INTRODUCTION.-
Port-au-Prince, la capitale de la
République d'Haïti, entre le XXème siècle
finissant et le XXIème naissant, vit dans un encombrement
quasi total qui entrave son développement et la mobilité de ses
habitants qui sont obligés quotidiennement de laisser leur domicile
à destination du centre-ville et des différents centres
d'affaires pour mener leurs activités respectives.
Aussi, sollicitent-ils quotidiennement le service des moyens
de transport collectif - qui dans le culturel haïtien sont synonymes de
tap-tap (lequel traduit: l'immédiateté, la fulgurance) - pour
arriver à destination.
La croissance démographique de la capitale (soit
4.16%, selon l'ALMANACH Statistique 2000 de l'IHSI), responsable en partie de
son encombrement, s'accompagne d'une croissance urbaine laquelle transforme ses
périphéries en de véritables bidonvilles au point que le
sociologue C. Souffrant, dans son ouvrage: Sociologie Prospective, la
qualifie comme étant la ville où l'urbanisation passe par les
bidonvilles.
Des bidonvilles où vivent des femmes et des hommes,
pour la plupart famélique, sans profession, analphabète,
s'adonnant aux « petits commerces», à l'artisanat, au
«travail de factorie» à des services domestiques, à
l'activité de chauffeurs de tap-tap... L'important est de gagner le
pain. Car en bon créole « sak vid pa kanpe».
C'est-à-dire, pour survivre, ces gens, qui en majorité viennent
du monde rural, n'entendent plus revenir d'où ils sont partis avec les
mains vides et le ventre creux.
Il faut de toute façon tirer leur part du
gâteau. Un espoir de bien être que Port-au-Prince n'a jamais
cessé d'alimenter. Et c'est cela qui explique qu'elle est à
l'heure actuelle, en Haïti, l'espace urbain ayant la population la plus
dense 1765 066 habitants (Selon l'IHSI).
Une densité qui fait peur quand on observe le parfait
déséquilibre qui existe entre la qualité du service fourni
par les transporteurs de tap-tap (chauffeurs et/ou propriétaires) et le
besoin de mobilité des usagers de tap-tap. En effet, les usagers de
transport collectif urbain de l'aire métropolitaine voyagent dans
l'incommodité la plus totale. Ils sont quatre à s'asseoir sur un
siège fait pour deux avec les jambes recroquevillées. Et quand
ils n'ont pas cette «chance» ils se sont lamentés, soit
pendant près d'une heure à rester debout tout le long du trajet
avec bien sûr, certaines fois, la colonne vertébrale
repliée; soit à attendre pendant plusieurs heures le passage d'un
autre moyen de transport collectif au sein duquel éventuellement il
prendra place. Cependant, selon le type de moyen de transport collectif et
selon l'urgence du passager, prendre place ne signifie pas toujours être
assis ou l'éventualité de s'asseoir. Si le «minibus
bwafouye», le yole, la camionnette et le kazèn offrent les deux
possibilités (assis et debout), le «rachepwèl» et le
«kokorat» n'offrent que la possibilité de se tenir debout.
Tout le temps que dure le trajet, dans l'enceinte de ces derniers, les usagers
sont non seulement debout mais sont serrés l'un contre l'autre.
D'aucuns imputent la façon dont sont
transportés les usagers à leur résignation, d'autres
avancent que le problème résulte d'une non planification de
l'urbanisation.
Qu'on le veuille ou non, l'évidence laisse
apparaître une flagrante désarticulation entre des structures, due
à la faiblesse de certaines décisions historico-politiques prises
par des acteurs concernés. L'aire métropolitaine de
Port-au-Prince absorbe selon des données tirées de l'Institut
Haïtien des Statistiques plus de 95% de la population du
département de l'Ouest le département le plus peuplé des
neuf (9) départements géographiques du pays. Des projections
effectuées à partir des photographies aériennes
réalisées en 1978 et analysées en 1982 - par la Direction
de l'Aménagement du Territoire et la Protection de l'Environnement et
par le Bureau pour le Développement et la Protection Agricole
(DATPE/BDPA) et en 1985 par l'Agence International de Développement des
Etats-Unis d'Amérique (USAID) - ont permis d'avancer des estimations
statistiques qui laisseraient croire que la population urbaine d'Haïti est
de 30%, et Port-au-Prince à elle seule absorberait 21%.
Aujourd'hui, avoisinant l'effectif de 2 000 000 habitants, la
structure de cette ville fléchit encore d'avantage sous le poids du
chômage, de la délinquance, de l'insalubrité, de
l'insécurité et de la pollution de ses nappes phréatiques.
Selon le document « Haïti indicateurs environnementaux de
base» paru en juin 1993 duquel nous avons tiré le taux de la
population urbaine d'Haïti, 82% des sources alimentant Port-au-Prince
présentent une pollution fécale prononcée.
Une situation hors d'aplomb qui fut longtemps
déjà prévisible mais dont on n'avait rien fait pour
contrebalancer les effets néfastes qui en découleraient. En 1987,
le géographe H. Godart, dans un article paru dans la revue, Conjonction,
intitulée Port-au-Prince: Macrocéphalie urbaine et
organisation spatiale interne, écrit: « De 1950 à
aujourd'hui, rien n'a été fait pour que cette ville millionnaire
puisse croître de façon harmonieuse; les infrastructures ne
peuvent répondre qu'aux besoins d'une population de 100.000
habitants."
Pourtant, d'année en année, - malgré des
efforts déployés dans les domaines bancaire, éducatif,
sanitaire dans des villes de province et malgré la
décentralisation prônée par la Constitution de 1987 -
l'hyper centralité de Port-au-Prince semble se confirmer encore plus,
car, des migrants en nombre imposant continuent à envahir l'aire
métropolitaine. Donc cette structure, de par les surcharges qui
dépassent de loin sa capacité d'absorption, est prête
à craquer.
La crise du logement, caractérisée par
une surenchère des prix et la prolifération d'habitat
précaire et de bidonvilles, ajoutée aux types de tap-tap et
à la situation actuelle de leur mode de fonctionnement dans l'aire
métropolitaine ne sont-ils pas deux des indices manifestes de ce
spectre?
Partout sur le réseau routier du transport à
Port-au-Prince une foule immense de personnes, aux heures de pointe,
espèrent anxieusement prendre place à bord d'un tap-tap. Ils se
bousculent, s'injurient tout en bondissant vers le lieu donnant accès
à l'enceinte du tap-tap. Et le chauffeur ne perd pas son temps à
observer leur calamité; il ne s'en soucie guère. Seulement, il
veut s'assurer que son tap-tap soit bel et bien rempli ou surchargé
d'usagers qu'il espère débarquer au plus vite, afin qu'il ait le
temps de réaliser un autre voyage. Voilà pourquoi souvent il
écourte le circuit légalement proposé. Et, si son calcul
lui permet de percevoir qu'avec l'embouteillage il ne fera pas le voyage dans
le temps escompté, il triple ou quadruple le tarif légal que
l'usager devait lui payer au trajet. Un laisser aller dont les usagers font
les frais, en dépit du fait que le service est de très mauvaise
qualité.
Ce contexte d'évolution fait intervenir sur le
réseau routier des types de véhicules non conçus pour le
transport collectif mais qui, d'une part pour satisfaire le besoin de
mobilité, sont tolérés par les usagers et semblent
s'intégrer de jour en jour dans leurs habitudes et, d'autre part,
permettent aux chauffeurs de transiter de leur statut de chômeur à
celui de chômeur déguisé.
Ce contexte d'évolution a aussi permis
l'intensification de la concurrence qui met le «tap-tap bwafouye»
dans une position assimilable à une sorte de capitulation. Le yole, le
rachepwèl, le kazèn et le kokorat sont les tap-tap concurrents du
"bwafouye" qui doivent tous leur nom à la culture populaire. Si le yole
est le type de tap-tap le plus ancien à concurrencer le bwafouye, la
concurrence des autres ne date que de 8 à 12 ans. A cela, il faut
ajouter des TSNP (tap-tap sans aucun nom populaire). Exception doit être
faite du "Service Plus" et du "Yole bon bagay" qui sont très
récents dans le système de transport collectif de l'aire
métropolitaine. Ces derniers de par leur nouveauté ne feront pas
objets d'analyse dans le cadre de notre étude.
Cependant, il est important de comprendre que dans une
démarche sociologique, on ne peut se permettre de ne pas situer le fait
à étudier par rapport à d'autres faits qui contribuent, au
même degré à la structure d'un système social
donné.
La lente disparition du « Minibus bwafouye», moyen
de transport collectif, dans la circulation automobile est un fait qui a
frappé notre attention, du fait que tout jeune écolier, habitant
les environs de Carrefour à Port-au-Prince on devait chaque jour
utiliser son service pour se rendre à l'école. Pourtant quelques
années plus tard on a dû constater, que en plus du «minibus
yole» et de la camionnette qui existaient longtemps déjà,
l'arrivée sur le réseau routier de Port-au-Prince, d'autres types
de moyens de transport collectif et de deux nouveaux phénomènes:
beaucoup plus d'usagers à l'attente et le non respect par les
chauffeurs de la capacité d'accueil des véhicules destinés
au transport collectif.
A quoi est due cette réalité: archaïsme du
bwafouye, concurrence inappropriée entre moyens de transport collectif
ou urbanisation non planifiée de Port-au-Prince? Telle est la question
à laquelle notre étude s'évertuera à
répondre.
Toutefois, il faut signaler que contrairement aux autres
types de moyens de transport collectif, la carrosserie du bwafouye est de
fabrication locale. En conséquence, elle fait appel à un nombre
incroyable de gens qui pratiquent de petits métiers ou à des
professionnels abandonnés à eux mêmes qui n'ont d'autres
alternatives que celle de continuer à vivre au jour le jour dans
Port-au-Prince, cette ville qui assiste à une augmentation vertigineuse
de sa population et qui, en apparence, comparée aux villes de provinces,
offre de meilleures possibilités de gagner la vie. Le «minibus
bwafouye» permet ainsi, à un large éventail de personnes de
survivre économiquement. Il concilie le culturel et l'économique.
Il encourage l'artisanat et participe à satisfaire le besoin intense de
mobilité de la population Port-au-Princienne.
Alors, il devient pour nous indispensable de chercher
à faire comprendre le devenir du bwafouye eu égard à la
concurrence des autres types de tap-tap, dans le processus d'urbanisation de la
ville de Port-au-Prince dont la croissance urbaine ne fait que
«consommer» au jour le jour encore beaucoup plus de
périphéries.
En vertu des objectifs fixés et hypothèses
élaborées nous comptons faire une approche qui englobe les
différentes dimensions de la problématique du bwafouye dans le
transport collectif à Port-au-Prince.
Pour rendre explicite notre recherche et mettre de la
cohérence dans notre démarche nous avons divisé notre
travail en quatre parties (4) et sept (7) chapitres:
La première partie comprend un chapitre et traite de la
méthodologie c'est-à-dire les procédés que nous
avons utilisés pour élucider notre objet d'étude tout en
dépouillant notre point de vue de départ de ses
subjectivités;
La deuxième partie subdivisée en deux (2)
chapitres est théorique et conceptuelle en ce sens elle permet
d'étaler tout un ensemble d'idées émises par des
compétences dans le domaine du transport, dans celui de l'urbanisation
et aussi dans la question de la ville. Ces idées en raison de
l'autorité intellectuelle et scientifique de leur auteur constituent le
moule dont nous nous sommes servis pour donner la forme nécessaire
à notre point de vue dans le cadre de notre approche
anthropo-sociologique. Dans ce contexte nous passons en revue certaines
théories qui traitent de la question du transport collectif urbain dans
ses rapports avec la ville et nous présentons les théories qui
nous paraissent les plus aptes à expliquer le problème du
transport collectif dans le cas de Port-au-Prince. De plus, nous
définissons des concepts relatifs à notre recherche dans le but
de dissiper toute confusion sémantique.
La troisième partie est consacrée à
l'épistémologie et permet de traiter l'évolution de la
question du transport collectif urbain dans ses rapports avec l'histoire de la
ville. Elle est aussi consacrée à l'ethnographie des
différents types de tap-tap de l'aire métropolitaine. Cette
troisième partie de notre travail comporte deux (2) chapitres.
La quatrième et dernière partie divisée
en deux (2) chapitres est, à proprement parler, le cadre d'analyse de
notre travail. Dans cette partie, les procédés et techniques pour
la réalisation de notre enquête sont évoqués. Nous
en avons profité pour décrire, au prime abord,
systématiquement, le tap-tap bwafouye notre principal objet
d'enquête qui nous a servi d'outil de cueillette de données brutes
dont leur décomposition en leurs éléments les plus
constitutifs nous a permis de saisir et d'expliquer toute la portée du
problème étudié.
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