III.2.1. Les urnes dans la guerre, une démocratie
atypique 237
Pendant l'odyssée militaire de l'AFDL à travers
le pays, les sphères du pouvoir ont été mises en
compétition par le jeu «démocratique», car il s'est agi
des élections avec pour règlementation qu'un code minimum; dans
l'absence totale d'une préparation, pas de règlement
électoral , pas de restriction sur les éligibles et les
électeurs, pas de secret de vote, la campagne électorale
préalable n'est que minimale et dépend de l'initiative de chaque
candidat et de sa «base» (qui conduirait à un choix judicieux
des électeurs suivant les programmes d'action présentés
par les candidats), pas de pluralisme politique (tout le monde devait se
dépouiller de son ancienne appartenance politique et devenir, de facto
et ex officio, membre du seul mouvement détenteur du pouvoir, l'AFDL ou
le MLC, selon le cas.)238, etc.
Car, pour le MLC à Buta et à Banalia où
il organisa le même type d'élections mais, pour ce dernier, il
emprunta à son parrain ougandais l'élection à la file
indienne «queuing system239»... (par laquelle les
électeurs devraient s'aligner derrière le candidat de leur choix
et après le «bureau de vote» devrait compter les
électeurs, de sorte qu'était élu, le candidat qui avait
plus des personnes à sa suite). Un mode d'élection
qualifié de «à la queue leu leu» par les habitants des
zones sous contrôle MLC.
Nous notons avec François Jean et Jean-Christophe Rufin
que ces mouvements, comme du reste ceux ployant dans les mêmes contextes
et poursuivant les objectifs similaires de lutte contre le pouvoir, sont
confrontés à plusieurs contraintes
237 Les électeurs composites regroupés dans des
enceintes des municipalités pour les élections des bourgmestres
de communes et au stade Lumumba pour ce qui est de l'élection des
gouverneur, vice-gouverneur et maire, vice-maire opèrent leurs choix en
mains levées. Les candidats sont placés en face des
électeurs.
238 Car, l'activité des partis politiques est
suspendue, disons, interdite, dans toutes les zones conquises ; Kisangani
n'aurait pu faire l'exception.
239 Le queuing system (tous derrière et moi devant),
donc «file indienne» où les électeurs sont
alignés derrière le candidat de leur choix est un
procédé de vote habituellement d'usage en Ouganda, au Kenya.
Lire les ouvrages ci-après pour mieux comprendre la
question : G., Prunier & B., Calas, dir., L'Ouganda contemporain,
Paris-Nairobi, Karthala-IFRA, 1994, D., Bourmaud, Les élection
au Kenya : Tous derrière et moi devant..., Politique Africaine,
La corruption au quotidien : Ben Laden, l'Afrique et les Etats-Unis. Les
secrets de l'isoloir, Paris, Karthala, n° 83, octobre 2001.
«les mouvements armés doivent en effet
résoudre une série de problèmes matériels qui sont
pour eux autant de contraintes économiques. [...] lorsque la
rébellion s'étend et se perpétue, les acteurs politiques
et militaires doivent organisés des circuits économiques pour
financer leur lutte et contrôler les populations. [...] Pour atteindre
ses objectifs politiques, un mouvement armé cherche, de façon
pragmatique, les formes d'organisation qui lui permettent de tirer le meilleur
parti des conditions locales et internationales»240.
Ainsi, les élections organisées par l'AFDL en
mars 1997 et le MLC en novembre 1999 n'ont pas, comme le penseraient d'autres
analystes, constitué un moment régulateur et
fédérateur de la société civile et des politiques.
Loin s'en faut, il nous semble que ces élections ont, par contre,
révélé la fracture qui a toujours existé entre ces
deux groupements de la société congolaise. Elles ont aussi
traduit les appétits de certains acteurs de la société
civile à l'affût d'un pouvoir politique qui s'auréolait de
légitimité, d'ambitions développementalistes, et sans
compter l'enrichissement facile tel observé chez les
«aînés». Ces élections semblent avoir
été fondatrices d'un nouveau «contrat social». Car
source de légitimité politique pour des nouvelles élites
politiques et un nouveau régime qui se réclamait
révolutionnaire.
Ceci est prouvé par les nombreuses candidatures des
membres de la société civile ainsi que leur élection
massive. Car, à Kisangani par exemple, sur les 16 élus de mars
1997, 13 sont issus de la société civile et n'ont pas eu à
pratiquer de manière active la politique. Leur activisme étant
plutôt avéré et notoire au sein des associations de la
société civile.
A Banalia, à Buta et à Bunia, la même
régularité s'est observée. Les «hommes du
peuple»241 prennent le pouvoir. C'est-à-dire, ces hommes
frais, qui sont
240 J., François & J.-C., Rufin, (dir.), Economie
des guerres civiles, Paris, Hachette, 1996, Passim
241 La société civile est du reste
considérée comme alternative à ce pouvoir corrompu et
abject du MPR et de Mobutu. Ses auxiliaires sont conspués par la
population et les acteurs de la société civile semblent
être les personnalités politiquement vierges et intègres.
Et surtout, elles habitent, vivent avec la population et connaissent leurs
problèmes de tous les jours contrairement à ces barrons du
régime décadent et rebuté. Lors des élections,
coutume a été, pour la population, de scander
frénétiquement « Mouvancier, mouvancier,
mouvancier,...» si tôt
toujours dans le peuple, qui vivent et connaissent les
réalités de ce peuple «abandonné» à se
prendre en charge et vivant de la solidarité mécanique. Ceux qui
n'ont jamais trempé leurs mains dans la saleté de la politique de
la Deuxième République honnie et exécrée par la
population.
Nous l'avons déjà dit, les urnes dans la guerre
postulent d'une forme atypique et originale des élections (Tous les
processus devant se dérouler et se terminer en quelques heures seulement
et dans une impréparation qui frise la
légèreté,...). Il nous a été
rapporté242 que cela fut ainsi fait aux motifs
d'éviter des fraudes et manipulations des électeurs par certaines
personnes ou organisations. Ce qui se lit comme improvisation répondait
par contre à l'exigence sécuritaire. La ville venant
fraîchement d'être conquise, il y avait de crainte de sabotage ou
d'infiltration des éléments ex FAZ.
Malgré tout, les résultats de ces
élections ont été un camouflet pour ces élites
bannies. Une revanche de la population sur ses affameurs et ceux qui lui ont
toujours refusé l'opportunité de se prononcer et de se choisir
ses propres dirigeants de manière libre, démocratique et simple.
Le choix du peuple a été plus tranchant et a corrigé
toutes les prévisions «géopolitiques» possibles par
rapport à la «force de conscience du peuple de la Province
Orientale de contrôler son espace» tant clamée par les
propagandistes du MPR défunt.
qu'un candidat ancien gouvernant ou membre du MPR ou encore
reconnu pour ses accointances avec le régime du MPR et certains clients
métayers locaux. Cela fut une sorte de disqualification implicite de la
course et, il nous semble, une forme de délation collective ou
d'information aux nouveaux venus de qui était qui.
Précisons aussi que les acteurs de l'AFDL n'avaient
aucunement fait de l'appartenance au MPR un motif d'incompatibilité ou
d'inéligibilité. Tout le monde pouvait se présenter devant
l'agora et seul le choix du «peuple» tranchait. Et le peuple a
tranché : il a, en bloc, rejeté les acteurs du pouvoir
défait mobutiste. Sauf une exception confirme cette règle. Il
s'agit de monsieur Lokinda, Bourgmestre adjoint du précédent
régime à la Makiso qui a gardé son poste dans la
même commune. Et à Banalia, Monsieur Lioke Balebandja,
Secrétaire Administratif du Territoire de son état qui est
placé AT après les élections. Car, nous confiera Exy
Bayabo, ATA en Charge de l'Administration et des Finances à l'issue de
cette compétition électorale : «Les responsables de l'AFDL
ont préféré le Vieux Lioke Balebandja à moi
à cause justement de son expérience. Mais, aux élections,
c'est moi qui étais plébiscité par le peuple.» Notre
entretien avec ce dernier à Kisangani, le 09 septembre 2007.
242 Avant les consultations populaires à la commune de
la Tshopo, nous avions demandé à monsieur Mwenze Kongolo, qui
dirigeait le Bureau de vote chargé du scrutin dans cette commune,
pourquoi les choses ont été ainsi précipitées sans
préparation. Nous nous souvenons nous être frotté à
l'un des candidats «mouvancier» concernant cette question. Il pensait
que moins les consultations étaient préparées, plus ils
(anciens du MPR et hérauts du mobutisme) avaient la chance de
l'emporter. Encore, la population a prouvé son attachement ou engagement
au changement.
Par ailleurs, nous avons aussi remarqué des tentatives
de manipulation des résultats de vote par certaines
«élites» en leur faveur. Car, la tendance de la victoire des
jeunes «élites» et des allogènes se profilait
déjà à l'horizon. Les autchtones de Buta, par exemple,
insistent auprès du Chairman du MLC, Jean-Pierre Bemba Gombo,
pour insérer, sur la liste des candidats, le nom d'un des leurs
(Monsieur Lumaliza) qu'ils voulaient comme Administrateur de Territoire.
A Banalia aussi, nous pouvons citer l'implication de la
notabilité locale pour éviter non seulement la présence,
mais aussi l'élection des allogènes. Les creuseurs ont
été mobilisés dans les différentes carrières
florissantes243 du territoire pour venir au secours de certains
candidats soutenus par les «barrons locaux» maîtres des
carrières. Ceci a valu en 1999 l'élection de Monsieur Jean Tongo
Bandamali comme Administrateur de Territoire, en 2003 Monsieur Picoro Monewiya
Malanga comme Député National pour le compte du MLC. A Bafwasende
aussi, la même réalité a été observée.
Monsieur Michel Botoro Bodias bénéficia efficacement de la
participation des creuseurs des certains foyers miniers (carrières) de
Bafwasende pour être élu Administrateur de Territoire.
Les urnes dans la guerre ont favorisé la
mobilité ascendante des nouvelles élites issues de la
«pluralité géographique, sociologique et historique de
l'élite sociale ; qu'ils en soient le reflet et, simultanément,
le dépassement »244. Mais, ces consultations en
temps de guerre n'ont pas, partout où elles furent organisées
(Kisangani, Bunia, Banalia, Buta, Bafwasende, etc.), permis ce que Bayart
appelle «la résurgence, à l'occasion des consultations
électorales, des sédiments anciens de la classe politique [...]
».245 Pour ces anciens agents et clients du pouvoir
mobutiste, la mobilité a été donc descendante.
243 Les carrières Lolima B de Monsieur Picoro Monewiya
Malanga et Lolima A de Monsieur Sébastien Mabulunga Ponea, Maï ya
Tshopo (Ma Tshopo) de Monsieur Consman Madoli Ndjale. Ces différentes
carrières ont été les véritables Etats dans l'Etat
avec «lois» et formes d'organisation sociale et furent aussi des
réservoirs électoraux intéressants. Des cités
surpeuplées et où l'argent et sa poursuite son roi et reine.
Ainsi, le mot d'ordre du PDG (Président Délégué
Général, qui n'est autre que le propriétaire de la
carrière) de la carrière semble être parole
d'évangile et suivi à la lettre au risque de se voir, soit
refuser d'accès à la carrière, soit bannir de la
carrière.
244 J.-F., Bayart, L'Etat en Afrique [...] Op. Cit.,
p. 211.
245 Idem.
Les élections organisées par les groupes
rebelles ont eu une particularité commune : le principe de non
exclusivité des candidats, «l'impréparation», absence
de restriction aux électeurs quant à leurs qualités. Et,
en un certain point de vue, il partage les traits du sens
commun.246
Par ailleurs, nous avons décelé à travers
ce processus électoral l'intense activisme247 de la Jeunesse
de l'Union pour la Démocratie et le Progrès Social (J/UDPS) et
des autres partis de l'opposition politique de la Transition de 1990-1996,
d'ailleurs, dans la victoire de certains candidats à Kisangani surtout
et dans une certaine mesure à Bunia et à Buta. Peut-être,
c'est ces apports non négligeables de l'opposition et de la
société civile (surtout des églises) qui ont
influencé la mobilité ascendante/descendante observée lors
des élections dans la guerre. La notabilité due à
l'activisme social ou politique au bénéfice de la population
semble aussi avoir une incidence dans les résultats observés des
élections en temps de guerre.
|