II. Histoire :
Il convient de faire un retour en arrière et de
chercher les racines de l'agroforesterie pour mieux en mesurer
l'intérêt. Et c'est à l'aube des civilisations qu'il faut
remonter, aux premiers temps de l'agriculture.
La coexistence des arbres et des activités agricoles ou
pastorales semblent ne pouvoir être datée. L'avantage d'associer
les deux ayant été remarqué très tTMt. Avant la
lettre l'agroforesterie existait, de fait. On peut déjà en
trouver des formes primitives au néolithique qui rappellent l'essartage
aujourd'hui encore pratiqué :
Ç Dès le néolithique (a partir de 12
000 ans avant le présent), l'homme a pratiqué deux types
d'agricultures. Ce fut d'abord une agriculture légère de jardin
(a proximité des habitations) ou de décrue (terrains
alluvionniés des bords de rivière). Puis ce fut une agriculture
d'abattis-brülis dans les formations boisées ou herbeuses
dès que les activités de culture ou d'élevage prirent de
l'ampleur. L'abattis-brülis en milieu boisé consiste a pratiquer
une éclaircie plus ou moins complète d'une parcelle
forestière en abattant arbres et arbustes, puis a laisser sécher
ces débris végétaux afin de les brüler et de semer
dans le sol rendu disponible. Ce sol forestier, fertile et vivant,
bénéficie en outre des minéraux nutritifs contenus dans
les cendres. Mais la biologie de ce sol mis a nu évolue très
rapidement, sa fertilité abandonnée après une ou deux
saisons de culture, et la méme opération
répétée un peu plus loin. Ç C'est le principe de
l'agriculture itinérante. »11
La parcelle devient ensuite une sorte de jachère qui va
recréer un peuplement forestier.
Plus proche de nous, les populations antiques de la
Méditerranée associaient la vigne, les oliviers à d'autres
cultures. Les romains pratiquaient, notamment, l'arbustra dont on trouve le
détail dans le Livre III du De re rustica de Palladius. Il y
détaille comment l'on fait pousser la vigne dans les arbres, utilisant
son pouvoir grimpant :
Ç De la taille de la vigne unie aux arbres.
Quand une vigne est mariée a un arbre, coupez le
premier bois jusqu'au second ou au troisième bourgeon. Ensuite, chaque
année, laissez cro»tre un peu de bois a travers les branches qui
élancent toujours un fouet vers la cime de l'arbre. Ceux qui visent a la
quantité du vin, dirigent plusieurs fouets a travers les branches ; ceux
qui songent a la qualité, font courir les sarments vers la cime. Couvrez
de sarments les grosses branches ; mettez en peu sur les petites.
Voici comment on taille la vigne unie aux arbres. Coupez
tous les anciens sarments auxquels a été suspendu le fruit de la
première année, et laissez les nouveaux, après avoir
élagué les tendrons et les surgeons inutiles. Mais ayez soin de
délier et de relier annuellement la vigne pour la rafra»chir.
Disposez les branches des arbres tuteurs de manière que l'une ne suive
pas la direction de l'autre. Dans un terrain gras, choisissez un ormeau de huit
pieds de haut ; dans un terrain maigre, un ormeau sans branche qui ait sept
pieds. Dans un sol exposé a la rosée et aux brouillards, les
branches de l'arbre tuteur seront dirigées par la taille au levant et au
couchant, afin que ses flancs nus étalent toutes les parties de la vigne
aux rayons du soleil.
Faites en sorte que les vignes ne soient pas trop fournies
sur les arbres. Quand ceux-ci viendront a manquer, remplacez-les par d'autres.
Maintenez les branches plus bas dans un terrain en pente, plus haut dans un sol
plat et marécageux. N'attachez pas a l'arbre les rameaux fertiles avec
un osier dur, de peur que ce lien ne les
11 Torquebiau Emmanuel, L'agroforesterie : des arbres et des
champs, p.16
coupe ou ne les use. Sachez bien que le sarment ne
revét de fruits que la partie qui dépasse la ligature, et qu'il
réserve la partie inférieure pour donner du bois l'année
suivante. »12
Ë la même époque mais dans une civilisation
classée comme barbare, chez les Gaulois, on pratique le
sylvopastoralisme. La Gaule est < chevelue È mais c'est en fait une
capillarité clairsemée, les forêts sont des zones avec
quelques arbres à l'hectare, des terres pour les moutons en
pâture. Ils sont utilisés pour leur laine, le cuir.
Les forêts ressemblent moins à nos contemporaines
qu'à < des landes piquetées d'arbres È en raison de ce
primat du mouton13.
Cette situation se poursuit au Moyen-âge : on fait
pousser la vigne le long des arbres, on fait pa»tre les troupeaux en
forêt (cochons pour les glands et même la reproduction avec les
sangliers, etc.), les vaches dans les prés vergés (pommiers en
Normandie), les champs sont bordés de haies qui servaient à
délimiter et protéger la propriété, etc. Des
écosystèmes sont en place, ils interagissent et se crée un
équilibre biologique dans lequel l'homme prend place et est un acteur
important : il cultive son champ, prélève le bois, chasse,
pêche, récolte, cueille, etc. Il participe au cycle sans le
dominer et sans encore pouvoir modifier cet ordre de manière
irréversible.
Dans le même temps les populations croissent et gagnent en
terres agricoles et urbaines sur les forêts, on coupe pour cultiver,
construire, se chauffer, fabriquer.
Mais la coupe rase totale n'est pas la plus courante, l'arbre
restait en place dans les champs. Le défrichement ne faisait pas table
rase, on gardait des arbres et on cultivait entre : c'est la pratique de
l'essart.
Le Codex vindobonensis, appartenant à la
bibliothèque nationale d'Autriche fait état de la vie des
campagnes au IX° siècle, il comporte un certain nombre
d'enluminures et la majorité d'entre elles montre des pratiques
agroforestières (une quarantaine sur cinquante). Elles se font surtout
avec des arbres fruitiers.
Plus tard, se développe au XVII° et pendant les
siècles suivant le bocage14. Il continue ces pratiques en
généralisant les haies.
Au XIX° siècle :
Ces techniques sont utilisées aussi au XIX°, on
fait souvent référence à des descriptions de Stendhal. En
effet au début de l'été 1837 il parcourt le Rhône,
près de sa ville natale, Grenoble, et en décrit les paysages.
En juin il est à Saint-Vallier, au bord du fleuve
à hauteur de Grenoble : < Le sol de la rive gauche du RhTMne,
qui suit la grande route de Marseille, est couvert d'une si prodigieuse
quantité de cailloux roulés, qu'el peine laissent-ils voir la
terre ; et cependant, sur la gauche de la route, le pays est planté de
müriers
12 Palladius, De re rustica, Livre III, Section 6, XII, page
137
13 Andrée Corvol, Ë plus d'un titre, France
Culture.
14 Christian Dupraz, Terre à terre, France Culture.
tellement pressés, que les terres ressemblent à
un verger, et sous l'ombre de ces arbres le blé croit à
merveille.
»15
En aoiat, arrivant de Cras, traversant la plaine de Tullins
(Nord Quest de Grenoble), il décrit ces associations de blé et de
noyers, qualifiant le paysage comme << comparable aux plus riches du
Titien È : << Je ne confois pas la force de
végétation de ces champs couverts d'arbres rapprochés,
vigoureux, touffus ; et là-dessous il y a du blé, du chanvre, les
plus belles récoltes. »16
Qn voit donc l'attrait que peut représenter ce mode
cultural du point de vue esthétique, facteur appréciable pour
l'oeil averti qu'était Stendhal : << Le genre ennuyeux semble
banni de ces belles contrées. »17 Cet aspect est
aujourd'hui partie intégrée des politiques d'aménagement.
Mais il n'est pas primordial au point de provoquer chez l'auteur une
somatisation dont il est parfois sujetÉ18 << J'ai dit
au postillon que j'avais un éblouissement, et que je voulais marcher
[É] »19
Au XX siècle :
Tout cela se perpétue plus ou moins, en tendant à
se perdre au profit de la spécialisation des agriculteurs en raison de
la mécanisation.
Un pas décisif va être franchi après la
Seconde Guerre mondiale, lors de la reconstruction. Qn assiste à une
destruction systématique : c'est la politique d'Edgar Pisani dans les
années 60', prolongée par les débuts de la Politique
Agricole Commune (PAC). Par la volonté de remembrer, mécaniser et
créer des structures agricoles gigantesques (un rêve de Midwest
américain ?) il y eut destruction systématique des haies,
ruisseaux, des écosystèmes locaux, etc. Ce nouveau modèle
agricole provoquant des bouleversements paysagers dans certaines
régions, de façon générale, et des ruptures
d'équilibres écologiques dont les effets se mesurent à
plein aujourd'hui.
Paradoxalement C. Dupraz rapporte que les premiers
agriculteurs à se doter de tracteurs furent ceux de la vallée de
l'Isère. Ayant pu se constituer un capital avec leurs noyers, ils
utilisèrent l'argent de la vente des bois pour s'acheter des
tracteurs20.
L'après-guerre est donc un moment particulier oü
l'exode rural se réalise et oü naissent de grandes structures de
gestion agricole, des systèmes de reprise et d'agrégation des
terres fonctionnant à plein. Le but premier de cette politique
était de permettre une continuité dans
15 Stendhal, Mémoires d'un touriste vol. 1, p.193
16 Stendhal, Mémoires d'un touriste vol. 2, p.122
17 ibid.
18 Le syndrome de Stendhal se manifeste chez des touristes, a
priori seulement face aux oeuvres de la Renaissance italienne
19 Stendhal, Mémoires d'un touriste, vol. 2, p.122
20 C. Dupraz, Terre à terre, France Culture
la population agricole en permettant de regrouper des
exploitations pour leur assurer une viabilité, mais
l'inconvénient est que cette population s'est trop réduite.
Pisani ne pensait pas que cette politique irait si loin et le regrette.
Il affirme aujourd'hui que la propriété produit
plus, plus de richesse, plus d'emploi lorsqu'elle est plus divisée que
lorsqu'elle se trouve trop concentrée21.
Au XXI° siècle :
Il pense qu'aujourd'hui on devrait assister à un retour
vers la terre et qu'un demi-tour devrait s'amorcer et engendrer un
fractionnement des grandes exploitations : Ç parce que c'est raisonnable
et c'est établi, ensuite parce que l'agriculture est sans doute la seule
qui soit capable de créer des emplois dans l'avenir. È Il ajoute
à l'agriculture l'environnement et des activités
complémentaires nouvelles restant à inventer.
La question aujourd'hui est de savoir si l'agriculture peut
nourrir le monde. Et son avenir est dans les exploitations de petite taille, en
raison notamment de la prise en compte de facteurs écologiques.
Aujourd'hui l'ancien ministre de l'agriculture regrette sa
politique22 mais explique qu'il s'agissait de moderniser et
aujourd'hui la modernité est dans un retour vers un modèle
précédent mais avec les acquis de l'expérience
mécanique. Les données ayant changées, la politique doit
s'adapter et la modernisation changer de contenu.
Il souhaite que la tendance s'inverse pour retrouver un
équilibre forêt/champ, sans souhaiter un retour à
l'état antérieur23.
Il y a donc eu une politique importante qui a conduit à la
séparation de la forêt et des autres activités agricoles,
de manière indirecte. Elle a son origine dans cette entreprise de
modernisation mais il y a aussi des décisions impliquant plus
directement cette séparation. Cet autre aspect qui accentue cette
division est la séparation de la forêt et de l'agriculture au
niveau institutionnel, association pourtant
pluri-séculière24. C'est d'abord pour la forêt
publique (la création de l'ONF en 1966), mais aussi en dissociant les
services agricoles et forestiers des personnes privées (CRPF). La
forêt est autonomisée, ce qui représente un avantage non
négligeable, financée par le Fond Forestier National (FFN), qui
ouvre une politique d'envergure. Mais elle n'est donc plus
considérée par le politique. Elle ne cesse de descendre dans les
organigrammes ministériels successifs, avec parfois quelques
remontées.
21 Il prend l'exemple d'un propriétaire de 5 000 ha sans
héritier qui chercherai la formule la plus valorisante entre une
propriété de 5 000 ha et 100 fermes de 50 ha. La nouvelle
fabrique de l'histoire - France Culture
22 Ç Il est évident que j'ai été
fasciné par les exigences techniques des tracteurs... È. La
nouvelle fabrique de l'histoire - France Culture
23 E. Pisani, La nouvelle fabrique de l'histoire, France
Culture.
24 La mention Ç Eaux et forêts È
appara»t pour la première fois en France en 1219, dans une
ordonnance de Philippe Auguste. Viennent ensuite une organisation
afférente, en 1346 dans l'ordonnance de Brunoy, puis toute une
législation...
Et la tempête Klaus à remis à jour son
absence d'autonomie sur un plan financier, notamment par l'inexistence d'un
système d'assurance viable, qui aurait permis de sauvegarder la
ressource et absorber le choc de la tempête pour l'ensemble de la
filière (stockage et régulation du volume de bois disponible,
contrôle des prix, etc.).
Il y a donc tout un contexte de déclin de l'importance
du bois : remplacement par le pétrole, l'acier, les plastiques, les
produits issus de la chimie, le béton, etc. Il est dépassé
dans la construction, l'énergie, etc.
Et la forêt se trouve sous-exploitée, le tissu
industriel vieillit, le secteur subit l'influence de la domination
étrangère sur les cours du bois, sur les normes, etc.
A cela s'ajoute, dans le Sud Quest, le déclin de
l'industrie de la résine, elle aussi dépassée par le
pétrole.
La forêt traverse une crise existentielle, bien que le
contexte paraisse pleinement favorable et que d'innombrables
débouchés et perspectives s'offrent et vont s'offrir à
elle.
Figure 2 : Vue aérienne d'installations
agroforestières au début du XX° siècle, C. Dupraz,
Une agroforesterie francaise
|