CHAPITRE TROISIEME : LA MOBILITE DES ELITES
POLITIQUES : MODALITES ET TACTIQUES
La circulation des élites politiques congolaises
pendant la guerre sort de l'acception traditionnelle de mobilité telle
que l'attend, par exemple, Raymond Aron où les élites au pouvoir
elles-mêmes organisent la circulation en leur sein dans une : «[...]
société à régime autoritaire dont la
minorité gouvernante assure une suffisante mobilité
ascensionnelle mais maintient en même temps un large intervalle entre le
grand nombre des travailleurs et le petit nombre, savants ou hommes de parti
qui manipulent les machines et les hommes»189.
Nous voulons comprendre quelles sont les modalités de
la circulation des élites, en dégager une certaine typologie et
relever les tactiques utilisées par les élites politiques en
Province Orientale pour leur mobilité pendant la guerre. Il ne s'agit
nullement de dresser une typologie des élites politiques de la Province
Orientale - ce qui n'est pas notre propos ici- car intéressant une autre
étude que nous nous proposons de mener sur la survivance des
élites politiques de la Province Orientale. Il est plutôt question
à ce stade d'oser la typologie des modalités de circulation des
élites politiques de la Province Orientale telles que ces
dernières les ont actionnées et pratiquées.
Pour le cas particulier de la RDC et des Etats africains en
général, se trouver une place sous le soleil qu'est l'espace
politique se décline selon différentes modalités et
tactiques. Les élites politiques se regroupant, comme par enchantement,
au sein des constellations identitaires et partisanes190des plus
nombreuses et opportunes.
189 R., Aron, La lutte des classes : nouvelles leçons
sur les sociétés industrielles, Paris, Gallimard, 1964, p.
275 Notons aussi que Raymond Aron est l'un des théoriciens
élitistes qui a planché sur la pluralité des élites
politiques.
190 Lire à cet effet, Rezsohazy, R., Op. Cit.
III. 1. Tactiques d'action des élites
politiques en Province Orientale pendant les guerres
L'analyse des tactiques adoptées par les élites
politiques pour conquérir le pouvoir, le capter ou le subvertir à
leurs seuls profits ou au profit de leurs réseaux, appelle la
réflexion autour des divers scénarios de reproduction, de
renversement ou de cohabitation des élites des générations
différentes et des clivages différents. Il est question de
réfléchir sur les scénarios de la quête
hégémonique191 ayant caractérisé la
mobilité des élites politiques en Province Orientale pendant la
guerre avant de dégager d'autres tactiques sous-jacentes.
La violence politique, la politique du ventre192 ou
pour citer ce néologisme de « ventrocratie »193, la
marginalisation voire l'automarginalisation, la haine, la ruse, la
xénophobie (définie par le Nouveau Larousse194 comme
la haine des étrangers. S'exprimant par les intimidations, le rejet,
l'exclusion de tout ou partie de celui qui est considéré comme
allogène) se sont manifestées comme des tactiques
exploitées à la fois par les élites politiques entre elles
dans leurs actions de recherche hégémonique et à travers
les différents mouvements rebelles et les milices qui ont marqué
l'histoire de la Province Orientale entre 1997 et 2003. Et que dire des
alliances matrimoniales? Cette autre «ressource politique»
exploitée pour acquérir le pouvoir ou s'y maintenir. Etre
beau-frère, «gendre», allié d'un acteur étranger
ou local majeur était une garantie du pouvoir ou de la maîtrise de
l'espace selon le cas.
191 J.-F., Bayart, L'Etat en Afrique. La politique du
ventre... pp.157-226 traite de trois hypothèses de ces
scénarios d'actions des élites politiques dont deux
extrêmes : la révolution et la modernisation conservatrice et, un
médian : l'assimilation réciproque des élites.
192 Passim, J.F., Bayart, L'Etat en Afrique. La
politique du ventre,... (surtout les pp. 251-257 ; 281-315) Qui est donc
cette forme de prédation de l'Etat et de ses richesses et ressources au
profit des intérêts particuliers et/ou personnels. [...Mais les
stratégies des patrons des réseaux ont trait au captage des
richesses, à leur accumulation ou à leur redistribution
partielle. Comme telle, elles ne sont guère dissociables du processus de
la recherche hégémonique.]
193 Mot forgé par les chercheurs politologues de
l'Université de Kisangani pour signifier le fait des acteurs d'avoir la
satisfaction de leur ventre, entendre ici de leur faim comme seul leitmotiv et
levier d'actions politiques.
194 Nouveau Petit Larousse, Dictionnaire
encyclopédique pour tous, Paris, librairie Larousse, 1971, p. 1088. Ce
mot (xénophobie) évoque, pour nous, entre ces lignes le sens du
mot étranger, qui ne signifie pas seulement celui qui vient d'une
province ou pays, mais aussi celui avec qui l'on ne partage pas les mêmes
valeurs linguistiques, identitaires,... même si issu de la même
province que soi.
Les alliés étrangers, ont eux aussi,
manipulé ces tactiques dans leurs recherches diverses
d'hégémonie et de contrôle de l'espace. Ceci a
alimenté l'instabilité politique observée dans la gestion
des espaces rebelles en termes de nominations et changements quasi
réguliers des «gouvernements» et administrateurs. Pour une
période de cinq ans, par exemple, le RCD-Goma procède à
six nominations des gouverneurs de Province. On observe la même
récurrence195 en Ituri et dans d'autres zones où le
RCD-N, le RCD-K/ML, etc. ont eu à gérer.
III.1.1. Scénarios d'émergence des
élites politiques. La Province Orientale entre révolution sociale
et assimilation réciproque
La guerre de l'AFDL inaugure une ère nouvelle pour
l'espace politique de la Province Orientale. Cette province étant
reconnue comme bastion du mobutisme avec son nombre élevé
d'auxiliaires mobutistes, «patrons ou barons» locaux du
système clientéliste mobutien a subi un choc historique. Car les
potentats du mobutisme : Victor Nendaka Bika, Marcel Lengema Dulia, Florentin
Mokonda Bonza, Duga Kugbetoro, Zamundu Agenong'Ka, Bangala Otowangama, Likulia
Bolongo, Eugène Lombeya Bosongo, Jacques Mozagba Ngbuka, Bernard
Kasusula Juma Lukali, Babia Zongbi Malobya, Antoine Akafomo Lionga, D'zbo
Kalogi, Jean-Baudouin Idambituo Bakaato, Simon-Pierre Mendela Kikola Batangwe,
etc. sont mis hors jeu et aucun d'eux ne revient en scène sous Mzee
Laurent-Désiré Kabila. Ils sont remplacés par de nouvelles
élites.
Les nouvelles élites «majeures» de la
Province observées sont par exemple : Walle Lofungola, Jean Yagi Sitolo,
Augustin Kamara Rwakahikara. Cette révolution se justifie aussi par la
perte, pendant cette période, du rôle «dominant» des
élites de la Province Orientale sur la scène politique nationale.
Par exemple, de tous les gouvernements de Laurent-Désiré Kabila,
seuls Augustin Kamara Rwakahikara et Jean Yagi Sitolo peuvent être
cités comme des élites recrutées en Province Orientale
alors que du temps de Mobutu nombreuses étaient les élites de
cette province promues à travers gouvernements et autres sphères
de contrôle du pouvoir.
195 Les Tableaux 4 à 8 prouvent ces propos.
Cependant, cette phase peut tromper certains observateurs
bayartiens moins avertis et penser qu'il s'est agi réellement de la
matérialisation du scénario extrême de la révolution
sociale. Or, il est intéressant de nuancer un tel propos. Car, notons
avec Jean-François Bayart196 que, « la césure
révolutionnaire ci-haut observée se nuançaient de
compromis substantiels avec les catégories qu'ils semblaient vouer
à l'exclusion. Virtuellement, les deux dynamiques, celle de la
divergence et celle de l'assimilation réciproque, coexistent
toujours.» car, des nouveaux acteurs politiques émergent et
investissent l'espace politique. Mais, ils n'ont pas réussi à
supplanter les anciens acteurs qui font preuve d'une capacité de
rebondissement. Ces anciens acteurs demeurent actifs bien qu'ils soient
contraints de s'adapter ou de se reconvertir pour survivre197.
Monsieur Raymond Mokeni Ekopi Kane, homme d'affaires, représente la
grande panoplie de ces élites au niveau local qui ont été
d'abord très proche du MPR parti-Etat, de l'AFDL et du RCD.
Les conflits armés de l'Ituri ont actionné la
même réalité d'assimilation réciproque des
élites anciennes et nouvelles dans la circulation des élites
locales. Car, la milicianisation de la lutte politique amplifiée par la
recherche hégémonique des différentes élites
politiques locales, la tactique des alliés étrangers à
«diviser pour mieux régner» ainsi que l'ethnicisation du champ
politique et les recrutements interminables de la diaspora battent le rappel
des anciennes élites. A chaque bataille et chaque fois que Bunia, par
exemple, était conquis par un groupe armé, la tactique
combinaison entre acteurs nouveaux et anciens s'observe198.
Les épisodes des guerres de l'AFDL, du RCD-Goma, du
MLC, du RCD-N, etc. sont des configurations remarquables de l'assimilation
réciproque des élites anciennes et nouvelles en Province
Orientale. Car par exemple, malgré le fait que les urnes de la guerre
ont occasionné l'arrivée massive des jeunes et nouvelles
élites politiques en Province Orientale, il n'a pas été
étranger de voir la réintroduction dans les espaces du
196 J.-F., Bayart, Op. Cit., p. 195.
197 Maindo Monga Ngonga, «Les violences au Congo-Kinshasa :
héritages du Passé et pesanteur des représentants» in
Maindo Monga Ngonga, Des conflits locaux..., Op. Cit., pp. 21-22.
198 Les différents tableaux dans le chapitre II sur les
élites de l'Ituri témoigne de ce scénario
révolutionnaire.
pouvoir des nouveaux régimes successifs, des
personnalités anciennes un moment « éclaboussées par
les soubresauts de la transition (des guerres
ajoutons-nous).»199 Cette réintroduction se passe
inévitablement par le blanchiment politique que Bayart nomme, lui,
« automutation et renaissance. Une démarche qui postule [...] la
possibilité de rachat, de repentir. »200
Les guerres ont favorisé la fusion des anciennes
élites mobutistes et les nouvelles élites opportunément
entrées en politique par la conjoncture de la violence politique. Cette
cohabitation étant entretenue par le «vivre ensemble», que
Maffersoli analyse dans une sociologie du «local», à travers
lequel les gens cherchent à tempérer la brutalité des
contraintes de la vie moderne, d'une part, et à affronter la froideur
d'une société de masse à travers les interstices d'une
convivialité retrouvée dans des réseaux d'amis, de cercles
ou de clans, (ou encore les bars, les boîtes de nuit, les stades, les
églises, les cérémonies funéraires, et des choses
semblables) d'autre part201. Vivre ensemble que Bayart exploite
aussi lors qu'il dit « pour avoir grandi dans le même village ou le
même quartier, pour avoir partagé un dortoir d'internat ou une
chambrée d'école militaire, pour avoir philosophé des
nuits entières dans une cité universitaire britannique ou
française, les membres de la sphère du pouvoir et de la richesse
se connaissent personnellement, et ce parfois depuis fort longtemps. La
dynamique de l'assimilation prend ainsi un caractère
intimiste.»202
III.1.2. Formes des tactiques violentes d'émergence
politique
La violence, «une force de toute nature exercée
par un individu contre un autre.»203, revêt plusieurs
acceptions : elle peut être verbale, physique, psychologique,
individuelle, collective, etc. De par sa destination et son essence, elle peut
être:
199 Maindo Monga Ngonga, Op. Cit., p. 194.
200 Idem.
201 M., Maffersoli, Le temps des tribus. Déclin de
l'individualisme dans les sociétés de masse, Paris,
Méridiens, 1988, cité par M., De Coster, B., Bawin-Legros &
M., Pncelet, Op. Cit., p. 94.
202 J.-F., Bayart, Op. Cit. pp. 200-201.
203 Lexique des politiques, 7ième
édition, Paris, Dalloz, 2001, p. 444, cité par Remo-lo- Lozube
Poru Andu, Op. Cit., p. 61.
passionnelle, instrumentale et identitaire204
(à ce stade la violence s'attaque si brillamment aux symboles de l'autre
et de l'existant communautaire de l'autre et du soi) adressée contre un
individu, l'Etat, un groupe particulier, etc. Elle peut aussi avoir pour
origine des facteurs divers et diversifiés, allant de problème
foncier à la recherche hégémonique en passant par les
rivalités personnelles, la jalousie, le malentendu, ...La violence peut
être larvée ou cachée, ouverte ou explosive ou encore
brutale.
Philippe Braud pense que : «le recours aux
méthodes violentes constitue l'aveu d'un échec ou d'un refus. Un
moyen d'accéder à l'existence politique en s'imposant comme
interlocuteur aux différents acteurs du jeu
institutionnel».205 C'est là la portée que
revêt la violence articulée en Province Orientale pendant les
périodes observées. La violence est à la fois
réactionnaire et affirmative ou conservatoire.
Réactionnaire, elle évoque l'idée de
l'appropriation ou de la recherche de réappropriation par des
élites d'un droit (ici le pouvoir et ses avantages) usurpé ou
dépouillé. En ce sens, elle permet à ceux des acteurs
(élites) qui ne sont pas aux commandes de la chose publique de marquer
leurs présences et de se frayer une place sous le soleil.
Affirmative ou conservatoire, la violence sert de bouclier
protecteur aux élites qui ont le contrôle et la possession du
pouvoir. Nous comprenons ici le «Kila mamba na kivuko yake» (entendez
par ce swahili de Kisangani : A chaque caïman son marigot) cher aux
élites de la Province Orientale comme un appel (une vigilance) à
la protection
de ses «acquis», le pouvoir ne devant revenir qu'aux
autochtones et non aux venants
(bakuyakuya). Ceci dénote de l'usage de la violence
verbale et de la justification de la violence affirmative ou de la violence
conservatoire.
204 Dictionnaire de Sciences politiques et sociales,
Paris Dalloz, 2004, p. 404
205 P., Braud, Sociologie politique,
7ième édition, Paris, LGDJ, 2004, p. 408.
A Kisangani, seules les élites de la Tshopo veulent
diriger la Province (du moins la seule partie206 de celle-ci sous
contrôle du RCD-Goma). Au Haut-Uélé, de la même
manière, les élites des autres Territoires grognent contre
l'hégémonie de celles de Faradje qui semblent «tout»
contrôler207.
En Ituri c'est la chasse aux
«djadjambo»208 et une âpre lutte meurtrière
entre élites de différentes ethnies locales qui s'observent avec
virulence.
La violence sous toutes ses formes a caractérisé
l'agir des politiques en Province Orientale, nous l'avions déjà
dit plus haut. Cette violence manipulée à la fois par des acteurs
extérieurs et locaux, a servi (et sert encore) d'un acte d'appropriation
de l'Etat.
A Kisangani, à l'époque de la bipolarisation du
RCD/RCD-K, c'est-à-dire sous le RCD-Goma soutenu par le Rwanda et le
RCD-Kisangani de Wamba dia Wamba patronné par l'Ouganda, nous avons
assisté aux épreuves de force pendant lesquelles les
élites faisaient preuve de leur éloquence et verve violentes les
unes contre les autres. Le Gouverneur du RCD-Goma, Théo Baruti
Ikumaiyete, un Lokele s'est vu opposé un Gouverneur factice Topoke,
Walle Sombo Bolene, qui criait à qui voulait l'entendre qu'il
était le Gouverneur magnifique et plus intelligent que l'autre du
RCDGoma. Et à l'autre de rétorquer que ce dernier était
opportuniste et un politicien de mauvais goût. Que des insultes et des
diatribes enflammées ont servi la rigolade populaire pendant cette
période. Ici se manifestèrent du même coup la
violence affirmative et la violence conservatoire.
Si à Kisangani, la violence physique n'a pas
opposé les élites politiques entre elles, dans d'autres
entités (l'Ituri, le Haut-Uélé et le
Bas-Uélé) de la Province Orientale par contre, les élites
politiques se sont à plusieurs reprises empoignées et ont
directement pris part à la commission de la violence organisée
contre d'autres groupes
206 Le Bas-Uélé et une partie du Territoire de
Banalia est sous contrôle du MLC, le Hau-Uélé passe tour
à tour entre les mains du RCD-Goma, du RCD-K/ML, du RCD-N, l'Ituri est
d'abord sous contrôle du RCD-Goma puis s'enlise dans la barbarie à
passant successivement sous la gestion du RCD-K, de l'UPC,...
207 Source : Entretien avec un journaliste de la Radio Nava
d'Isiro à Kisangani, le 2 décembre, 2008.
208 Entendre ici, les venants ou les non originaires de
l'Ituri.
politiques et identitaires.
Le fait de ne pas participer aux opérations militaires
de sape ou de destruction de l'autre est un acte de déloyauté et
par conséquent de non ascension politique. Il faut faire preuve de
capacité de nuisance contre l'autre pour protéger son poste ou
prétendre à un poste politique intéressant.
Par exemple, il nous a été rapporté que
Monsieur Yogbaa Litanondoto Bazono aurait perdu le poste de Gouverneur de la
Province Orientale sous le RCDGoma pour les seules deux raisons qu'il
n'était pas de la Tshopo et était très mou
c'està-dire ne servait pas violemment la cause du
mouvement209.
Les élites politiques remarquées au
Bas-Uélé, au Haut-Uélé et en Ituri, ont
été quasiment aussi des chefs d'opérations militaires ou
ont purement et simplement été des animateurs de certains groupes
armés ethniques. Mohamed Bule Ngbangolo est par exemple à la fois
gouverneur de la «Provincette» du Bas-Uélé plus le
Territoire de Banalia, appelée Haute Autorité du
Bas-Uélé et de Banalia, et dirige les opérations dans ces
contrées avec les troupes de l'UPDF et celles de l'Armée
Nationale Congolaise (ANC) du MLC.
Ce dernier s'était fait remarquer par sa
«terreur» et a été nommé Gouverneur de l'Ituri
par Jean Pierre Bemba et élevé au rang de Général
dans les Forces armées du MLC.
Les élites qui émergent en Ituri sont aussi
à la fois cadres politiques et chefs de guerre. Citons à titre
illustratif, John Tibasima, Yves Khawa Panga Mandro, Thomas Lubanga, Kisembo,
etc.
La violence politique n'a pas été
adressée que contre l'Etat ou contre les institutions, elle a, de
manière significative, servi de ressource utile pour accéder au
pouvoir ou se faire accepter au pouvoir et à le capter. Surtout que ce
pouvoir lui-même est le produit de la violence dans laquelle elle baigne
d'ailleurs.
La longue durée semble avoir transformé les
imaginaires des élites de la Province Orientale face à la
politique. En effet, avant le déclenchement des guerres en Province
Orientale et du fait du lourd héritage macabre de cette province
après les périodes troubles de 1961 à 1964, la politique a
été considérée comme une mauvaise chose et une
entreprise risquée. Ayant découvert qu'elle (politique) paie, ces
élites se sont ruées sur tout mouvement qui venait210.
Même contre la volonté de ce qu'elles prétendent être
leur base, la population.
Certaines élites, en étude, ont motivé
leur engagement dans les différents mouvements rebelles par le souci
d'éviter de subir la loi des plus forts. Ainsi, il est observable que la
violence est banalisée et assimilée comme facteur
d'«existence» et d'émergence politiques.
III.1.3. Politique du ventre ou « ventrocratie » :
le pouvoir pour la survie
Le paradigme de la politique du ventre rime avec celui de la
recherche hégémonique. Car, les tactiques des patrons de
réseaux ont trait au captage des richesses, à leur accumulation
ou à leur redistribution partielle. [...] Redistribuées, les
ressources amassées fournissent du prestige à l'homme de pouvoir
et font de lui un «homme d'honneur» (mobali ya lokumu ou un homme de
valeur). Sous cette condition, la prospérité matérielle
résultant de la prédation est une éminente vertu
politique, au lieu d'être un objet de blâme211. Il
s'agit ici de manger, s'enrichir pour soi, se parer d'auréoles par le
pouvoir. Une manducation qui devient intéressante car ayant
l'épithète politique. Souvenons-nous à ce propos de «
Wandugu yangu hii ni fashi ya franga », (ce swahili du Katanga rendu en
français signifie, Mes frères, ceci est un poste enrichissant,
rémunérateur, payant ; un poste qui a de l'argent), que
lançait en 1992 Nguz-a-Karl-iBond pour signaler à ces
frères Katangais qu'il ne pouvait laisser la primature à
quelqu'un d'autre (Etienne Tshisekedi).
Cette interprétation n'avait pris aucune ride dans
l'imaginaire collectif des
210 Lire pour cette question de vagabondage politique, les
travaux de Mamiki Ke'Bongo Bongo, Op. cit.
211 J.-F., Bayart, L'Etat en Afrique..., Op. Cit.,
p. 279-296.
élites politiques en Province Orientale pendant les
guerres. La lutte pour le contrôle de l'espace socio-politique se confond
avec les visées économiques d'accumulation et d'enrichissement
facile.
L'entreprenariat politique se confond avec l'affairisme
économique. Les politiques se distinguent ainsi par la course à
l'enrichissement facile. Les élites politiques, sitôt au pouvoir,
exercent du commerce par leurs épouses ou concubines212.
L'argent du contribuable de la Province Orientale sert les affaires des
épouses des élites au pouvoir. Les frais de titres de voyage
qu'elles utilisent pour leurs voyages d'affaires privés sont
déduits des créances dues à la province dans les cadres
des taxes provinciales.
Les bons officiels sont utilisés pour alimenter en
boissons les bistrots (nganda, débits de boisson) et en tissus wax de la
Sotexki surtout les magasins des épouses et/ou concubines des
élites promues.
Même l'aide humanitaire destinée aux victimes des
guerres est détournée et vendue au marché pour le compte
de certaines autorités. Rappelons l'affaire de l'aide envoyée en
2002 par le gouvernement de Kinshasa en solidarité avec les victimes des
guerres de Kisangani dans le cadre de l'ONG Paix Sur Terre sous la supervision
de Maître Firmin Yangambi qui fut disputée et vendue finalement
avec la complicité de l'autorité provinciale : des centaines de
tonnes de ciment, de tôles ondulées et autres matériaux de
construction n'ont jamais atteint les destinataires.
Nous avons des témoignages de certains diamantaires qui
ont reconnu avoir travaillé avec l'argent des politiques. L'homme
politique est dans tous les coups susceptibles de procurer du
bénéfice. Les élites politiques sont mêlées
dans le trafic de faux billets de francs congolais213.
212 Loin de nous l'idée de blâmer le commerce
fait par les épouses des hommes politiques si ce dernier ne se confond
pas avec les ressources publiques ou n'est alimenté par elles et le
statut politique des élites. Les convois aériens gratuits
organisés par les alliés rwandais et ougandais vers leurs
capitales respectives suscitent des tensions et l'on a vu l'ampleur de
l'implication des autorités et de leurs épouses dans le
commerce.
213 En 2001 l'un de ces réseaux est démasqué
par l'arrestation de monsieur Claude (Phoenix), un commerçant de
Kisangani et la saisie de plusieurs millions de francs congolais.
Quand le levier de l'action politique est la satisfaction des
besoins existentiels personnels de l'acteur politique, la politique devient
bien sûr une entreprise de manducation et d'enrichissement à la
limite de l'illicite et du licite, mais facile.
La facilité d'enrichissement en politique provoque un
effet de mode et d'engouement des élites à la politique. Ce
processus de conquête et consolidation de contrôle du pouvoir
politique et d'accumulation des richesses révèle au grand jour la
diversité des politiciens de toute espèce : occasionnels, des
amateurs de la politique. Ceux qui vivent «pour» la politique et ceux
qui vivent «de» la politique.
Comme nous venons de le dire tantôt, la politique a
aidé les élites politiques à satisfaire leur
«ventre». Ici, le ventre est pris symboliquement pour signifier
l'enrichissement personnel. Ceci se justifie, par exemple, par cette petite
phrase de Walle Sombo Bolene, alors qu'il disputait le pouvoir au gouverneur du
RCD-Goma, nous l'avions déjà dit, qui rappelle effectivement la
recherche hégémonique pour le ventre : «Ndugu yangu
acha na miye nikule lituma na samaki ». Cette phrase quasi
rigolote du swahili de Kisangani (Mon frère, laisse-moi aussi manger du
lituma [pâte de manioc et/ou de banane) au poisson] est porteuse d'une
signification symbolique intéressante ; surtout qu'elle provient d'une
élite en quête de pouvoir. Elle témoigne même de
manière inconsciente, que le ressort de la politique de cet (ces)
acteur(s) est, sans doute, manger.
Ceci s'est remarqué par l'ostentation insolente de
l'enrichissement facile: achat de voitures, achat des maisons pour les plus
«sages», début de plus d'un chantier immobilier à la
fois (lesquels restent inachevés dès que ces élites
quittent le pouvoir), changement vertigineux de la garde-robe et des habitudes
alimentaires, changement radical de train de vie ... Car, comme le dit Jean
François Bayart, «[...], les dominants autochtones n'ont jamais
eu à leur disposition autant de ressources politiques,
économiques et miitaires pour contraindre les
dominés et assurer l'autonomie de leur pouvoir. Jamais le spectre de la
stratification sociale n'a été virtuellement aussi large.
[...]»214
III.1.4. Marginalisation /automarginalisation. Quand
l'exclusion fait le politique
La notion de « marginalité » peut s'appliquer
à des milieux très différents les uns des autres, mais qui
ont cependant ceci en commun qu'ils se situent à la
périphérie de ce qu'on peut appeler la structure sociale globale
de la société215. Tant par leur mode de vie que par
leur culture (au sens anthropologique du terme), les marginaux n'appartiennent
que partiellement à la société dont ils sont membres. Ceci
se fait par la lutte effrénée à «participer»
à la gestion de la «chose publique».
Séverin-Carlos Versele et Dominique Van De
Velde-Graff216 disaient : « partout où les hommes
s'organisent pour vivre ensemble, des échelles de valeurs et les gens
sont traités en fonction de leur adhésion à ces valeurs,
de leur conformité aux normes qui les sanctionnent... ». Pour le
cas présent de la Province Orientale, nous observons que les
élites, à travers leurs regroupements locaux (associations,
mutuelles, «réseaux»,...) ont, soit adhéré, soit
résisté aux nouveaux «seigneurs» et maîtres des
lieux. Cette attitude a été diversement considérée
par les occupants.
Ceci s'observe surtout pendant la période des
rébellions et conflits interethniques des années 1997-2003. Car,
moins on participe aux valeurs, moins on a des chances d'être entendu.
Ces valeurs sont en fait des exigences des mouvements rebelles et groupes
armés interethniques (et milices ethniques) à se faire accepter
et à asseoir leur pouvoir. Il s'agit entre autres des exigences de
participation/adhésion de facto ou de jure obligatoire au(x)
mouvement(s), de non «collaboration» avec l' «ennemi», du
militantisme, imposition de codes symboliques, la délation, etc.
214 J.-F., Bayart, L'Etat en Afrique, Op.
Cit.,p. 147.
215G., Rocher, «La marginalité sociale. Un
réservoir de contestation», 1968, p.7, in Cl., Ryan (sous la dir.
de), Le Québec qui se fait, Montréal, Les
Éditions Hurtubise, HMH ltée, 1971,
pp.41-47.
www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales. Consulté à
Kisangani, le 21 mars 2009 à 18 heures 37'.
216 S.-C., Versele & D., Van De Velde-Graff, «
Marginalité ou marginalisation ? Accident ou fonction ? », in
Revue de l'Institut de Sociologie, n° 1-2, Bruxelles, Editions de
l'Université de Bruxelles, 1976, p. 23
Ce phénomène de la marginalité se
présente sous deux formes principales. Il peut être d'abord le
fait des couches sociales depuis longtemps exclues de toute participation
réelle aux avantages et aux activités de la
société: c'est la marginalité socio-économique,
dont les racines tiennent aux structures de production et à
l'organisation politique de la société. La seconde forme de
marginalité se manifeste par un refus volontaire et explicite
d'intégration à la société qu'on rejette : c'est la
marginalité socio-culturelle, qui résulte de
l'élaboration d'une sorte de sous-culture parallèle, plus ou
moins en opposition à la culture dominante.
Ceci s'est remarqué surtout à l'entrée du
RCD avec le refus de la population de Kisangani d'y adhérer. Les
communes de Mangobo et Kabondo qui ont semblé être plus virulentes
contre ce mouvement en affichant plutôt leur attachement au gouvernement
de Kinshasa ont vu nombre de leurs élites promues aux différents
postes de gouverneur, maire de la ville, bourgmestres, etc.217.
Ces différentes formes de marginalité ont
été observées, comme nous venons de l'illustrer, lors de
la période et dans les pratiques des acteurs en étude. Elles ont
été des tactiques des élites à se faire remarquer
par le pouvoir pour une éventuelle acceptation et assimilation, et les
acteurs externes ont vivement manipulé ces formes de marginalité
dans les différents choix opérés pour le positionnement
des «pions» en Province Orientale.
Dans un contexte généralisé de
«privatisation de la violence» et voire d'intériorisation
/banalisation de celle-ci218, prendre les armes devient une affaire
juteuse, surtout quand on sait les dividendes politiques, sociales et
économiques que revêt une telle entreprise ainsi que l'implication
des forces étrangères dans l'accentuation des antagonismes locaux
préexistants et larvés. Une réalité
justifiée par la «faillite», la «faiblesse»,
l'«absence», la «fragmentation» de l'Etat, etc.
217 Bene Kabala, Théo Baruti Ikumaiyete, Willermi
Tchoko Lisungi, Bosenge Akoko, par exemple sont de Mangobo. Justin Yogba
Litanondoto Bazono, Pierre Bakoy Bakunguo sont de Kabondo. Notons ici que nous
ne prétendons pas que seules les «ressortissants» de ces
communes ont été servis.
218 Lire à propos de la banalisation de la violence avec
beaucoup d'intérêt Maindo Monga Ngonga, L'Etat à
l'épreuve de la guerre : violence [...], Thèse
déjà citée, surtout les pages 300-306.
La milicianisation/militarisation a marqué l'espace
politique de la Province Orientale (surtout en Ituri avec les milices ethniques
et à Bafwasende, l'élan maï maï) entre 1999-2003. Il
s'agit en fait de la constitution des bandes armées
«désorganisées», disons plutôt sans respect des
structures, de la discipline et des exigences de respect des Droits de l'homme,
à base identitaire et aux revendications localistes et protectionnistes
au sens territorial du terme.
Précisons tout de même ici que si le
phénomène milicien est répandu et enraciné dans la
région du Kivu (comprendre le Kivu à ce niveau par l'ensemble des
trois provinces : Nord et Sud Kivu ainsi que le Maniema.), il est à la
fois un phénomène nouveau, une importation de la violence pour
justifier le crime organisé, une exacerbation (surtout avec
l'implication extérieure) des ressentiments communautaires vivaces et
tenaces en Province Orientale. La Province (les zones affectées et
touchées directement par ce phénomène) est machinalement
plongée, avec la complicité de ses élites de tout bord,
dans le stéréotypique «Heart of
darkness».219
Prétendant sécuriser220 et
protéger les siens et son terroir contre d`éventuelles agressions
de l'autre groupe ethnique, la milicianisation/militarisation en Province
Orientale a vraisemblablement commencé, du moins pendant la
période en étude, avec la guerre du RCD/Goma et de ses expansions
tentaculaires.
Prendre les armes est devenu une forme de marquage de son
identité, de son espace et de son leadership. Une arme est à la
fois un moyen d'enrichissement et une ressource politique. Ce
phénomène a largement contribué à
l'émergence des élites politiques nouvelles dans l'arène
du pouvoir. Elles (élites politiques) ont suffisamment profité de
la violence pour émerger. Du jour au lendemain, des personnes inconnues
acquièrent des fonctions et grades importants dans l'armée ou
dans le gouvernement de la Province et du pays.
219 Lire avec intérêt K., Vlassenroot et T.,
Raeymaekers, Remo Lo Lozube Poru Andu, Maindo Monga Ngonga, et autres, Op.
Cit., pour une meilleure appréhension du phénomène
milicien et de la violence dans la Région.
220 Passim, Heri Baraka, Op. Cit.
III.1.5. L'ethnopolarité, l'ethnie au service de
l'action politique
La compétition politique a toujours été,
en Province Orientale, comme le soulignait Bongeli Yeikelo Ya Ato221
« une des réalités les plus marquantes dans la vie sociale
des villes africaines. C'est dans le contexte urbain que le ferment de la
modernisation apporté par le système colonial fit naître un
esprit de rivalité qui rendît les divers groupes ethniques
particulièrement sensibles aux différences de possibilités
d'épanouissement qu'il pouvait y avoir entre eux».
Car, il a été surprenant de constater au cours
de la période en étude que, même entre ceux qui devraient
être considérés comme natifs et/ou originaires de la
Province Orientale, des tendances xénophobes ou du moins exclusivistes
ont été récurrentes.
C'est ici le lieu de parler de cette notion
d'originaire -comme pour se différencier des autres venants ou
« Kuya kuya » à Kisangani, « Djadjambo » à
Bunia - qui se décline en plusieurs variantes : originaire proche,
originaire lointain, originaire de la périphérie et originaire du
centre, l'ethnicité/tribalisme. Rien ne se fait, du moins dans le
jeu de captage du pouvoir ou de recherche hégémonique, sans
référence à l'ethnie, à ses origines tribales et
à ses ressorts identitaires. Le langage du politique est à la
fois : camouflage, instrumentalisation, manipulation, justification.
A la lumière de K. Vlassenroot et T.
Raeymaekers222 « l'ethnicité devient donc facilement une
excuse pour l'action et la violence politique ».
L'ethnopolarité223 est devenue cette modalité d'action
politique profondément ancrée sur le levier tribal et ethnique de
sorte que le jeu du politique et la politique en dépendent.
221 Bongeli Yeikelo Ya Ato, « Les Bambole à Kisangani
» in B., Verhaegen et Lokomba Baruti, Kisangani 1876- 1976, histoire
d'une ville, Tome 1, Kinshasa, CRIDE, PUZ, 1979, p. 121.
222 K. Vlassenroot et T. Raeymaekers, « Conflit en
Ituri » in L'Afrique des Grands lacs.
Annuaire 2002-2003, p. 209.
223 Nous forgeons ce concept pour signifier comment les
regroupements politiques en Province Orientale se sont faits en fonction des
attractions fondées sur l'ethnie, la tribu. Le levier ethnique, tribal,
voire de réseautage, n'est pas qu'une excuse ; il guide des conduites
d'acteurs et justifie certaines attitudes adoptées.
C'est à travers la manipulation de l'ethnicité
que les acteurs politiques et militaires locaux et régionaux essaient de
couvrir leurs vrais agendas politiques et économiques. Pour ceux qui
nomment (les mandants) ou ceux qui sont nommés, les agents politiques
(les mandatés) en compétition, tout se fait sur base des
clichés ethniques.
C'est par les ethnies ou en leur nom et pour leur compte que
se justifient les actions politiques de toutes parts (la population est ainsi
manipulée et participe au nom de l'éventail ethnique au jeu des
politiques).
L'exclusion, le clientélisme, le militantisme,...
devenant des tactiques évidentes de cette circulation politique qui
obéit à des permanences critiques toutes particulières.
Ceci est d'ailleurs confirmé par le rapport du Programme d'Action de la
Commission de Pacification de l'Ituri : «les sentiments des intellectuels
trouvent de l'espace et font écho dans la masse paysanne qui se
réfère à ses intellectuels politiciens. Le leadership
devient plus «ethnique» qu'idéologique et charismatique car
les leaders se replient sur les membres de leur ethnie et leur
«capital-tribu» pour se positionner politiquement. Un climat de
tension s'ensuit et dégénère en conflit même
armé»224.
Le pouvoir politique étant resté / devenu le
seul domaine d'enrichissement facile, la brutalité de la violence a
conféré au déploiement/redéploiement une forme
particulière de mobilité. Celle où il faut être du
côté des gagnants, donc tout faire pour que son mouvement
l'emporte.
La violence est banalisée et légitimée par
la société qui construit et véhicule les imaginaires
symboliques tels que:
- Olali balaleli yo ! Ce lingala se traduit en français :
Si tu dors, on se couche sur toi ! Pour pousser les hommes en
compétition à toujours plus de « bravoure » et
de violence pour survivre dans cette jungle qu'est l'espace
politique Province Orientale sous la guerre ;
- Moninga alekela yo te ! Aussi symbolique, ce lingala veut dire
: Ne te laisse pas
doubler par l'autre ! Ici, doubler signifie tout simplement que
l'autre veut prendre
tout le pouvoir à son profit propre et à celui de
siens ; tu dois l'en disputer ;
- Usi ji hachiliye ! Ce swahili de Kisangani est un appel
à la vigilance et à ne pas se
laisser faire. Donc, à combattre/batailler avec les
autres225.
L'ethnie, manipulée bien sûr, a joué un
rôle important dans la reconfiguration et la mobilité des
élites politiques en Province Orientale entre 1997 et 2003. Seulement,
nous aimerions dire que l'ethnie n'a pas façonné les
élites politiques dans l'espace politique. Au contraire, les
élites politiques ont «fait» les ethnies, c'est-à-dire
elles les ont, dans leur course effrénée au pouvoir, fait
(re)connaître, en les associant dans leurs oeuvres de conquête
hégémonique.
Ceci s'explique par le fait qu'aucune ethnie n'a eu,
d'après nos informations, un agenda purement politique ou de marketing
politique en faveur de ses membres. Les élites ayant profité d'un
pouvoir naturellement instable et trouble, ont fait recours à elles afin
de rechercher du soutien et de l'assise. L'ethnopolarité devient ainsi
une ressource politique dans un marché où l'«assise
populaire» ou du moins l'appartenance à une ethnie
«forte» sociologiquement confère une opportunité
d'accession et d'ascension politique.
Par contre, l'état général de
désordre a généré une mobilité dont la
propriété ethnique est devenue comme trait d'union des
réseaux d'élites politiques diverses et prétexte apparent
de la lutte.
L'espace politique clientélisé engendre des formes
prédatrices de manipulation/ instrumentalisation/soumission de l'ethnie
ou de la tribu en faveur des
225 Ces appels à la virilité sont produits en
Province Orientale par l'imaginaire populaire et sont exploitées par les
élites au travers leurs configurations de lutte pour le pouvoir. Nous
les avons écoutés et avons assisté à leur
production. Cette transcription est le fruit de notre expérience
d'acteur de la société.
intérêts personnels. La «masse
tribale/ethnique», ignorante, s'extasie par et sur une reconnaissance
illusoire de leur présence ou de son (ses) fils. Nous aurions dû
plutôt dire que les élites politiques se sont servies de la
violence politique pour assouvir leurs ambitions personnelles comme l'avaient
déjà fait remarquer Koen Vlassenroot et Tim Raeymaekers en
épluchant les différentes approches développées
dans l'analyse de la crise en Ituri «c'est à travers la
manipulation de l'ethnicité que les acteurs politiques et militaires
locaux et régionaux essaient de couvrir leurs vrais agendas politiques
et économiques »226.
L'ethnopolarité n'a pas concerné que les
individus isolés opposés les uns contre les autres; elle a aussi
touché des ensembles culturels. Les associations de la
société civile227 (les associations mutualistes,
culturelles, de jeunes, les ONGDH, les Eglises,...) ont été aussi
exploitées par les élites dans leurs quêtes de
mobilité. Les assises culturelles, les réseaux d'amis et
d'intérêts ont été exploités par les
élites politiques. Par exemple : les ASBL mutualistes Isonga songa,
Lisungameli, Visa Province Orientale, le Club de la Tshopo, ADBU (Association
pour le Développement du Bas-Uélé), etc.
Déjà en 2000, Likunde Bosongo Bernard nous renseignait par
rapport au fait que les cadres mutualistes ou les regroupements à base
régionale et autres (districts, de Territoires, clubs d'amis) jouaient
un rôle désintégrateur parmi les élites en Province
Orientale.228
Les pratiques socio-spatiales se multiplient pour avoir une
portion de ce pouvoir émietté par la violence ; pouvoir qui
devient, nous l'avions déjà dit, une
226 K., Vlassenroot et T., Raeymaekers, Art.
Déjà cité, p. 209.
227 Messieurs Pierre-Hubert Moliso Nendolo Bolita et
Christophe Baelongandi Twaotulo membres de Visa Provinciale Orientale
interviewés à Kisangani, le 25 mai 2005 et le 24 juillet 2005
nous ont confirmé ces dires. Ils nous ont dit que à chaque
préparation de nomination des autorités provinciales ou autres,
les autorités du RCD-Goma ne manquaient d'approcher Visa Province
Orientale pour soit proposer des candidats à la nomination ou confirmer
la qualité de personnalité des candidats en vue. Nous en sommes
d'ailleurs nous même témoin de ce type de manipulation, car au
mois de juin 2002, à Kisangani même, nous l'avions vécu, en
pleine réunion de l'Association pour le Développement de Banalia
(ADEBAN). Le RCD-Goma envoya l'un des membres de cette association recruter
quelques natifs de Banalia pour faire partie de l'Assemblée Provinciale
de ce mouvement. Le refus des membres de cette association justifie le fait que
le Territoire de Banalia n'eu qu'un seul «représentant» en la
personne du membre envoyé pour le recrutement.
228 Notre entretien avec Monsieur Bernard Likunde Bosongo,
Notable de la Province Orientale, à Kisangani, le 07 décembre
2000.
ressource communautaire et collective, du moins dans
l'illusion de la satisfaction qu'il donne. Ces pratiques nous plongent au coeur
de l'ambivalence fondamentale de l'interaction sociale telle que l'entend
Goffman229 à la suite de Parsons, le pari et le repli.
L'interaction est un pari dans la mesure où l'on risque
à chaque fois de perdre la face, en blessant autrui ou en commettant un
impair. Nous vivons toutes nos interactions comme des hypothèses, et
dans cette mesure, toute interaction est également un repli, dès
lors que l'on va réprimer ses sentiments profonds immédiats pour
exprimer un point de vue de la situation que l'on pense acceptable, du moins
provisoirement. Le maintien de ce double accord de surface pari/repli se trouve
facilité par le fait que, selon Goffman230, on vit dans un
monde de valeurs, de normes et que celles-ci sont omniprésentes. La
nécessité et l'intérêt de sacrifice aux apparences
de la normalité (moralité) la plus irréprochable impose
à l'individu d'avoir, pour survivre dans le monde social, la plus grande
expérience possible des techniques de la mise en scène.
L'ensemble des relations entre acteurs est réglé
par des rites qui sont logés au coeur des interactions les plus
quotidiennes (le petit déjeuner, etc.), ceux -ci en organisent la
cohérence et prouvent que le moi social (self) peut être un lieu
de sacralité qu'on ne peut violer impunément. Erving
Goffman231 renforce cette intuition par un recours à
l'analogie avec l'éthologie animale. Chaque individu possède un
territoire, une niche, un espace personnel dont la légitimité
varie en fonctions de justifications locales : il est évident que venir
s'asseoir à côté d'un inconnu dans un lieu pratiquement
vide (restaurant, métro, train) est davantage vécu comme une
intrusion qu'en période d'affluence où le coude à coude se
justifie plus facilement.
229 E. Goffman, La mise en scène de la vie
quotidienne, T1, traduit de l'anglais par A., Accardo et A., Kihm, Paris,
Editions de Minuit, coll. «sens commun», 1973, p. 255, cité
par M., De Coster, B., Bawin-Legros, M., Poncelet, Op. Cit., 93-94
230 Ibidem, p. 255.
231 Idem.
III.1.6. La Ruse
Comprise comme « procédé habile dont on se
sert pour parvenir à ses fins »232, la ruse est aussi
synonyme d'habileté, de fourberie ou de roublardise. Nous la comprenons
comme dissimulation et tromper pour faire triompher ses
intérêts.
Maindo Monga Ngonga233 avait déjà
observé le rôle important qu'a joué et joue jusqu'à
présent la ruse dans la politique congolaise. Celle-ci s'est
enracinée dans les pratiques des acteurs politiques de la Province
Orientale. Elle est comprise ici comme un art de parvenir à ses fins par
des moyens habiles et trompeurs.
Par rapport à cette tactique et au nom de la
conquête/consolidation du pouvoir politique, il est remarqué des
pratiques diverses de dissimulation de la vérité pour soit
justifier certaines actions ou camoufler les effets d'une mauvaise politique.
Ceci dans le but vraisemblablement de maintenir son poste. La ruse a surtout
été combinée à la rumeur, la propagande et les
préjugés.
A Kisangani, des centaines de personnes sont amenées au
Rwanda en formation para-militaire avec comme prétexte de mobilisation,
un voyage touristique offert par le RCD-Goma et son allié Rwandais pour
découvrir le Rwanda et bénéficier d'une formation
politique en 1999, 2000 et 2001. En réalité, il s'agissait des
recrutements militaires orchestrés par les autorités du RCD-Goma
pour alimenter les rangs de leurs troupes et des cadres, surtout jeunes,
commençant à faire défaut. Ainsi périrent plusieurs
jeunes cadres universitaires au cours des années 2001-2002.
Aussi, il est observé que certaines personnalités
ont mérité leur ascension du fait de cette ruse. La science a
été même sacrifiée au pilori de la
politique234.
232
http://thefreedictionary.com/ruse
233 Maindo Monga Ngonga, Op. Cit., pp. 5-6
234 Par exemple, des thèses du genre, les Tutsi sont
originaires du Congo ont été véhiculées par
certaines élites intellectuelles et en ont
bénéficié nominations et considérations de la part
de l'allié Rwandais.
Human Right Watch a mieux analysé l'instrumentalisation
de la ruse pour l'Ituri en ces termes : «Alors que le conflit entre les
Hema et les Lendu s'étendait et devenait plus radical, chaque groupe a
eu recours à la propagande et aux mythes pour justifier sa cause. Les
intellectuels Hema comme Lendu ont déformé l'histoire à
des fins politiques, fabriquant de nouveaux récits pour appuyer leur
point de vue235. »
III.2. Typologie des modalités
d'émergence des élites politiques de la Province
Orientale
La mobilité politique féconde en Province
Orientale pendant la guerre a connu plusieurs modalités, par les actions
des élites politiques, inhabituelles observées parmi lesquelles
nous avons isolé grosso modo et de manière non exclusive : les
« élections » en temps de guerre, les nominations, la
milicianisation/militarisation selon les périodes et les groupes
armés dominants. Les groupes armés (AFDL et MLC en l'occurrence)
ont, de manière opportuniste, profité de cet intermède
temporaire, lié aux premières heures (mieux jours), pour mettre
en place leur organisation des territoires conquis et de l'instauration du
nouvel ordre politique taillé sur la mesure des
«libérateurs».
Précisons ici tout de même en passant que la
«démocratie dans la guerre» (ou les «urnes dans la
guerre») à laquelle nous faisions allusion dans les lignes
précédentes est à la fois anachronique, extrêmement
originale et atypique. Herbert Weiss236 dit de ces élections
en préfaçant Maindo Monga Ngonga, qu'elles «ont
été tout à fait légitimes car les gens
étaient libres de leur choix et ils ont clairement usé de ce
235
www.hwr.org/ituri consulté
à Kisangani, le 06 septembre 2009. Et d'ajouter : Un porte-parole Hema a
affirmé aux chercheurs de Human Rights Watch: «Nous savons qu'il y
a un génocide contre les Hema mais on a été ignoré
pendant longtemps.» D'autres Hema ont évoqué un lien avec
les Tutsi du Rwanda et ont affirmé que les Lendu accompagnés des
Interahamwe et des rebelles ougandais, l'ADF, perpétraient un
génocide comme celui de 1994 au Rwanda. Ces Hema font entrer dans
l'appellation «forces négatives» les Lendu. L'expression avait
auparavant été utilisée pour décrire les
Interahamwe et l'ADF. Des déclarations officielles Hema affirment que
ces «forces négatives» sont hostiles à la paix et
doivent être éliminées. Certains Hema ont parfois
décrit les Lendu comme des «terroristes». Certains Lendu et
Ngiti qui leur sont alliés cherchent à raviver la colère
contre le Rwanda, l'Ouganda et leurs alliés locaux. Le groupe
armé ngiti, le FRPI a publié un pamphlet accusant les
Présidents Kagame et Museveni de chercher à établir un
empire Hima-Tutsi. Ils ont affirmé que les Hema, soutenus par l'Ouganda
et le Rwanda allaient procéder à une «purification
ethnique» et éliminer les peuples Lendu (y compris les Ngiti) de
l'Ituri. Ils ont vivement encouragé à une «résistance
féroce» contre les agresseurs extérieurs et contre ces
groupes qui sont leurs complices.
236 H., Weiss, préface à Maindo Monga Ngonga,
Voter en temps de guerre. Op. Cit.
droit. [...] ».
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