Guerres et circulation des élites politiques en province orientale de la République Démocratique du Congo( Télécharger le fichier original )par Edocin Ponea Tekpibele Masudi Université de Kisangani - Diplôme d'Etudes Supérieures (DES) 2009 |
B. Réflexions sur les élites1° Les auteurs de la circulation des élitesVilfredo Pareto, sociologue et économiste, a apporté une contribution importante dans ces deux matières, particulièrement dans l'étude de la distribution du revenu et dans l'analyse des choix individuels. Il a introduit le concept de l'efficacité et aidé le développement du champ de la microéconomie avec des idées telles que la courbe d'indifférence36. L'élite se définit d'après lui, par ses qualités éminentes, par sa supériorité naturelle, psychologique (Elle se compose de tous ceux qui présentent des qualités exceptionnelles ou qui font preuve d'aptitudes éminentes dans leur sphère d'activité). Il observe leur renouvellement et leur remplacement, ou au contraire leur fermeture. La formation des contre-élites lors de l'apparition de "symptômes de dégénérescence" de la classe dirigeante lui paraissait être l'élément dynamique de l'histoire. 34 Tambwe Kitenge Bin Kitoko & Anatole Collinet Makosso (sous la dir.), RDCONGO les élections, et après ? Intellectuels et politiques posent les enjeux de l'après-transition, Paris, L'Harmattan, 2006, p. 11. 35 Idem (Depuis, un intellectuel serait une personne qui met sa notoriété acquise dans un domaine de l'esprit (Littérature, sciences, art, journalisme, etc.) au service d'une cause extérieure [...] «un écrivain, un savant, un professeur d'université ne deviennent intellectuel que dès lors qu'ils sortent de leur tour d'ivoire pour se mêler de ce qui ne les regarde pas.» Ce n'est donc pas uniquement le niveau d'instruction qui en constitue le critère, mais ce que nous appelons le projet d'influencer la société, la volonté de s'engager dans le débat public. Ceci étant dit, il nous faut à présent plancher sur quelques conceptions élitistes. ) 36 http://www.wikipedia.org/vilfredopareto/elites consulté à Kisangani, le 13 mars 2008. Pareto distingue les classes sociales (classe de masse et classe d'élite). L'élite étant elle-même composée d'élite non gouvernementale et d'élite gouvernementale. De la masse montent perpétuellement de nouvelles élites que l'élite en place a le choix de combattre ou d'intégrer jusqu'à ce qu'elle soit finalement défaite et remplacée. C'est cette lutte qui fait l'histoire. L'étude de la circulation des élites est souvent réduite à la fameuse phrase ''L'histoire est un cimetière d'aristocraties''. La séparation entre élite et masse s'observe dans toutes les sociétés, la répartition des richesses est inégale partout dans des proportions qui sont similaires ; la seule façon d'enrichir les plus pauvres est donc d'enrichir la société toute entière plus vite que sa population ne s'accroît. Gaetano Mosca37 a contribué aux sciences politiques en observant que les sociétés primitives sont gouvernées dans les faits si ce n'est dans la théorie par une minorité numérique. Il a nommé cette minorité « classe politique ». Bien que cette théorie soit élitiste, on peut constater que sa base est différente du pouvoir que détient l'élite tel que décrit par C. Wright Mills. Contrairement à ce dernier, et d'autres sociologues plus tard, Gaetano Mosca visait à développer une théorie universelle de la société politique, sa théorie de la Classe Politique reflète le plus ce dessein. Mosca définit les élites selon la supériorité de leurs compétences dans l'organisation. Ces compétences selon lui sont surtout utiles pour gagner le pouvoir dans une société bureaucratique moderne. Néanmoins, sa théorie était plus démocratique que celle de Pareto puisque dans la conception de Gaetano Mosca, les élites ne sont pas héréditaires. Des individus originaires de toutes les classes peuvent accéder à l'"élite". Il a aussi adhéré au concept de « la circulation de l'élite » qui est une théorie dialectique de compétition constante entre les élites, avec un groupe d'élite remplaçant un autre à maintes reprises progressivement. Gaetano Mosca est allé si loin qu'il a construit une théorie complète de l'histoire sur la base des différentes élites dirigeantes38. Cette étude s'inscrit dans la continuité des travaux de Gaetano Mosca pour analyser la circulation des élites politiques en Province Orientale, dans un contexte de 38 G., Mosca, Elementi di scienza politica, 2e édition, Turin, Fratelli Bocca Editori, 1923 cité par G., Rocher, Op. Cit. p. 6. violence politique. Notre choix est guidé par l'analyse, chez Mosca, de la caractéristique démocratique des élites et non d'une caractéristique héréditaire comme chez Pareto. Nous planchons dans cette étude sur la forme de mobilité des élites politiques marquée par l'habileté, la capacité de chacune à se saisir du pouvoir à travers un contexte de violence politique, ainsi que l'influence qu'ont d'autres sur la prise des décisions d'intérêt commun. 2° Quelques théories de la stratification des élites Charles Wright Mills39, sociologue américain, a fait une critique sociale radicale de la société américaine, de l'approche de T. Parsons et du « mainstream » en sociologie américaine. La thèse principale de sa réflexion portait sur la critique de l'idéologie américaine de la société ouverte. Il observe que les élites américaines constituaient un groupe fermé. Nous pouvons dire qu'elles étaient aussi oligarchiques. Il observe une mobilité sociale considérable entre les différents groupes d'élites et entre les élites de différents domaines (économique et industrielle, politique, militaire, etc.). Mills a savamment abordé la question de la formation ainsi que celle de la domination de l'élite du pouvoir dans la société américaine. A cet effet, il définit l'élite du pouvoir comme étant «l'ensemble des hommes qui prennent toutes les décisions importantes que l'on peut prendre.» L'élite du pouvoir est composée d'hommes qui occupent des «postes-clés» dans les grandes institutions de la société moderne et qui peuvent « prendre des décisions aux conséquences capitales» pour la vie des gens ordinaires. Il énonce trois domaines principaux du pouvoir : la politique, l'économie et le domaine militaire entre lesquels il observe une interdépendance mutuelle de plus en plus grande des élites. Sous d'autres cieux, surtout dans des pays européens et américains, deux facteurs principaux favorisent l'homogénéité des élites notamment les facteurs sociopsychologiques et les modes de comportement et personnalité similaire : 39 C.W., Mills, L'élite du pouvoir, Londres, Mills, 1969, pp. 8-25. Facteurs sociaux et psychologiques : les élites sont généralement issues d'une même origine sociale et d'un même milieu social ; elles ont globalement un même cursus scolaire (car ayant étudié dans les collèges privés). Modes de comportement et personnalité similaire (« type social homogène ») ; les élites auraient les mêmes valeurs et intérêts. Elles ont en commun les sentiments d'appartenance à la même classe sociale (elles ont ainsi une conscience de classe). À ce propos, C. Wright Mills a bien souligné que l'étude des élites ne constitue pas en elle-même, contrairement à ce que croyait Mosca, une interprétation historique globale; elle ne suppose pas nécessairement que toute l'histoire résulte de l'action de certaines élites, ni que le processus de décision des élites suive un cours plutôt qu'un autre. La prise de décision n'est qu'une des fonctions possibles des élites, de même que son influence sur le cours de l'histoire. Il s'agit en réalité plutôt de dégager la variété des élites et la diversité de leurs fonctions, dans les différents contextes où elles peuvent apparaître. Robert Dahl40, a critiqué le flou des concepts de Mills à travers le questionnement suivant : Quelle est la cohésion réelle de l'élite ? L'élite parvient-elle vraiment à imposer toutes ses préférences au plus grand nombre ? Et plus encore il accuse Mills de n'avoir pas mené une analyse empirique solide dans l'étude des élites que lui-même réalise dans sa ville du New Haven du Connecticut des Etats-Unis d'Amérique. Pour les pluralistes comme Dahl, il n'y a pas, aux Etats-Unis, d'élite dominante du pouvoir ou moins encore monolithique. Il existe de nombreuses élites qui opèrent dans des sphères différentes, économique, politique, culturelle, religieuse. La structure du pouvoir est constituée des groupes de veto qui ont conquis un certain pouvoir leur permettant de bloquer les mesures contraires à leurs intérêts et de neutraliser ceux qui pourraient les attaquer. Les masses ne sont pas passives. Elles se sont constituées en groupes organisés rassemblant des individus qui partagent soit des intérêts économiques, soit des valeurs communes ou une identité ethnique. 40 R., Dahl, Who governs? Democracy and power in an American city, New Haven, Yale University Press, 1961. Et du même auteur, « A critique of the ruling elite model », in American Political Science Review, vol. 56, no 4, décembre 1962, pp. 947-962, consultés sur www.yaleunviversity.edu, à Kisangani, le 8 août 2009. Dans ces conditions, toute décision est le résultat d'un compromis : il convient de mener des études au cas par cas sans édicter de règles générales sur le processus de décision américain. Si les imperfections sont réelles et sans doute inévitables, une oligarchie monolithique reste de l'ordre de l'imaginaire. 3° La multiplication des élites Pour Guy Rocher41, la multiplication des élites peut être considérée comme une forme de différenciation structurelle, d'une part, observable dans une période de rapide transformation et, d'autre part, caractéristique d'une société en voie d'industrialisation ou industrialisée. Si, malgré les critiques dont elle fait l'objet, on utilise la dichotomie de la société traditionnelle opposée à la société moderne, l'une et l'autre conçues comme des « types purs », on peut observer que dans la société traditionnelle l'élite tend à être unifiée, intégrée, parfois même monolithique; elle s'appuie simultanément sur plusieurs sources de prestige ou d'autorité : religieuse, politique, traditionnelle, militaire, etc. Il n'y a pas de place pour une pluralité et une diversité d'élites ; celles-ci doivent être plutôt institutionnellement localisées et circonscrites et sont rapidement identifiables. La société moderne au contraire est caractérisée par une plus grande diversité d`élites, correspondant tout à la fois à la différenciation des structures et à l'hétérogénéité de l'univers des valeurs : les élites politiques se distinguent des élites religieuses, les conflits de valeurs ou d'idéologies se cristallisent dans des oppositions entre différents leaders, les intérêts de classe ou de région trouvent à s'exprimer par des porte-parole, parfois même par plusieurs différents porte-parole pour une même cause, etc. 41 G., Rocher, Multiplication des élites et changement social au Canada français, Passim Robert Michels42, sociologue allemand, a étudié le comportement politique des élites intellectuelles à travers les organisations qu'elles dirigeaient. Il n'a pas théorisé la circulation des élites, mais la formation permanente d'un amalgame entre nouveaux et anciens éléments. Michels ne considérait pas l'élite comme une classe, mais comme un groupe plus ou moins fermé, dont les membres pouvaient se recruter dans diverses couches sociales. Sa "loi d'airain de l'oligarchie" constitue un modèle d'analyse toujours reconnu dans l'étude des partis, des groupes d'intérêt et d'autres organismes. Guy Bourassa a publié les résultats d'une étude particulièrement intéressante et significative, inspirée des recherches de Robert Alan Dahl et de ses disciples ; l'auteur décrit l'évolution des élites politiques qui se sont succédées au pouvoir municipal à Montréal depuis un siècle, les situant à la fois dans le contexte démographique et ethnique de la ville et dans celui de la stratification sociale. Guy Bourassa a bien montré que l'élite politique de Montréal est passée de l'unité et de l'homogénéité à une pluralité croissante, avec le développement démographique et économique de la ville. |
|