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Guerres et circulation des élites politiques en province orientale de la République Démocratique du Congo

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par Edocin Ponea Tekpibele Masudi
Université de Kisangani - Diplôme d'Etudes Supérieures (DES) 2009
  

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CHAPITRE TROISIEME :
LA MOBILITE DES ELITES POLITIQUES : MODALITES ET TACTIQUES

La circulation des élites politiques congolaises pendant la guerre sort de l'acception traditionnelle de mobilité telle que l'attend, par exemple, Raymond Aron où les élites au pouvoir elles-mêmes organisent la circulation en leur sein dans une : «[...] société à régime autoritaire dont la minorité gouvernante assure une suffisante mobilité ascensionnelle mais maintient en même temps un large intervalle entre le grand nombre des travailleurs et le petit nombre, savants ou hommes de parti qui manipulent les machines et les hommes»189.

Nous voulons comprendre quelles sont les modalités de la circulation des élites, en dégager une certaine typologie et relever les tactiques utilisées par les élites politiques en Province Orientale pour leur mobilité pendant la guerre. Il ne s'agit nullement de dresser une typologie des élites politiques de la Province Orientale - ce qui n'est pas notre propos ici- car intéressant une autre étude que nous nous proposons de mener sur la survivance des élites politiques de la Province Orientale. Il est plutôt question à ce stade d'oser la typologie des modalités de circulation des élites politiques de la Province Orientale telles que ces dernières les ont actionnées et pratiquées.

Pour le cas particulier de la RDC et des Etats africains en général, se trouver une place sous le soleil qu'est l'espace politique se décline selon différentes modalités et tactiques. Les élites politiques se regroupant, comme par enchantement, au sein des constellations identitaires et partisanes190des plus nombreuses et opportunes.

189 R., Aron, La lutte des classes : nouvelles leçons sur les sociétés industrielles, Paris, Gallimard, 1964, p. 275 Notons aussi que Raymond Aron est l'un des théoriciens élitistes qui a planché sur la pluralité des élites politiques.

190 Lire à cet effet, Rezsohazy, R., Op. Cit.

III. 1. Tactiques d'action des élites politiques en Province Orientale pendant les guerres

L'analyse des tactiques adoptées par les élites politiques pour conquérir le pouvoir, le capter ou le subvertir à leurs seuls profits ou au profit de leurs réseaux, appelle la réflexion autour des divers scénarios de reproduction, de renversement ou de cohabitation des élites des générations différentes et des clivages différents. Il est question de réfléchir sur les scénarios de la quête hégémonique191 ayant caractérisé la mobilité des élites politiques en Province Orientale pendant la guerre avant de dégager d'autres tactiques sous-jacentes.

La violence politique, la politique du ventre192 ou pour citer ce néologisme de « ventrocratie »193, la marginalisation voire l'automarginalisation, la haine, la ruse, la xénophobie (définie par le Nouveau Larousse194 comme la haine des étrangers. S'exprimant par les intimidations, le rejet, l'exclusion de tout ou partie de celui qui est considéré comme allogène) se sont manifestées comme des tactiques exploitées à la fois par les élites politiques entre elles dans leurs actions de recherche hégémonique et à travers les différents mouvements rebelles et les milices qui ont marqué l'histoire de la Province Orientale entre 1997 et 2003. Et que dire des alliances matrimoniales? Cette autre «ressource politique» exploitée pour acquérir le pouvoir ou s'y maintenir. Etre beau-frère, «gendre», allié d'un acteur étranger ou local majeur était une garantie du pouvoir ou de la maîtrise de l'espace selon le cas.

191 J.-F., Bayart, L'Etat en Afrique. La politique du ventre... pp.157-226 traite de trois hypothèses de ces scénarios d'actions des élites politiques dont deux extrêmes : la révolution et la modernisation conservatrice et, un médian : l'assimilation réciproque des élites.

192 Passim, J.F., Bayart, L'Etat en Afrique. La politique du ventre,... (surtout les pp. 251-257 ; 281-315) Qui est donc cette forme de prédation de l'Etat et de ses richesses et ressources au profit des intérêts particuliers et/ou personnels. [...Mais les stratégies des patrons des réseaux ont trait au captage des richesses, à leur accumulation ou à leur redistribution partielle. Comme telle, elles ne sont guère dissociables du processus de la recherche hégémonique.]

193 Mot forgé par les chercheurs politologues de l'Université de Kisangani pour signifier le fait des acteurs d'avoir la satisfaction de leur ventre, entendre ici de leur faim comme seul leitmotiv et levier d'actions politiques.

194 Nouveau Petit Larousse, Dictionnaire encyclopédique pour tous, Paris, librairie Larousse, 1971, p. 1088. Ce mot (xénophobie) évoque, pour nous, entre ces lignes le sens du mot étranger, qui ne signifie pas seulement celui qui vient d'une province ou pays, mais aussi celui avec qui l'on ne partage pas les mêmes valeurs linguistiques, identitaires,... même si issu de la même province que soi.

Les alliés étrangers, ont eux aussi, manipulé ces tactiques dans leurs recherches diverses d'hégémonie et de contrôle de l'espace. Ceci a alimenté l'instabilité politique observée dans la gestion des espaces rebelles en termes de nominations et changements quasi réguliers des «gouvernements» et administrateurs. Pour une période de cinq ans, par exemple, le RCD-Goma procède à six nominations des gouverneurs de Province. On observe la même récurrence195 en Ituri et dans d'autres zones où le RCD-N, le RCD-K/ML, etc. ont eu à gérer.

III.1.1. Scénarios d'émergence des élites politiques. La Province Orientale entre révolution sociale et assimilation réciproque

La guerre de l'AFDL inaugure une ère nouvelle pour l'espace politique de la Province Orientale. Cette province étant reconnue comme bastion du mobutisme avec son nombre élevé d'auxiliaires mobutistes, «patrons ou barons» locaux du système clientéliste mobutien a subi un choc historique. Car les potentats du mobutisme : Victor Nendaka Bika, Marcel Lengema Dulia, Florentin Mokonda Bonza, Duga Kugbetoro, Zamundu Agenong'Ka, Bangala Otowangama, Likulia Bolongo, Eugène Lombeya Bosongo, Jacques Mozagba Ngbuka, Bernard Kasusula Juma Lukali, Babia Zongbi Malobya, Antoine Akafomo Lionga, D'zbo Kalogi, Jean-Baudouin Idambituo Bakaato, Simon-Pierre Mendela Kikola Batangwe, etc. sont mis hors jeu et aucun d'eux ne revient en scène sous Mzee Laurent-Désiré Kabila. Ils sont remplacés par de nouvelles élites.

Les nouvelles élites «majeures» de la Province observées sont par exemple : Walle Lofungola, Jean Yagi Sitolo, Augustin Kamara Rwakahikara. Cette révolution se justifie aussi par la perte, pendant cette période, du rôle «dominant» des élites de la Province Orientale sur la scène politique nationale. Par exemple, de tous les gouvernements de Laurent-Désiré Kabila, seuls Augustin Kamara Rwakahikara et Jean Yagi Sitolo peuvent être cités comme des élites recrutées en Province Orientale alors que du temps de Mobutu nombreuses étaient les élites de cette province promues à travers gouvernements et autres sphères de contrôle du pouvoir.

195 Les Tableaux 4 à 8 prouvent ces propos.

Cependant, cette phase peut tromper certains observateurs bayartiens moins avertis et penser qu'il s'est agi réellement de la matérialisation du scénario extrême de la révolution sociale. Or, il est intéressant de nuancer un tel propos. Car, notons avec Jean-François Bayart196 que, « la césure révolutionnaire ci-haut observée se nuançaient de compromis substantiels avec les catégories qu'ils semblaient vouer à l'exclusion. Virtuellement, les deux dynamiques, celle de la divergence et celle de l'assimilation réciproque, coexistent toujours.» car, des nouveaux acteurs politiques émergent et investissent l'espace politique. Mais, ils n'ont pas réussi à supplanter les anciens acteurs qui font preuve d'une capacité de rebondissement. Ces anciens acteurs demeurent actifs bien qu'ils soient contraints de s'adapter ou de se reconvertir pour survivre197. Monsieur Raymond Mokeni Ekopi Kane, homme d'affaires, représente la grande panoplie de ces élites au niveau local qui ont été d'abord très proche du MPR parti-Etat, de l'AFDL et du RCD.

Les conflits armés de l'Ituri ont actionné la même réalité d'assimilation réciproque des élites anciennes et nouvelles dans la circulation des élites locales. Car, la milicianisation de la lutte politique amplifiée par la recherche hégémonique des différentes élites politiques locales, la tactique des alliés étrangers à «diviser pour mieux régner» ainsi que l'ethnicisation du champ politique et les recrutements interminables de la diaspora battent le rappel des anciennes élites. A chaque bataille et chaque fois que Bunia, par exemple, était conquis par un groupe armé, la tactique combinaison entre acteurs nouveaux et anciens s'observe198.

Les épisodes des guerres de l'AFDL, du RCD-Goma, du MLC, du RCD-N, etc. sont des configurations remarquables de l'assimilation réciproque des élites anciennes et nouvelles en Province Orientale. Car par exemple, malgré le fait que les urnes de la guerre ont occasionné l'arrivée massive des jeunes et nouvelles élites politiques en Province Orientale, il n'a pas été étranger de voir la réintroduction dans les espaces du

196 J.-F., Bayart, Op. Cit., p. 195.

197 Maindo Monga Ngonga, «Les violences au Congo-Kinshasa : héritages du Passé et pesanteur des représentants» in Maindo Monga Ngonga, Des conflits locaux..., Op. Cit., pp. 21-22.

198 Les différents tableaux dans le chapitre II sur les élites de l'Ituri témoigne de ce scénario révolutionnaire.

pouvoir des nouveaux régimes successifs, des personnalités anciennes un moment « éclaboussées par les soubresauts de la transition (des guerres ajoutons-nous).»199 Cette réintroduction se passe inévitablement par le blanchiment politique que Bayart nomme, lui, « automutation et renaissance. Une démarche qui postule [...] la possibilité de rachat, de repentir. »200

Les guerres ont favorisé la fusion des anciennes élites mobutistes et les nouvelles élites opportunément entrées en politique par la conjoncture de la violence politique. Cette cohabitation étant entretenue par le «vivre ensemble», que Maffersoli analyse dans une sociologie du «local», à travers lequel les gens cherchent à tempérer la brutalité des contraintes de la vie moderne, d'une part, et à affronter la froideur d'une société de masse à travers les interstices d'une convivialité retrouvée dans des réseaux d'amis, de cercles ou de clans, (ou encore les bars, les boîtes de nuit, les stades, les églises, les cérémonies funéraires, et des choses semblables) d'autre part201. Vivre ensemble que Bayart exploite aussi lors qu'il dit « pour avoir grandi dans le même village ou le même quartier, pour avoir partagé un dortoir d'internat ou une chambrée d'école militaire, pour avoir philosophé des nuits entières dans une cité universitaire britannique ou française, les membres de la sphère du pouvoir et de la richesse se connaissent personnellement, et ce parfois depuis fort longtemps. La dynamique de l'assimilation prend ainsi un caractère intimiste.»202

III.1.2. Formes des tactiques violentes d'émergence politique

La violence, «une force de toute nature exercée par un individu contre un autre.»203, revêt plusieurs acceptions : elle peut être verbale, physique, psychologique, individuelle, collective, etc. De par sa destination et son essence, elle peut être:

199 Maindo Monga Ngonga, Op. Cit., p. 194.

200 Idem.

201 M., Maffersoli, Le temps des tribus. Déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens, 1988, cité par M., De Coster, B., Bawin-Legros & M., Pncelet, Op. Cit., p. 94.

202 J.-F., Bayart, Op. Cit. pp. 200-201.

203 Lexique des politiques, 7ième édition, Paris, Dalloz, 2001, p. 444, cité par Remo-lo- Lozube Poru Andu, Op. Cit., p. 61.

passionnelle, instrumentale et identitaire204 (à ce stade la violence s'attaque si brillamment aux symboles de l'autre et de l'existant communautaire de l'autre et du soi) adressée contre un individu, l'Etat, un groupe particulier, etc. Elle peut aussi avoir pour origine des facteurs divers et diversifiés, allant de problème foncier à la recherche hégémonique en passant par les rivalités personnelles, la jalousie, le malentendu, ...La violence peut être larvée ou cachée, ouverte ou explosive ou encore brutale.

Philippe Braud pense que : «le recours aux méthodes violentes constitue l'aveu d'un échec ou d'un refus. Un moyen d'accéder à l'existence politique en s'imposant comme interlocuteur aux différents acteurs du jeu institutionnel».205 C'est là la portée que revêt la violence articulée en Province Orientale pendant les périodes observées. La violence est à la fois réactionnaire et affirmative ou conservatoire.

Réactionnaire, elle évoque l'idée de l'appropriation ou de la recherche de réappropriation par des élites d'un droit (ici le pouvoir et ses avantages) usurpé ou dépouillé. En ce sens, elle permet à ceux des acteurs (élites) qui ne sont pas aux commandes de la chose publique de marquer leurs présences et de se frayer une place sous le soleil.

Affirmative ou conservatoire, la violence sert de bouclier protecteur aux élites qui ont le contrôle et la possession du pouvoir. Nous comprenons ici le «Kila mamba na kivuko yake» (entendez par ce swahili de Kisangani : A chaque caïman son marigot) cher aux élites de la Province Orientale comme un appel (une vigilance) à la protection

de ses «acquis», le pouvoir ne devant revenir qu'aux autochtones et non aux venants

(bakuyakuya). Ceci dénote de l'usage de la violence verbale et de la justification de la violence affirmative ou de la violence conservatoire.

204 Dictionnaire de Sciences politiques et sociales, Paris Dalloz, 2004, p. 404

205 P., Braud, Sociologie politique, 7ième édition, Paris, LGDJ, 2004, p. 408.

A Kisangani, seules les élites de la Tshopo veulent diriger la Province (du moins la seule partie206 de celle-ci sous contrôle du RCD-Goma). Au Haut-Uélé, de la même manière, les élites des autres Territoires grognent contre l'hégémonie de celles de Faradje qui semblent «tout» contrôler207.

En Ituri c'est la chasse aux «djadjambo»208 et une âpre lutte meurtrière entre élites de différentes ethnies locales qui s'observent avec virulence.

La violence sous toutes ses formes a caractérisé l'agir des politiques en Province Orientale, nous l'avions déjà dit plus haut. Cette violence manipulée à la fois par des acteurs extérieurs et locaux, a servi (et sert encore) d'un acte d'appropriation de l'Etat.

A Kisangani, à l'époque de la bipolarisation du RCD/RCD-K, c'est-à-dire sous le RCD-Goma soutenu par le Rwanda et le RCD-Kisangani de Wamba dia Wamba patronné par l'Ouganda, nous avons assisté aux épreuves de force pendant lesquelles les élites faisaient preuve de leur éloquence et verve violentes les unes contre les autres. Le Gouverneur du RCD-Goma, Théo Baruti Ikumaiyete, un Lokele s'est vu opposé un Gouverneur factice Topoke, Walle Sombo Bolene, qui criait à qui voulait l'entendre qu'il était le Gouverneur magnifique et plus intelligent que l'autre du RCDGoma. Et à l'autre de rétorquer que ce dernier était opportuniste et un politicien de mauvais goût. Que des insultes et des diatribes enflammées ont servi la rigolade populaire pendant cette période. Ici se manifestèrent du même coup la violence affirmative et la violence conservatoire.

Si à Kisangani, la violence physique n'a pas opposé les élites politiques entre elles, dans d'autres entités (l'Ituri, le Haut-Uélé et le Bas-Uélé) de la Province Orientale par contre, les élites politiques se sont à plusieurs reprises empoignées et ont directement pris part à la commission de la violence organisée contre d'autres groupes

206 Le Bas-Uélé et une partie du Territoire de Banalia est sous contrôle du MLC, le Hau-Uélé passe tour à tour entre les mains du RCD-Goma, du RCD-K/ML, du RCD-N, l'Ituri est d'abord sous contrôle du RCD-Goma puis s'enlise dans la barbarie à passant successivement sous la gestion du RCD-K, de l'UPC,...

207 Source : Entretien avec un journaliste de la Radio Nava d'Isiro à Kisangani, le 2 décembre, 2008.

208 Entendre ici, les venants ou les non originaires de l'Ituri.

politiques et identitaires.

Le fait de ne pas participer aux opérations militaires de sape ou de destruction de l'autre est un acte de déloyauté et par conséquent de non ascension politique. Il faut faire preuve de capacité de nuisance contre l'autre pour protéger son poste ou prétendre à un poste politique intéressant.

Par exemple, il nous a été rapporté que Monsieur Yogbaa Litanondoto Bazono aurait perdu le poste de Gouverneur de la Province Orientale sous le RCDGoma pour les seules deux raisons qu'il n'était pas de la Tshopo et était très mou c'està-dire ne servait pas violemment la cause du mouvement209.

Les élites politiques remarquées au Bas-Uélé, au Haut-Uélé et en Ituri, ont été quasiment aussi des chefs d'opérations militaires ou ont purement et simplement été des animateurs de certains groupes armés ethniques. Mohamed Bule Ngbangolo est par exemple à la fois gouverneur de la «Provincette» du Bas-Uélé plus le Territoire de Banalia, appelée Haute Autorité du Bas-Uélé et de Banalia, et dirige les opérations dans ces contrées avec les troupes de l'UPDF et celles de l'Armée Nationale Congolaise (ANC) du MLC.

Ce dernier s'était fait remarquer par sa «terreur» et a été nommé Gouverneur de l'Ituri par Jean Pierre Bemba et élevé au rang de Général dans les Forces armées du MLC.

Les élites qui émergent en Ituri sont aussi à la fois cadres politiques et chefs de guerre. Citons à titre illustratif, John Tibasima, Yves Khawa Panga Mandro, Thomas Lubanga, Kisembo, etc.

La violence politique n'a pas été adressée que contre l'Etat ou contre les institutions, elle a, de manière significative, servi de ressource utile pour accéder au pouvoir ou se faire accepter au pouvoir et à le capter. Surtout que ce pouvoir lui-même est le produit de la violence dans laquelle elle baigne d'ailleurs.

La longue durée semble avoir transformé les imaginaires des élites de la Province Orientale face à la politique. En effet, avant le déclenchement des guerres en Province Orientale et du fait du lourd héritage macabre de cette province après les périodes troubles de 1961 à 1964, la politique a été considérée comme une mauvaise chose et une entreprise risquée. Ayant découvert qu'elle (politique) paie, ces élites se sont ruées sur tout mouvement qui venait210. Même contre la volonté de ce qu'elles prétendent être leur base, la population.

Certaines élites, en étude, ont motivé leur engagement dans les différents mouvements rebelles par le souci d'éviter de subir la loi des plus forts. Ainsi, il est observable que la violence est banalisée et assimilée comme facteur d'«existence» et d'émergence politiques.

III.1.3. Politique du ventre ou « ventrocratie » : le pouvoir pour la survie

Le paradigme de la politique du ventre rime avec celui de la recherche hégémonique. Car, les tactiques des patrons de réseaux ont trait au captage des richesses, à leur accumulation ou à leur redistribution partielle. [...] Redistribuées, les ressources amassées fournissent du prestige à l'homme de pouvoir et font de lui un «homme d'honneur» (mobali ya lokumu ou un homme de valeur). Sous cette condition, la prospérité matérielle résultant de la prédation est une éminente vertu politique, au lieu d'être un objet de blâme211. Il s'agit ici de manger, s'enrichir pour soi, se parer d'auréoles par le pouvoir. Une manducation qui devient intéressante car ayant l'épithète politique. Souvenons-nous à ce propos de « Wandugu yangu hii ni fashi ya franga », (ce swahili du Katanga rendu en français signifie, Mes frères, ceci est un poste enrichissant, rémunérateur, payant ; un poste qui a de l'argent), que lançait en 1992 Nguz-a-Karl-iBond pour signaler à ces frères Katangais qu'il ne pouvait laisser la primature à quelqu'un d'autre (Etienne Tshisekedi).

Cette interprétation n'avait pris aucune ride dans l'imaginaire collectif des

210 Lire pour cette question de vagabondage politique, les travaux de Mamiki Ke'Bongo Bongo, Op. cit.

211 J.-F., Bayart, L'Etat en Afrique..., Op. Cit., p. 279-296.

élites politiques en Province Orientale pendant les guerres. La lutte pour le contrôle de l'espace socio-politique se confond avec les visées économiques d'accumulation et d'enrichissement facile.

L'entreprenariat politique se confond avec l'affairisme économique. Les politiques se distinguent ainsi par la course à l'enrichissement facile. Les élites politiques, sitôt au pouvoir, exercent du commerce par leurs épouses ou concubines212. L'argent du contribuable de la Province Orientale sert les affaires des épouses des élites au pouvoir. Les frais de titres de voyage qu'elles utilisent pour leurs voyages d'affaires privés sont déduits des créances dues à la province dans les cadres des taxes provinciales.

Les bons officiels sont utilisés pour alimenter en boissons les bistrots (nganda, débits de boisson) et en tissus wax de la Sotexki surtout les magasins des épouses et/ou concubines des élites promues.

Même l'aide humanitaire destinée aux victimes des guerres est détournée et vendue au marché pour le compte de certaines autorités. Rappelons l'affaire de l'aide envoyée en 2002 par le gouvernement de Kinshasa en solidarité avec les victimes des guerres de Kisangani dans le cadre de l'ONG Paix Sur Terre sous la supervision de Maître Firmin Yangambi qui fut disputée et vendue finalement avec la complicité de l'autorité provinciale : des centaines de tonnes de ciment, de tôles ondulées et autres matériaux de construction n'ont jamais atteint les destinataires.

Nous avons des témoignages de certains diamantaires qui ont reconnu avoir travaillé avec l'argent des politiques. L'homme politique est dans tous les coups susceptibles de procurer du bénéfice. Les élites politiques sont mêlées dans le trafic de faux billets de francs congolais213.

212 Loin de nous l'idée de blâmer le commerce fait par les épouses des hommes politiques si ce dernier ne se confond pas avec les ressources publiques ou n'est alimenté par elles et le statut politique des élites. Les convois aériens gratuits organisés par les alliés rwandais et ougandais vers leurs capitales respectives suscitent des tensions et l'on a vu l'ampleur de l'implication des autorités et de leurs épouses dans le commerce.

213 En 2001 l'un de ces réseaux est démasqué par l'arrestation de monsieur Claude (Phoenix), un commerçant de Kisangani et la saisie de plusieurs millions de francs congolais.

Quand le levier de l'action politique est la satisfaction des besoins existentiels personnels de l'acteur politique, la politique devient bien sûr une entreprise de manducation et d'enrichissement à la limite de l'illicite et du licite, mais facile.

La facilité d'enrichissement en politique provoque un effet de mode et d'engouement des élites à la politique. Ce processus de conquête et consolidation de contrôle du pouvoir politique et d'accumulation des richesses révèle au grand jour la diversité des politiciens de toute espèce : occasionnels, des amateurs de la politique. Ceux qui vivent «pour» la politique et ceux qui vivent «de» la politique.

Comme nous venons de le dire tantôt, la politique a aidé les élites politiques à satisfaire leur «ventre». Ici, le ventre est pris symboliquement pour signifier l'enrichissement personnel. Ceci se justifie, par exemple, par cette petite phrase de Walle Sombo Bolene, alors qu'il disputait le pouvoir au gouverneur du RCD-Goma, nous l'avions déjà dit, qui rappelle effectivement la recherche hégémonique pour le ventre : «Ndugu yangu acha na miye nikule lituma na samaki ». Cette phrase quasi rigolote du swahili de Kisangani (Mon frère, laisse-moi aussi manger du lituma [pâte de manioc et/ou de banane) au poisson] est porteuse d'une signification symbolique intéressante ; surtout qu'elle provient d'une élite en quête de pouvoir. Elle témoigne même de manière inconsciente, que le ressort de la politique de cet (ces) acteur(s) est, sans doute, manger.

Ceci s'est remarqué par l'ostentation insolente de l'enrichissement facile: achat de voitures, achat des maisons pour les plus «sages», début de plus d'un chantier immobilier à la fois (lesquels restent inachevés dès que ces élites quittent le pouvoir), changement vertigineux de la garde-robe et des habitudes alimentaires, changement radical de train de vie ... Car, comme le dit Jean François Bayart, «[...], les dominants autochtones n'ont jamais eu à leur disposition autant de ressources politiques,

économiques et miitaires pour contraindre les dominés et assurer l'autonomie de leur pouvoir. Jamais le spectre de la stratification sociale n'a été virtuellement aussi large. [...]»214

III.1.4. Marginalisation /automarginalisation. Quand l'exclusion fait le politique

La notion de « marginalité » peut s'appliquer à des milieux très différents les uns des autres, mais qui ont cependant ceci en commun qu'ils se situent à la périphérie de ce qu'on peut appeler la structure sociale globale de la société215. Tant par leur mode de vie que par leur culture (au sens anthropologique du terme), les marginaux n'appartiennent que partiellement à la société dont ils sont membres. Ceci se fait par la lutte effrénée à «participer» à la gestion de la «chose publique».

Séverin-Carlos Versele et Dominique Van De Velde-Graff216 disaient : « partout où les hommes s'organisent pour vivre ensemble, des échelles de valeurs et les gens sont traités en fonction de leur adhésion à ces valeurs, de leur conformité aux normes qui les sanctionnent... ». Pour le cas présent de la Province Orientale, nous observons que les élites, à travers leurs regroupements locaux (associations, mutuelles, «réseaux»,...) ont, soit adhéré, soit résisté aux nouveaux «seigneurs» et maîtres des lieux. Cette attitude a été diversement considérée par les occupants.

Ceci s'observe surtout pendant la période des rébellions et conflits interethniques des années 1997-2003. Car, moins on participe aux valeurs, moins on a des chances d'être entendu. Ces valeurs sont en fait des exigences des mouvements rebelles et groupes armés interethniques (et milices ethniques) à se faire accepter et à asseoir leur pouvoir. Il s'agit entre autres des exigences de participation/adhésion de facto ou de jure obligatoire au(x) mouvement(s), de non «collaboration» avec l' «ennemi», du militantisme, imposition de codes symboliques, la délation, etc.

214 J.-F., Bayart, L'Etat en Afrique, Op. Cit.,p. 147.

215G., Rocher, «La marginalité sociale. Un réservoir de contestation», 1968, p.7, in Cl., Ryan (sous la dir. de), Le Québec qui se fait, Montréal, Les Éditions Hurtubise, HMH ltée, 1971, pp.41-47. www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales. Consulté à Kisangani, le 21 mars 2009 à 18 heures 37'.

216 S.-C., Versele & D., Van De Velde-Graff, « Marginalité ou marginalisation ? Accident ou fonction ? », in Revue de l'Institut de Sociologie, n° 1-2, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 1976, p. 23

Ce phénomène de la marginalité se présente sous deux formes principales. Il peut être d'abord le fait des couches sociales depuis longtemps exclues de toute participation réelle aux avantages et aux activités de la société: c'est la marginalité socio-économique, dont les racines tiennent aux structures de production et à l'organisation politique de la société. La seconde forme de marginalité se manifeste par un refus volontaire et explicite d'intégration à la société qu'on rejette : c'est la marginalité socio-culturelle, qui résulte de l'élaboration d'une sorte de sous-culture parallèle, plus ou moins en opposition à la culture dominante.

Ceci s'est remarqué surtout à l'entrée du RCD avec le refus de la population de Kisangani d'y adhérer. Les communes de Mangobo et Kabondo qui ont semblé être plus virulentes contre ce mouvement en affichant plutôt leur attachement au gouvernement de Kinshasa ont vu nombre de leurs élites promues aux différents postes de gouverneur, maire de la ville, bourgmestres, etc.217.

Ces différentes formes de marginalité ont été observées, comme nous venons de l'illustrer, lors de la période et dans les pratiques des acteurs en étude. Elles ont été des tactiques des élites à se faire remarquer par le pouvoir pour une éventuelle acceptation et assimilation, et les acteurs externes ont vivement manipulé ces formes de marginalité dans les différents choix opérés pour le positionnement des «pions» en Province Orientale.

Dans un contexte généralisé de «privatisation de la violence» et voire d'intériorisation /banalisation de celle-ci218, prendre les armes devient une affaire juteuse, surtout quand on sait les dividendes politiques, sociales et économiques que revêt une telle entreprise ainsi que l'implication des forces étrangères dans l'accentuation des antagonismes locaux préexistants et larvés. Une réalité justifiée par la «faillite», la «faiblesse», l'«absence», la «fragmentation» de l'Etat, etc.

217 Bene Kabala, Théo Baruti Ikumaiyete, Willermi Tchoko Lisungi, Bosenge Akoko, par exemple sont de Mangobo. Justin Yogba Litanondoto Bazono, Pierre Bakoy Bakunguo sont de Kabondo. Notons ici que nous ne prétendons pas que seules les «ressortissants» de ces communes ont été servis.

218 Lire à propos de la banalisation de la violence avec beaucoup d'intérêt Maindo Monga Ngonga, L'Etat à l'épreuve de la guerre : violence [...], Thèse déjà citée, surtout les pages 300-306.

La milicianisation/militarisation a marqué l'espace politique de la Province Orientale (surtout en Ituri avec les milices ethniques et à Bafwasende, l'élan maï maï) entre 1999-2003. Il s'agit en fait de la constitution des bandes armées «désorganisées», disons plutôt sans respect des structures, de la discipline et des exigences de respect des Droits de l'homme, à base identitaire et aux revendications localistes et protectionnistes au sens territorial du terme.

Précisons tout de même ici que si le phénomène milicien est répandu et enraciné dans la région du Kivu (comprendre le Kivu à ce niveau par l'ensemble des trois provinces : Nord et Sud Kivu ainsi que le Maniema.), il est à la fois un phénomène nouveau, une importation de la violence pour justifier le crime organisé, une exacerbation (surtout avec l'implication extérieure) des ressentiments communautaires vivaces et tenaces en Province Orientale. La Province (les zones affectées et touchées directement par ce phénomène) est machinalement plongée, avec la complicité de ses élites de tout bord, dans le stéréotypique «Heart of darkness».219

Prétendant sécuriser220 et protéger les siens et son terroir contre d`éventuelles agressions de l'autre groupe ethnique, la milicianisation/militarisation en Province Orientale a vraisemblablement commencé, du moins pendant la période en étude, avec la guerre du RCD/Goma et de ses expansions tentaculaires.

Prendre les armes est devenu une forme de marquage de son identité, de son espace et de son leadership. Une arme est à la fois un moyen d'enrichissement et une ressource politique. Ce phénomène a largement contribué à l'émergence des élites politiques nouvelles dans l'arène du pouvoir. Elles (élites politiques) ont suffisamment profité de la violence pour émerger. Du jour au lendemain, des personnes inconnues acquièrent des fonctions et grades importants dans l'armée ou dans le gouvernement de la Province et du pays.

219 Lire avec intérêt K., Vlassenroot et T., Raeymaekers, Remo Lo Lozube Poru Andu, Maindo Monga Ngonga, et autres, Op. Cit., pour une meilleure appréhension du phénomène milicien et de la violence dans la Région.

220 Passim, Heri Baraka, Op. Cit.

III.1.5. L'ethnopolarité, l'ethnie au service de l'action politique

La compétition politique a toujours été, en Province Orientale, comme le soulignait Bongeli Yeikelo Ya Ato221 « une des réalités les plus marquantes dans la vie sociale des villes africaines. C'est dans le contexte urbain que le ferment de la modernisation apporté par le système colonial fit naître un esprit de rivalité qui rendît les divers groupes ethniques particulièrement sensibles aux différences de possibilités d'épanouissement qu'il pouvait y avoir entre eux».

Car, il a été surprenant de constater au cours de la période en étude que, même entre ceux qui devraient être considérés comme natifs et/ou originaires de la Province Orientale, des tendances xénophobes ou du moins exclusivistes ont été récurrentes.

C'est ici le lieu de parler de cette notion d'originaire -comme pour se différencier des autres venants ou « Kuya kuya » à Kisangani, « Djadjambo » à Bunia - qui se décline en plusieurs variantes : originaire proche, originaire lointain, originaire de la périphérie et originaire du centre, l'ethnicité/tribalisme. Rien ne se fait, du moins dans le jeu de captage du pouvoir ou de recherche hégémonique, sans référence à l'ethnie, à ses origines tribales et à ses ressorts identitaires. Le langage du politique est à la fois : camouflage, instrumentalisation, manipulation, justification.

A la lumière de K. Vlassenroot et T. Raeymaekers222 « l'ethnicité devient donc facilement une excuse pour l'action et la violence politique ». L'ethnopolarité223 est devenue cette modalité d'action politique profondément ancrée sur le levier tribal et ethnique de sorte que le jeu du politique et la politique en dépendent.

221 Bongeli Yeikelo Ya Ato, « Les Bambole à Kisangani » in B., Verhaegen et Lokomba Baruti, Kisangani 1876- 1976, histoire d'une ville, Tome 1, Kinshasa, CRIDE, PUZ, 1979, p. 121.

222 K. Vlassenroot et T. Raeymaekers, « Conflit en Ituri » in L'Afrique des Grands lacs. Annuaire 2002-2003, p. 209.

223 Nous forgeons ce concept pour signifier comment les regroupements politiques en Province Orientale se sont faits en fonction des attractions fondées sur l'ethnie, la tribu. Le levier ethnique, tribal, voire de réseautage, n'est pas qu'une excuse ; il guide des conduites d'acteurs et justifie certaines attitudes adoptées.

C'est à travers la manipulation de l'ethnicité que les acteurs politiques et militaires locaux et régionaux essaient de couvrir leurs vrais agendas politiques et économiques. Pour ceux qui nomment (les mandants) ou ceux qui sont nommés, les agents politiques (les mandatés) en compétition, tout se fait sur base des clichés ethniques.

C'est par les ethnies ou en leur nom et pour leur compte que se justifient les actions politiques de toutes parts (la population est ainsi manipulée et participe au nom de l'éventail ethnique au jeu des politiques).

L'exclusion, le clientélisme, le militantisme,... devenant des tactiques évidentes de cette circulation politique qui obéit à des permanences critiques toutes particulières. Ceci est d'ailleurs confirmé par le rapport du Programme d'Action de la Commission de Pacification de l'Ituri : «les sentiments des intellectuels trouvent de l'espace et font écho dans la masse paysanne qui se réfère à ses intellectuels politiciens. Le leadership devient plus «ethnique» qu'idéologique et charismatique car les leaders se replient sur les membres de leur ethnie et leur «capital-tribu» pour se positionner politiquement. Un climat de tension s'ensuit et dégénère en conflit même armé»224.

Le pouvoir politique étant resté / devenu le seul domaine d'enrichissement facile, la brutalité de la violence a conféré au déploiement/redéploiement une forme particulière de mobilité. Celle où il faut être du côté des gagnants, donc tout faire pour que son mouvement l'emporte.

La violence est banalisée et légitimée par la société qui construit et véhicule les imaginaires symboliques tels que:

- Olali balaleli yo ! Ce lingala se traduit en français : Si tu dors, on se couche sur toi ! Pour pousser les hommes en compétition à toujours plus de « bravoure » et

de violence pour survivre dans cette jungle qu'est l'espace politique Province Orientale sous la guerre ;

- Moninga alekela yo te ! Aussi symbolique, ce lingala veut dire : Ne te laisse pas

doubler par l'autre ! Ici, doubler signifie tout simplement que l'autre veut prendre

tout le pouvoir à son profit propre et à celui de siens ; tu dois l'en disputer ;

- Usi ji hachiliye ! Ce swahili de Kisangani est un appel à la vigilance et à ne pas se

laisser faire. Donc, à combattre/batailler avec les autres225.

L'ethnie, manipulée bien sûr, a joué un rôle important dans la reconfiguration et la mobilité des élites politiques en Province Orientale entre 1997 et 2003. Seulement, nous aimerions dire que l'ethnie n'a pas façonné les élites politiques dans l'espace politique. Au contraire, les élites politiques ont «fait» les ethnies, c'est-à-dire elles les ont, dans leur course effrénée au pouvoir, fait (re)connaître, en les associant dans leurs oeuvres de conquête hégémonique.

Ceci s'explique par le fait qu'aucune ethnie n'a eu, d'après nos informations, un agenda purement politique ou de marketing politique en faveur de ses membres. Les élites ayant profité d'un pouvoir naturellement instable et trouble, ont fait recours à elles afin de rechercher du soutien et de l'assise. L'ethnopolarité devient ainsi une ressource politique dans un marché où l'«assise populaire» ou du moins l'appartenance à une ethnie «forte» sociologiquement confère une opportunité d'accession et d'ascension politique.

Par contre, l'état général de désordre a généré une mobilité dont la propriété ethnique est devenue comme trait d'union des réseaux d'élites politiques diverses et prétexte apparent de la lutte.

L'espace politique clientélisé engendre des formes prédatrices de manipulation/ instrumentalisation/soumission de l'ethnie ou de la tribu en faveur des

225 Ces appels à la virilité sont produits en Province Orientale par l'imaginaire populaire et sont exploitées par les élites au travers leurs configurations de lutte pour le pouvoir. Nous les avons écoutés et avons assisté à leur production. Cette transcription est le fruit de notre expérience d'acteur de la société.

intérêts personnels. La «masse tribale/ethnique», ignorante, s'extasie par et sur une reconnaissance illusoire de leur présence ou de son (ses) fils. Nous aurions dû plutôt dire que les élites politiques se sont servies de la violence politique pour assouvir leurs ambitions personnelles comme l'avaient déjà fait remarquer Koen Vlassenroot et Tim Raeymaekers en épluchant les différentes approches développées dans l'analyse de la crise en Ituri «c'est à travers la manipulation de l'ethnicité que les acteurs politiques et militaires locaux et régionaux essaient de couvrir leurs vrais agendas politiques et économiques »226.

L'ethnopolarité n'a pas concerné que les individus isolés opposés les uns contre les autres; elle a aussi touché des ensembles culturels. Les associations de la société civile227 (les associations mutualistes, culturelles, de jeunes, les ONGDH, les Eglises,...) ont été aussi exploitées par les élites dans leurs quêtes de mobilité. Les assises culturelles, les réseaux d'amis et d'intérêts ont été exploités par les élites politiques. Par exemple : les ASBL mutualistes Isonga songa, Lisungameli, Visa Province Orientale, le Club de la Tshopo, ADBU (Association pour le Développement du Bas-Uélé), etc. Déjà en 2000, Likunde Bosongo Bernard nous renseignait par rapport au fait que les cadres mutualistes ou les regroupements à base régionale et autres (districts, de Territoires, clubs d'amis) jouaient un rôle désintégrateur parmi les élites en Province Orientale.228

Les pratiques socio-spatiales se multiplient pour avoir une portion de ce pouvoir émietté par la violence ; pouvoir qui devient, nous l'avions déjà dit, une

226 K., Vlassenroot et T., Raeymaekers, Art. Déjà cité, p. 209.

227 Messieurs Pierre-Hubert Moliso Nendolo Bolita et Christophe Baelongandi Twaotulo membres de Visa Provinciale Orientale interviewés à Kisangani, le 25 mai 2005 et le 24 juillet 2005 nous ont confirmé ces dires. Ils nous ont dit que à chaque préparation de nomination des autorités provinciales ou autres, les autorités du RCD-Goma ne manquaient d'approcher Visa Province Orientale pour soit proposer des candidats à la nomination ou confirmer la qualité de personnalité des candidats en vue. Nous en sommes d'ailleurs nous même témoin de ce type de manipulation, car au mois de juin 2002, à Kisangani même, nous l'avions vécu, en pleine réunion de l'Association pour le Développement de Banalia (ADEBAN). Le RCD-Goma envoya l'un des membres de cette association recruter quelques natifs de Banalia pour faire partie de l'Assemblée Provinciale de ce mouvement. Le refus des membres de cette association justifie le fait que le Territoire de Banalia n'eu qu'un seul «représentant» en la personne du membre envoyé pour le recrutement.

228 Notre entretien avec Monsieur Bernard Likunde Bosongo, Notable de la Province Orientale, à Kisangani, le 07 décembre 2000.

ressource communautaire et collective, du moins dans l'illusion de la satisfaction qu'il donne. Ces pratiques nous plongent au coeur de l'ambivalence fondamentale de l'interaction sociale telle que l'entend Goffman229 à la suite de Parsons, le pari et le repli.

L'interaction est un pari dans la mesure où l'on risque à chaque fois de perdre la face, en blessant autrui ou en commettant un impair. Nous vivons toutes nos interactions comme des hypothèses, et dans cette mesure, toute interaction est également un repli, dès lors que l'on va réprimer ses sentiments profonds immédiats pour exprimer un point de vue de la situation que l'on pense acceptable, du moins provisoirement. Le maintien de ce double accord de surface pari/repli se trouve facilité par le fait que, selon Goffman230, on vit dans un monde de valeurs, de normes et que celles-ci sont omniprésentes. La nécessité et l'intérêt de sacrifice aux apparences de la normalité (moralité) la plus irréprochable impose à l'individu d'avoir, pour survivre dans le monde social, la plus grande expérience possible des techniques de la mise en scène.

L'ensemble des relations entre acteurs est réglé par des rites qui sont logés au coeur des interactions les plus quotidiennes (le petit déjeuner, etc.), ceux -ci en organisent la cohérence et prouvent que le moi social (self) peut être un lieu de sacralité qu'on ne peut violer impunément. Erving Goffman231 renforce cette intuition par un recours à l'analogie avec l'éthologie animale. Chaque individu possède un territoire, une niche, un espace personnel dont la légitimité varie en fonctions de justifications locales : il est évident que venir s'asseoir à côté d'un inconnu dans un lieu pratiquement vide (restaurant, métro, train) est davantage vécu comme une intrusion qu'en période d'affluence où le coude à coude se justifie plus facilement.

229 E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, T1, traduit de l'anglais par A., Accardo et A., Kihm, Paris, Editions de Minuit, coll. «sens commun», 1973, p. 255, cité par M., De Coster, B., Bawin-Legros, M., Poncelet, Op. Cit., 93-94

230 Ibidem, p. 255.

231 Idem.

III.1.6. La Ruse

Comprise comme « procédé habile dont on se sert pour parvenir à ses fins »232, la ruse est aussi synonyme d'habileté, de fourberie ou de roublardise. Nous la comprenons comme dissimulation et tromper pour faire triompher ses intérêts.

Maindo Monga Ngonga233 avait déjà observé le rôle important qu'a joué et joue jusqu'à présent la ruse dans la politique congolaise. Celle-ci s'est enracinée dans les pratiques des acteurs politiques de la Province Orientale. Elle est comprise ici comme un art de parvenir à ses fins par des moyens habiles et trompeurs.

Par rapport à cette tactique et au nom de la conquête/consolidation du pouvoir politique, il est remarqué des pratiques diverses de dissimulation de la vérité pour soit justifier certaines actions ou camoufler les effets d'une mauvaise politique. Ceci dans le but vraisemblablement de maintenir son poste. La ruse a surtout été combinée à la rumeur, la propagande et les préjugés.

A Kisangani, des centaines de personnes sont amenées au Rwanda en formation para-militaire avec comme prétexte de mobilisation, un voyage touristique offert par le RCD-Goma et son allié Rwandais pour découvrir le Rwanda et bénéficier d'une formation politique en 1999, 2000 et 2001. En réalité, il s'agissait des recrutements militaires orchestrés par les autorités du RCD-Goma pour alimenter les rangs de leurs troupes et des cadres, surtout jeunes, commençant à faire défaut. Ainsi périrent plusieurs jeunes cadres universitaires au cours des années 2001-2002.

Aussi, il est observé que certaines personnalités ont mérité leur ascension du fait de cette ruse. La science a été même sacrifiée au pilori de la politique234.

232 http://thefreedictionary.com/ruse

233 Maindo Monga Ngonga, Op. Cit., pp. 5-6

234 Par exemple, des thèses du genre, les Tutsi sont originaires du Congo ont été véhiculées par certaines élites intellectuelles et en ont bénéficié nominations et considérations de la part de l'allié Rwandais.

Human Right Watch a mieux analysé l'instrumentalisation de la ruse pour l'Ituri en ces termes : «Alors que le conflit entre les Hema et les Lendu s'étendait et devenait plus radical, chaque groupe a eu recours à la propagande et aux mythes pour justifier sa cause. Les intellectuels Hema comme Lendu ont déformé l'histoire à des fins politiques, fabriquant de nouveaux récits pour appuyer leur point de vue235. »

III.2. Typologie des modalités d'émergence des élites politiques de la Province Orientale

La mobilité politique féconde en Province Orientale pendant la guerre a connu plusieurs modalités, par les actions des élites politiques, inhabituelles observées parmi lesquelles nous avons isolé grosso modo et de manière non exclusive : les « élections » en temps de guerre, les nominations, la milicianisation/militarisation selon les périodes et les groupes armés dominants. Les groupes armés (AFDL et MLC en l'occurrence) ont, de manière opportuniste, profité de cet intermède temporaire, lié aux premières heures (mieux jours), pour mettre en place leur organisation des territoires conquis et de l'instauration du nouvel ordre politique taillé sur la mesure des «libérateurs».

Précisons ici tout de même en passant que la «démocratie dans la guerre» (ou les «urnes dans la guerre») à laquelle nous faisions allusion dans les lignes précédentes est à la fois anachronique, extrêmement originale et atypique. Herbert Weiss236 dit de ces élections en préfaçant Maindo Monga Ngonga, qu'elles «ont été tout à fait légitimes car les gens étaient libres de leur choix et ils ont clairement usé de ce

235 www.hwr.org/ituri consulté à Kisangani, le 06 septembre 2009. Et d'ajouter : Un porte-parole Hema a affirmé aux chercheurs de Human Rights Watch: «Nous savons qu'il y a un génocide contre les Hema mais on a été ignoré pendant longtemps.» D'autres Hema ont évoqué un lien avec les Tutsi du Rwanda et ont affirmé que les Lendu accompagnés des Interahamwe et des rebelles ougandais, l'ADF, perpétraient un génocide comme celui de 1994 au Rwanda. Ces Hema font entrer dans l'appellation «forces négatives» les Lendu. L'expression avait auparavant été utilisée pour décrire les Interahamwe et l'ADF. Des déclarations officielles Hema affirment que ces «forces négatives» sont hostiles à la paix et doivent être éliminées. Certains Hema ont parfois décrit les Lendu comme des «terroristes». Certains Lendu et Ngiti qui leur sont alliés cherchent à raviver la colère contre le Rwanda, l'Ouganda et leurs alliés locaux. Le groupe armé ngiti, le FRPI a publié un pamphlet accusant les Présidents Kagame et Museveni de chercher à établir un empire Hima-Tutsi. Ils ont affirmé que les Hema, soutenus par l'Ouganda et le Rwanda allaient procéder à une «purification ethnique» et éliminer les peuples Lendu (y compris les Ngiti) de l'Ituri. Ils ont vivement encouragé à une «résistance féroce» contre les agresseurs extérieurs et contre ces groupes qui sont leurs complices.

236 H., Weiss, préface à Maindo Monga Ngonga, Voter en temps de guerre. Op. Cit.

droit. [...] ».

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