
investigations les coûts de ces cours supplémentaires varient
entre 3000 et 35000 FCFA en moyenne en fonction du nombre des matières,
du nombre d'heures et du nombre de personnes à répéter.
Conscient de ce fort souci des parents pour l'encadrement de leur
progéniture, les enseignants s'investissent davantage dans cette
activité afin de rehausser, à la fin du mois, leur traitement
salarial dévalué. La transaction ici apparaît comme un
phénomène social résultant d'échanges ; elle
établit les obligations respectives des partenaires. Les règles
du jeu sont fixées dans la situation créée par la
conjoncture économique et éducative. Les élèves et
leurs parents font face à l'échec scolaire. Les enseignants, eux,
veulent améliorer leurs revenus et donc leur condition de vie, leur
statut.
La deuxième raison, elle, est liée au
groupe-classe et participe également à la revalorisation et
à la restauration de l'autorité de l'enseignant. En effet, la
dévaluation du FCFA et les baisses de salaire intervenues dès le
début des années 1990 ont eu pour conséquence une
dévaluation du statut de l'enseignant. Comme celles de tant d'autres
camerounais depuis cette époque (et plus encore car il
bénéficiait de hauts revenus réguliers) ses conditions
d'existence sont devenues d'autant plus médiocres que les salaires les
plus élevés ont subi des baisses importantes. Aussi le respect
dans lequel était tenu le statut d'enseignants « du
secondaire » s'est-il effrité. Mais pour comprendre cette
mutation, il faut replacer le problème dans un contexte macrosocial qui
est celui de la « crise économique », mais
aussi de la « crise sociale ».
En fait, la scène sociale camerounaise est
émaillée depuis plus de deux décennies par une vague
successive et cumulative de transformation dont les répercussions sur
les relations sociales et son historicité deviennent de plus en plus
visibles. Comme le souligne Ngandjeu (1988 : 17) , en 1986,
« Le Camerounais (qui) n'avait subi qu'avec
moins d'effets négatifs la récession mondiale », et qui
était classé en « hit parade » de la
croissance économique en Afrique, connaissait lui aussi, les contre
coup de la « crise économique ».23(*)
Ainsi, pour faire face à la crise économique,
le Gouvernement s'est fixé pour objectif de restructurer son
économie en adoptant des réformes économiques et
sectorielles de grande envergure. Parmi ces réformes, figurent : la
restructuration des dépenses budgétaires par la baisse drastique
des salaires, la réduction des effectifs de la fonction publique
à travers la compression de fonctionnaire, etc. Si les populations
vivaient depuis toujours dans une situation de « crise
structurelle » ou de sous-développement économique
et social, c'est des pouvoirs publics qu'elles doivent depuis 1987
« l'aggravation » différentielle des
conditions de vie, par l'adoption des mesures de stabilisation des
dépenses publiques et de relance économique. La vie
économique et sociale s'est trouvée transformée depuis
lors. Les multiples campagnes d'information initiées par les pouvoirs
publics auprès des populations ont justement pour but d'informer ces
derniers des conséquences prévisibles que ces mesures vont
entraîner sur leurs activités et leurs systèmes de vie
«traditionnels ». C'est en même temps la
scène de cet Etat qui, bien avant la «crise
économique » conjoncturelle, a été le
théâtre de diverse «crises de mutation ».
On comprend dès lors que les acteurs sociaux, (les enseignants, les
élèves et leurs parents) sur lesquels est centrée notre
étude, ne puissent percevoir la conjoncture économique actuelle
indépendamment des transformations politiques en cours dans la
société camerounaise. C'est dans ce contexte de «choc
différentiel » qu'il faut comprendre l'adoption par des
acteurs scolaires urbains d'attitudes et de stratégies
différentielles face à la conjoncture socio-économique.
Touraine (1976 :17), révèle justement que c'est le propre
d'une sociologie gestionnaire que de « réduire le
fonctionnement de la société à une série
d'adaptations à un environnement changeant et à des situations
politiques internes en permanente renégociation ».
Les pratiques d'adaptation de la communauté
éducative décrites précédemment sont
caractéristiques d'une situation anomique dans laquelle se trouve le
système éducatif camerounais actuel. Durkheim définit
l'anomie comme l'absence ou un conflit de norme (Op. cit,), tandis
que Merton la conçoit comme l'écart entre les buts
institutionnalisés et les moyens légitimes pour les atteindre
(Op. cit.).. Les acteurs scolaires yaoundéens sont
ainsi placés dans un contexte où doivent jouer à fond des
stratégies d'adaptation. Or justement, le contexte politique et
économique de « crise » où se trouve
impliqué la communauté éducative camerounaise depuis plus
de deux décennies, est créateur d'un degré d'anomie. Les
enseignants, les élèves et leurs parents seraient donc
poussés à se repositionner par rapport à ce nouveau
contexte social.
Mais cette déchéance économique s'est
accompagnée, pour de nombreux enseignants de tous grades, d'une perte de
crédit moral car ils ont développé des pratiques
mercantiles variées peu compatibles avec la rigueur que l'on attend d'un
esprit éclairé et d'un pédagogue. Aussi, les
répondants décrient-ils les pratiques peu correctes de certains
enseignants et dénoncent-ils l'immoralité et les connivences
douteuses entre « certains enseignants et
élèves » : le trafic de notes, le trafic
d'influence, la collecte des « droits de bonne
notes » sur la base de montants fixés, ou de pressentir
les élèves à l'achat de bonnes notes ou la fabrication des
bons bulletins de notes, et ils sont nombreux, à se laisser
séduire. « Ces stratégies »,
affirment-ils, « prennent parfois une forme quasi
institutionnelle ».
Toutefois, ces pratiques ne touchent que les
élèves qui acceptent de s'y prêter. Car il existe encore
bon nombre d'élèves et leurs parents convaincus que le travail
implique la réussite. Leur ambition est de promouvoir parmi la jeunesse
camerounaise une éthique qui cultive l'excellence, et des
solidarités qui survivent à la vie scolaire (Moutomé
Ekambi, 2003 : 37-60).
La même restriction vaut s'agissant les relations de
genre entre enseignants et élèves. Que les répondants
soient élèves ou enseignants, tous ont mis l'accent sur le
harcelement que peuvent exercer réciproquement enseignants et
élèves les uns envers les autres. Les enseignants et les
élèves révèlent qu'il est souvent arrivé que
les professeurs, tant des lycées que des collèges, usent des
mêmes mécanismes pour provoquer la réussite scolaire ou
l'échec des jeunes filles. Certaines fuites des épreuves
d'examens ne s'expliquent qu'en rapport avec les contrats liés à
des satisfactions sexuelles. De multiples refus d'accéder aux
désirs sexuels des enseignants ont souvent constitué des motifs
suffisants d'échecs scolaires, de renvois et d'expulsion des
établissements scolaires (Mbembe, Op. cit. p.139). Et pour
nombre de lycéennes et collégiennes, le corps n'est plus
seulement le sujet de beauté. Il doit aussi devenir un objet de
rentabilité. D'ailleurs, il ne sera beau que dans la mesure où il
atteste de sa rentabilité (idem).
Si les enseignants détiennent le pouvoir de distribuer
non seulement du savoir, des notes et appréciations, les
élèves filles, elles, disposent de leurs charmes et ont
été éduquées à en user. En
réalité, le jeu de la séduction réciproque entre
enseignants et élèves est un phénomène qui date. Il
a toujours suscité des rumeurs fondées ou malveillantes mais
aussi des mariages. A ce sujet, Sami Tchak (1999, cité par
Moutomé Ekambi, 2003 :50) en éclaire les
référents culturels et modernes. Il rappelle fort justement
qu'hommes et femmes ont été socialisés aussi bien à
la sexualité légitimée du mariage qu'à ses formes
prétendues déviantes, chacun s'y déployant avec ses
arguments et atouts (Cf. aussi P. Songue : 1986). Dans l'imaginaire
populaire, « les femmes ont plus de chance, on leur a appris
à savoir demander, à être aimables. Alors, même sans
idées derrière la tête et en tout bien tout honneur, elles
savent mieux y faire ». C'est donc une norme de la relation de
genre que la femme sollicite et que l'homme dispense des cadeaux
(Moutomé Ekambi, Op. cit). Ainsi, que des enseignants aient pu
être séduits tant par les attraits physiques de certaines
élèves que par leurs qualités intellectuelles, ou qu'ils
aient succombé à leurs avances, n'a rien pour surprendre non plus
où que ce soit dans le monde. Cela reste tout simplement un fait banal
et banalisé. Ramené au niveau du Cameroun, cela s'inscrit encore
dans la logique de rapports de genre normaux (Moutomé Ekambi, Op.
cit.). Mais, la valorisation du corps s'exerce ici au détriment du
développement des facultés intellectuelles.
Jusqu'à une certaine époque encore, cette
espèce d'équilibre des choses sexuelles avait été
atteinte sans de trop grands abus. Aujourd'hui, sous l'effet de facteurs aussi
divers que l'irruption de la diplomythe, des économies
marchandes, une structuration politique et éducative globalement
autoritaire, le poids de la pauvreté et des transformations culturelles,
l'on semble assister à une véritable
« clochardisation sexuelle »24(*) de pans entiers de la jeunesse
camerounaise. L'on observe aujourd'hui, parmi les jeunes scolaires
yaoundéens, une période de mise en valeur du corps qui
comporte un versant pathologique. Alors que s'accroît le mythe du
mâle retraduit dans des formes d'autorité écrasante, des
pressions sociales de tous genres pèsent sur le sexe et achèvent
de faire de celui-ci des sites privilégiés où se
déroulent aujourd'hui les conflits et les luttes sociales.
Dans les langages et les pratiques des jeunes aujourd'hui, le
sexe cesse de n'avoir qu'une simple fonction reproductrice. En dépit du
nombre sans cesse élevé de grossesses précoces et de
filles-mères, sa principale fonction n'est plus seulement la
procréation. Il est devenu non pas seulement un espace de plaisir
gratuit, de recréation et de loisir, mais aussi un réceptacle des
violences refoulées ailleurs. Il est aussi l'un des sites
privilégiés où se déroulent les luttes
sociales25(*). Comme le
souligne Mbembe,
« Les jeunes apparaissent comme des
protagonistes de ces luttes dont les cadres sont globaux et se rattachent
à des formes de dépendance plus larges. Ils y prennent part
à partir, certes, des positions de subordination, mais aussi forts de
stratégies propres à leurs intérêts »
(Op. cit. p.142).
Au regard de ce précède qui, l'on constate que
les rapports pédagogiques ont changé. Ceux-ci ne s'inscrivent
plus dans le même ordre traditionnel évoqué plus haut. En
clair, derrière les conduites d'adhésion se profile la
contestation, tandis que ce qui apparaît comme une contestation n'est, au
bout du compte, qu'un acquiescement à l'ordre des choses. L'invention de
mécanisme de survie, les bricolages institutionnels qui se cherchent ici
font partie des d'efforts de réinterprétation et d'adaptation de
l'espace social urbain en fonction des besoins des dominés. Ces efforts
jamais univoques, traduisent la pluralité des tactiques et
stratégies des couches asservies. Ils remplissent, dès lors, des
fonctions multiples (Mbembe, Op. cit.p.149).
IV.2.2.3. La
communauté éducative : entre fonctions manifestes et
fonctions latentes
S'adapter à une situation n'implique pas toujours
qu'on se conforme à elle. L'adaptation à un milieu peut
revêtir différentes modalités et des degrés
variés de conformités, aussi bien que diverses formes de
non-conformités. La société et la culture offrent toujours
le choix d'un certain nombre d'options entre les valeurs dominantes et les
valeurs secondes, entre les modèles préférentiels et les
modèles acceptés et tolérés. On trouve dans la
société des conduites « variantes »
et des conduites « déviantes » qui sont
tolérées à des degrés divers. Ainsi, l'adaptation
à un milieu ou une situation suppose l'utilisation de la marge de
liberté ou d'autonomie qu'accorde le milieu ou la situation. Dans cette
perspective, Parsons cité par Giner (1970 : 56) souligne que
l'adaptation met en jeu de la part de l'acteur social un système
d'expectatives relatives à la configuration sociale où il se
trouve impliqué. Autrement dit, l'adaptation peut avoir des
modalités variées, s'exprimer aussi bien par le désir de
changer le milieu ou la situation, d'innover, que de se conformer à ce
milieu ou à cette situation (Njomkap, 1989 : 6).
A ce propos, Merton (1964) et Lewis (1966), suggèrent
quelques indications théoriques à partir d'études
menées dans diverses communautés américaines.
D'après ces études, il y a parfois une césure entre les
conditions réelles qu'offre le milieu social aux différents
groupes socio-économiques à un moment historique donné, et
les valeurs que la pression sociale pousse ces différents groupes
à réaliser.
Dans le cas du Cameroun dont certaines valeurs sont
importées, on peut distinguer entre autres : « la
réussite sociale », « l'enrichissement »,
« le commandement », « l'ostentation »,
« diplôme »... Ces valeurs sont
intériorisées à des degrés divers par
différents groupes sociaux à travers les institutions de
socialisation : la famille, l'école, le milieu professionnel, les
groupes ethniques, les associations diverses, etc. (Njomjap, 1989 :6).
Les situations successives de « crise
politique » - entendu au sens de lutte violente pour
l'appropriation, l'exercice et le contrôle du pouvoir ou la
capacité d'influence et d'autorité -
et de « crise économique » au sens de
l'amoindrissement ou de rupture des ressources
monétaires, ont vu leur autorité, leur capacité
d'influence et/ou leur ressource monétaire s'accroître ou stagner,
d'autres acteurs (les enseignants, par exemple) ont vu les leurs amoindrir ou
régresser sensiblement. Ils se sont trouvés ainsi dans un rapport
différentiel par rapport à la réalisation de leurs
aspirations qui, pour le rappeler, relèvent pour une grande part des
modèles culturels valorisés par la société
globale.
Ainsi, pendant que tendent à se maintenir les styles de
vie, les niveaux de consommation et d'aspiration sous l'effet de la
rigidité des habitudes analysées par Durkheim dans le Suicide
(1986), les capacités matérielles et l'influence sociale
accusent un décalage différentiel. C'est cette situation
correspondant à l'état d'anomie qui explique le contraste
observé dans les modes d'adaptations sociales de la communauté
éducative yaoundéenne dans la situation de
« crise économique » actuelle.
Les modes d'adaptation d'acteurs scolaires peuvent ainsi
être regroupés et interpréter suivant les trois
catégories d'attitudes élaborées par Merton pour expliquer
la variabilité des conduites face à la « crise
économique » en milieu urbain :
D'abord, les attitudes de retrait et escapisme. Elles
constituent un mode d'adaptation que nous mettons en rapport avec une
perception mitigée et à la limite
désintéressée de la « crise »
et que nous rapportons à certaines populations de la communauté
éducative présentant des caractéristiques de
pauvreté assez marquantes. Il s'agit ici des attitudes que Lewis (1966)
a qualifiées de «culture de pauvreté »
développée par cette couche sociale bien avant la crise.
Ensuite, deux groupes d'attitudes plus ou moins
opposés peuvent être interprétés, à l'instar
de Merton (1965), par rapport au statut social supérieur ou moyen, et
par rapport à la position des individus dans les
«mutations » socio-économiques en cours.
- Ceux qui ont bénéficié des
élargissements du nouveau contexte politico-économiques
amorcé depuis 1982, en terme d'accroissement du statut économique
et/ou politique présentent une attitude plus ou moins conformiste et
à la limite réactionnaire face à la «crise
économique ».
- Par contre, une autre catégorie de
«citadins » appartenant à ces mêmes
classes développe des attitudes ritualistes ou novatrices face à
la crise que nous expliquons par la dégradation de leurs conditions
économiques et/ou la perte de leurs autorités ou leurs influences
éducatives.
Ces trois grandes catégories d'attitudes
(retrait/escapisme, conformismes/réaction, innovation/ritualisme)
correspondent à ce que Merton a appelé «les modes
d'adaptations sociales » ou
«psychosociales » ; loin d'être exclusives
elles constituent des dominances, susceptibles d'expliquer la
variabilité des conduites face la crise du système
éducatif camerounais.
IV.3. DANS LES AIRES
INTERSTITIELLES DE LA VIE SCOLAIRE : ESPACE DE «SOCIALISATION
SECONDAIRE »
Ces adaptations secondaires sont d'ailleurs
identifiées principalement dans les aires interstitielles de la vie
scolaire : entre les leçons, à la cantines, dans la cours de
recréation à travers les relations de camaraderie ou de jeux,
mais aussi, pendant les activités péri et parascolaires.
IV.3.1. Les relations de
camaraderie et les jeux à l'école
Les relations de camaraderie qui se développent en
marge du travail scolaire constituent une part importante de la vie des jeunes
scolaires. En effet, l'école est à l'origine d'un réseau
de relations qui se développe hors des murs ; elle participe
largement à la vie des élèves. Une investigation sur les
organisations du réseau de camaraderie des élèves et de
leur préférence en matière de jeux à Yaoundé
permet de constater que l'existence de terrains de jeux et d'espaces libres,
situés souvent hors de la surveillance des parents, favorisent des
relations sociales étendues entre les jeunes. Trois sources de
connaissance ont ainsi été identifiées : en vacances,
en bande ou chez des amis. Si ces lieux de rencontre des élèves
sont régulièrement cités par les lycéens et
collégiens de Yaoundé, il n'en demeure pas moins que les
relations de camaraderie nouées à l'intérieur des
lycées et collèges ont des répercussions profondes dans
l'ensemble de la vie sociale des élèves. Solliciter à
répondre à la question suivante: « pourquoi
aimes-tu jouer avec tes camarades de classes ? », les
élèves du premier cycle des lycées et collèges tous
ordres confondus répondaient : « parce qu'on ce
connaît bien » ; « parce qu'ils sont
gentils et sympathiques » ; « je ne suis pas seul
grâce à mes camarades ». Les justifications de
réponses à cette question montrent comment l'école assure
un rôle socialisateur et de quelle manière elle favorise ou au
contraire nuit à l'établissement de bonnes relations de
camaraderie. Ainsi, la fréquentation quotidienne des mêmes
élèves à l'école développe un sentiment de
familiarité favorable à l'établissement de bons
contacts : « on se voit tous les jours...je le connais
depuis longtemps...on est habitué, on connaît bien leur
caractère ». Cette constatation est un corollaire de
l'argument précédemment invoqué en faveur des camarades de
classe : « c'est avec eux que l'on s'accorde le
mieux...on joue aux mêmes jeux ». « Si on
n'a pas de camarades au collège, on est isolé en
récréation...sans eux, je serais toujours toute seule...quand on
est seul à regarder les autres, on s'ennuie...on est nombreux et on se
fait beaucoup d'autres copains ».26(*) Si certains
d'élèves accordent une importance considérable à la
formation des groupes de camarades, d'autres par contre accumulent
plutôt des griefs contre leurs camarades de
classe : « ils sont brutaux, méchants,
tricheurs...on se dispute toujours...il y a trop de bagarre »,
nous confie un élève du collège Madeleine à Mvog
Mbi.
Au regard de ces déclarations, il ressort que tous les
élèves redoutent une solitude qui en ferait des êtres
marginaux, à l'extérieur de la communauté scolaire.
S'agissant des activités de groupes de camarade,
l'éventail des réponses à la
question : « A quoi joues-tu avec tes
camarades ?» est très large. Ces réponses ont
été regroupées en vaste
catégorie : « on s'amuse. On joue
ensemble » ; « jeux actifs (ballon, courir,
jeux d'équipe) » ; « divers (on
travaille ensemble, on parle, on se promène ». Dans cet
éventail, priorité est donnée aux jeux, surtout aux jeux
actifs et de plein air : le football pour les garçons, les jeux de
société telle que le concours de Karaoke27(*), le jeu à la corde
pour les filles. Les jeux actifs, voire violents, sont très souvent
observés chez les garçons, tandis que les filles accordent au
contraire plus volontiers importance aux jeux calmes.
Ce rapide tour d'horizon de l'organisation du réseau de
camaraderie nous permet ainsi de déboucher sur les impératifs et
les interdits qui limitent à l'école les instants de
liberté réservés à l'épanouissement des
relations de camaraderie. « Quelles sont les activités
interdites pendant la recréation, et dans le temps
libre ? ». Interrogés à ce propos, les
lycéens et les collégiens répondent : la boxe, les
arts martiaux, la course, la glissade au couloir ou les épreuves de
démonstration de force tel que la lutte ou le jeu de tire-tire, qui se
retrouvent dans les jeux préférés des élèves
de sixième et cinquième.
En dehors des activités agressives et violentes qui ne
ressemblent guère à des jeux, de nombreuses occupations favorites
des élèves sont interdites à l'école. Les jeux
actifs, par exemple, viennent en tête des interdictions. Les jeux de
karaté (art martial), de boxe, de ballons sont particulièrement
visés, ainsi que ceux nécessitant une introduction dans
l'enceinte de l'école d'un matériel étranger aux
activités scolaires : couteaux, canif, fléchettes,
téléphone portable. La confiscation des téléphones
portables prend l'allure d'une punition très sévère.
Les interdictions ne diffèrent guère selon le
type d'établissement. Nous avons simplement noté que les jeux
nécessitant un matériel étaient plus fréquemment
cités par les élèves des établissements
d'enseignement techniques. Par contre, le fait d'aller dans des endroits
interdits (débits de boissons, échoppes, salles de jeux de
hasard...) est presque exclusivement mentionné par les
élèves des établissements d'enseignement public et
privé laïc, comparativement à ceux d'enseignement
privé confessionnel. Pour justifier la situation de ce dernier, Les
élèves d'enseignement privé confessionnel
interrogés font allusion à une exigence accrue d'ordre, à
la rigueur intransigeante de l'autorité éducative
constituée de personnes intègres et rigoureuses (prêtre,
curé). Toutefois, les raisons de sécurité sont
évoquées par tous sans distinction. Les réponses des
élèves à notre question débutent invariablement
par : « c'est pour éviter les
accidents » ; viennent ensuite d'autres
arguments : « on se bousculerait sans jouer..., on ne
doit pas abîmer les murs, les persiennes et la
pelouse ».
Ces constatations mettent en cause la surveillance constante
dont l'élève est l'objet dans l'enceinte de l'école. Le
poids des ces interdits limite considérablement la responsabilité
de l'élève qui apprend plus à « être
sage » qu'à organiser des jeux et des activités
libres. Pour répondre à cette contrainte se livrent des
fêtes.
IV.3.2. Les fêtes
Les fêtes participent de cette entreprise d'uniformiser
la société. Certes, la plupart des sociologues ont souvent
interprété la fête comme un moment de rupture, pour les
acteurs sociaux, d'avec le réel. La fête, ici, fait partie du
vécu scolaire. Elle est inscrite dans la symbolique ludique de la vie
scolaire comme un moment privilégié au cours duquel les jeunes
scolaires, en « communion profonde » administrent
la preuve de leur adhésion totale aux valeurs juvéniles.
Tout comme l'obtention du diplôme, la fin des examens
officiels à Yaoundé donne généralement lieu
à des fêtes et des réjouissances. Les fêtes de fins
d'année scolaire qui ont lieu juste au dernier jour des examens
officiels constituent eux aussi la finalité de nombre d'activités
de nombreux clubs (clubs philosophie, espagnol, allemands, UNESCO, Croix-Rouge,
etc.). Ils constituent même, parfois, les seules activités
programmées au cours de l'année. L'ensemble des efforts du club
au long des mois vise très souvent à les préparer et
à les réussir. Ainsi, des sommes d'argent sont recueillies, selon
des modalités diverses, dans le but d'assurer les dépenses
qu'exige ce genre d'événement. Des sociétés
commerciales, des organismes de bienfaisances, des personnes, à titre
privé, sont sollicitées pour contribuer.
Ainsi, à la fin de chaque examen officiel, il est
observé, dans les différents coins des rues de la ville de
Yaoundé, dans les débits de boisson, principalement, des
élèves en train de festoyer. Dans les rues prises d'assaut par
les jeunes scolaires, la joie d'avoir terminé les épreuves (peu
importe l'issue de ces épreuves), éclate à travers les
gestes, les éclats de rire. Aussi les voit-on en train de sautiller dans
les chaussées comme pour donner eux-mêmes forme et rythme à
la musique de telle manière que celle-ci se conforme à leurs
propres désirs. Les phrases, les mots, les expressions sont
réinterprétées, travestis, affectés de sens seconds
qui supplantent le sens premier voulu par l'auteur. Telle cette parole du
célèbre chanteur Rwandais Corneille : « Alors
on vit chaque jour comme le dernier parce qu'on vient de
loin ! ». Cette parole est travestie pour devenir ainsi :
« Alors on boit chaque bière comme la dernière, parce
qu'on vient de loin »
Il s'agit ici d'une oeuvre de réécriture
à travers la parole redite en leurs propres mots, le langage propre de
ses états d'âmes, de leurs aspirations et de leurs
désirs.
De manière générale, la fête en
milieu des jeunes scolaires devient alors le lieu d'explosion d'un langage
privé, d'espace d'expression publique et qui, ici, sourd sous le mode du
désordre (Mbembe, Op. cit. p.153).
La fête apparaît donc comme l'un des lieux de
liberté où les lycéens et collégiens se retrouvent
en dehors des tutelles familiales et scolaires directes. Elle se
présente ainsi comme le lieu où c'est tout le corps et la
totalité de l'être qui parle et s'exprime. L'on chante en
même temps que la musique dans la rue ou au bar, tandis que le corps
danse avec véhémence, tentent ainsi de se décharger de
tout le poids des jours de « buching »28(*) , c'est-à-dire le
bachotage, la préparation intense d'un examen, pour subir avec
succès les épreuves du BEPC, Baccalauréat ou Probatoire et
le passage en classe supérieure.
Ces divers comportements des élèves peuvent se
lire comme une énergie qui surgie des profondeurs de l'être, comme
pour se délivrer des pressions accumulées dans la famille,
à l'école et dans la société. Pour emprunter
l'expression de Mbembe, «les frustrations non exprimées et
ensevelies au fond de soi éclate » (Op. cit.
p.153). La danse apparaît ici comme le langage d'une forme de
libération. Les corps respirent et transpirent. Les expressions
proscrites dans la famille, à l'école et la
société, trouvent ainsi un lieu de tolérance. Les choses
sont appelées par leurs noms : le sexe, la corruption des
autorités, la violence de rapports sociaux.
A travers l'incohérence des gestes, l'apparente
discontinuité des signes et des regards, tentent de s'articuler et de se
dire des histoires personnelles. La fête parmi les jeunes scolaires
à Yaoundé peut dès lors être
appréhendée comme
« Le vaste champ des possibles avortés,
de ces autres qui hésitent à se décliner. Il existe ici
une étroite relation entre la fête et les conditions de vie
concrètes et quotidiennes des jeunes dans la société. La
fête se dévoile ici comme un lieu de protestation où se
cherchent la motivation de vivre et le refus d'une mode d'insertion
imposé aux catégories jeunes dans les institutions scolaires.
Elle est, parmi les élèves, un moment de rupture du silence
général, caractéristique du quotidien
camerounais » (Mbembe, Op. cit. p.154).
Il ressort de cette assertion que la fête correspond,
comme le révèle Duvignaud, à un moment de rupture et de
subversion (cité par Nga Ndongo, 1999 : 464). En effet,
d'après lui, la manifestation festive est plus proche de la subversion
que de l'exaltation ; elle détruit ou abolit, pour tout le temps
qu'elle dure, les représentations, les codes, les règles pour
lesquelles les sociétés se défendent contre l'agression
naturelle. La fête est donc un des rares espaces où l'on
évolue hors des institutions et des conduites imposées. Ce qui
est ainsi défendu à l'école, dans la famille et dans la
société ou les églises, devient, ici, licite.
« La fête contemple avec stupeur et joie
l'accouplement de Dieu et de l'homme, du « ça » et
du « sur-moi » dans une exaltation où tous les
signes admis sont falsifiés, bouleversé, détruits. Elle
est, au sens propre le carnaval » (Duvignaud, 1991 : 217).
Ainsi, «la fête est transgression des
règles établies », et donc déviance,
étant donné qu'elle peut être perçue «comme
la transe permettant aux collectivités de surmonter la
«normalité » et d'atteindre à cet état
où tout devient possible ». C'est l'occasion de boire et
de fumer sans être réprimé. L'alcool, la drogue sont,
tolérés. Les jeunes filles se laissent émouvoir par les
garçons sans se faire réprimander. Certains y entreprennent leurs
premières relations sexuelles. Les langages proscrits en temps normal
sont remis à l'usage. Ainsi l'on peut entendre vociférer, par
exemple : « tes noyaux » (s'entend par
testicule) ou « ton haricot » ou
« ton bouton » pour désigner, à
contrario le clitoris. Ainsi toute l'idée de culpabilité
disparaît. Les élèves deviennent eux-mêmes ceux qui
définissent leurs propres normes, directrices de leurs jugements et de
leurs conduites. De la sorte, la fête « implique une
irruption hors du système constitué, une découverte des
instances qui agissent sur l'homme en dehors de la prégnance des
institutions qui le maintiennent dans un ensemble
structuré » Duvignaud, Op. cit.. p.218).
Les fêtes de fin d'années, de fin d'examens
officiels sont, en fin de compte, des moments artificiels au cours desquels les
jeunes tentent de briser le contrôle idéologique qui pèse
sur les aptitudes et les mentalités. La fête n'est pas alors,
seulement, un moment cathartique qui doit délivrer des pulsions
réprimées dans l'inconscient. Elle n'est pas seulement une fuite.
Mais elle est le lieu où se manifeste, consciemment, un mode de refus.
C'est le refus conscient d'un modèle de compréhension de l'homme,
de la société et des rapports qui y sont à l'oeuvre.
Suivant ce raisonnement, la fête, comme le conclue Mbembe, exprime, pour
les jeunes scolaires yaoundéens, le désir
« d'être pour soi », de s'affirmer comme tel
et de faire reconnaître des autres et de son entourage.
« Elle participe par conséquent des
mécanismes de protection d'une identité constamment
agressée par l'anonymat et la dépersonnalisation. Du moins,
nombreux sont des élèves qui la vivent comme telle,
c'est-à-dire comme espace d'affirmation et de quête
d'autonomie » (Mbembe, Op. cit. p.155).
Il ressort de cette assertion que la fête
apparaît, pour les jeunes scolaires yaoundéens, un moment
d'exorcisation du poids de la domination-reproduction-sélection que
l'école est chargée de pérenniser, dans le but de rendre
celle-ci supportable. Ce qui est effectué n'est qu'une sorte de
conjuration de la domination et du contrôle exercé par
l'institution scolaire.
Pour s'en convaincre, qu'il suffise d'observer
l'agressivité verbale proférée durant les
festivités à la fin des examens officiels dans les rues aux
passants, piétons ou véhiculés, le désordre des
expressions, l'expulsion des ressentiments dans la sphère gestuelle et
mimique. L'état d'ébriété générale
dans lequel s'achèvent ses fêtes de fins d'années est, en
vérité, symptomatique d'une duperie. Les réjouissances
prennent fin, par des bagarres, des luttes, des violences physiques et de
destruction.
A partir de cette vitrine, la fête apparaît comme
le langage qui articule la mémoire des frustrations du quotidien
scolaire. D'après Mbembe (Op. cit. p. 156),
« Elle est un instant fugace pendant lequel les
jeunes scolaire tentent de se persuader que leurs désirs et leurs
besoins se trouvent accomplis. Elle semble aussi une manière de dire par
d'autres moyens ce que l'on ne peut dire dans les logiques du système
éducatif actuel »
Les fêtes des fins d'années scolaires prennent
ainsi l'allure de rebellions suréelles dans les rues et les bar-dancing
de Ngoa Ekelle, Nkolndongo, Nkol-Eton, Mvog-Ada, Mvog-Mbi, Melen, Biyem-Assi,
Tsinga, Madagascar, Mokolo, Messa, Emana, etc.
Il s'agit de transgresser consciemment les normes
établies, de se laisser secouer dans sa propre inertie. Finalement, la
fête ne cesse de fonctionner ici comme un breuvage dont la vertu est,
pour les élèves, de pacifier, pendant un instant, la conscience
des tourments et des conflits de l'existence par les modèles scolaires
dominants (Mbembe, Op. cit.).
Cette entreprise de déconstruction de l'institution
scolaire, perceptible à travers les pratiques signalées plus
haut, s'explique à partir de situations où, souvent, l'on est
affronté à un système éducatif qui se veut trop
sélectif et dominant, dépossédant ainsi de nombreuses
familles pauvres (l'école n'est pas pour les pauvres !
Objectera-t-on) des possibilités minima nécessaires à la
scolarisation, mais aussi à l'éducation et à la formation
de leurs progénitures. Ce faisant, l'on peut conclure que l'école
elle-même prend le risque de plonger des familles entières dans
des processus de délinquance culturelle et morale (Le Thanh
Khôi : 1978 : 177).
Au terme de l'analyse qui précède, l'on
perçoit clairement l'orientation très particulière, et
quelque peu désarçonnant de ce chapitre, non tant par l'exotisme
des phénomènes observés que par le point de vue
extraordinairement familier (dans les deux sens du terme) qui les reconstruit.
Le constat est clair qu'à l'école, il ne s'agit pas uniquement
d'apprendre des savoir, des savoir-faire, il s'agit plus, pour le rappeler,
d'apprendre des ficelles, les trucs, de trouver comment se débrouiller.
La vie de l'école peut donc être considérée comme un
processus continuel de négociations, souvent conflictuelles, souvent
subtilement implicites. Nous avons ainsi découvert les règles
informelles qui sous-tendent ces négociations et maintiennent la
cohésion de cette communauté de travail. Pour cela, nous nous
sommes appuyés sur tout ce qui semblait déviants, parfois
même dénué de sens.
« Flânerie », «chahut »,
«faire la fête », « corruption »,
« travail », « faire des
bêtises », « tricherie »,
« désobéissance »,
« jeu », « absentéisme »,
ont été considérés sur un même plan, et
traités comme des redéfinitions de situation
opérées par les élèves qui associent ces
différentes stratégies29(*). Pour étudier comment s'intègre le
«métier d'écolier », on à fait
l'hypothèse que les élèves apprennent à devenir
élèves non pas tant au niveau du rôle prescrit par ceux qui
détiennent l'autorité, mais à travers la manière
dont les élèves eux-mêmes conçoivent ce rôle,
sachant que des cultures différentes s'entrechoquent. Cette
socialisation secondaire est d'ailleurs identifiée principalement dans
les aires interstitielles de la journée scolaire : entre les
leçons, à la cantine, dans la cour de recréation, pendant
la fête.
Mais, parmi les procédures de négociation du
travail scolaire, ont été aussi analysées les
stratégies de survie de l'enseignant (car tant du côté de
l'élève, que de l'enseignant, il s'agit de `'faire-face''
à la situation). A cet égard, nous avons pu souligner
l'intérêt des analyses portant sur les
«coulisses » de l'action, en particulier celles qui
traitent de l'apprentissage du «métier
d'enseignant ». La socialisation professionnelle a
été ainsi identifiée à partir des
désespérances, de menues débrouillardises quotidiennes,
des transactions ou des contrats éducatifs éclairant ainsi
très pertinemment l'évolution de la carrière de
l'enseignant en tant qu'obstacle à l'intégration et au
développement de l'identité professionnelle.
De telles pratiques de déconstruction-reconstruction de
la vie scolaire se lit aussi au travers de ce que les Camerounais appellent le
francanglais, un parler construit à partir du français,
de l'anglais et de quelques autres langues nationales. Le prochain chapitre
tentera d'en analyser les tenants et les aboutissants.
CHAPITRE V
LE PARLER DES
JEUNES :
TRANSGRESSION LUDIQUE ET
DEVIANCE FONCTIONNELLE
L'enseignement d'une langue est conçu en fonction de
son statut dans son milieu d'apprentissage. Le français et l'anglais au
Cameroun ont un statut tout à fait particulier, non des moins ambigus.
Ceux-ci sont donc, pour les élèves francophone et anglophone du
Cameroun, langues de scolarisation et langues officielles; le français
et l'anglais jouent aussi des rôles multiples : langues maternelles,
langues secondes, langues étrangères, langues de grande
communication et langues officielles. Pour la majorité des
élèves, le français et l'anglais sont L2 [langues
secondes] (Onguéné Essono, 1993 : 6). Aussi, l'enseignement
du français et de l'anglais a-t-elle pour objectif le
développement de l'aptitude à la production et à la
compréhension du langage : savoir parler, savoir écrire,
savoir écouter, savoir lire. On attend de l'élève, entre
autres, qu'il s'exprime aisément et correctement, oralement et par
écrit ; qu'il manie les structures grammaticales complexes, selon
les canons, l'orthodoxie scripturaire et verbale des langues
susmentionnées. En dépit des efforts déployés par
les institutions scolaires et les moyens persuasifs pour obliger les
élèves à bien s'exprimer dans l'une ou l'autre langue
officielle, on observe plutôt une certaine propension à l'usage de
ce qu'il est convenu d'appeler le francanglais, une sorte de
déviance linguistique qui découle d'un mélange du
français et de l'anglais. Ce parler, bien que péjoratif pour
l'essentiel, n'empêche qu'il s'ancre de plus en plus profondément
et au quotidien dans les pratiques linguistiques de la jeunesse scolaire
yaoundeenne. Les sociolinguistes sont cependant unanimes sur un fait :
il s'agit d'un parler des jeunes, et surtout des jeunes scolaires. A travers
ce parler, la présente phase de travail s'intéresse tout
particulièrement à la déviance linguistique comme un cas
de socialité pertinente pour la validation de notre hypothèse de
travail. Partant des considérations génésiques et
linguistiques sur le francanglais (parler déviant), ce chapitre
s'appesantit sur les origines de ce parler, notamment, pour en présenter
les fondements. Il est également et surtout question ici de
débusquer le sens et la puissance, les enjeux de cette autre forme de
déviance scolaire. Dans le même ordre de préoccupation, une
attention est accordée à la socialité que
révèle le comportement linguistique déviant des
élèves de l'enseignement secondaire dans la ville de
Yaoundé.