Tap-tap bwafouye face a l'urbanisation de port-au-prince (une approche ethnosociologique du transport collectif a port-au-prince)( Télécharger le fichier original )par Theuriet DIRENY Université d'état d'Haiti - Licence en anthropo-sociologie 2000 |
ANALYSE ET PERSPECTIVES (Recommandations)Les recherches et les données de l'enquête font, une fois de plus, ressortir l'inadéquation entre le système de transport collectif, la demande de mobilité et la mauvaise organisation de l'espace port-au princien, là où le désordre devient normatif jusqu'à marquer de son empreinte la quasi totalité des institutions sociales. Dans ce contexte, les relations: homme/homme, homme/institutions, homme/société ont le poids d'une surcharge pesante, dans le bon fonctionnement de l'aire métropolitaine, et entrainent l'effondrement de l'espace réel des formes de transactions sociales. En conséquence, la mobilité sociale, le déplacement, l'échange et la solidarité deviennent, en peu de mots, synonyme d'une mauvaise éducation qui prive la société entière de tout projet de bien être collectif capable de conscientiser le citoyen, freiner le désordre et ramener l'ordre indispensable au développement de l'humain. Cela renvoie, ipso facto, à une forme du social où tout se réalise dans une parfaite harmonisation et dans le respect des normes établies. «L'ordre peut ainsi être associé à une rationalité formelle, à une prédominance des normes, entravant sinon excluant toute fantaisie et tout esprit inventif. Toutefois, il peut en même temps être associé à la discipline qui fait la force par opposition au désordonné (...). L'ordre peut aussi évoquer l'effort entrepris pour instaurer une cohérence collective» (L. Voyé et J. Rémy, 24,1981) A ce niveau se pose la problématique générale du lien entre espace et vie sociale; lien qui «prend tout son poids à partir du moment où l'on s'interroge sur la ville» (ibid p.10). En effet, lieu d'agglomération par excellence, la ville en soi porte le projet du dynamisme de développement qui fait intervenir des facteurs de liaison tant sociaux que culturels suivant une rationalité formelle et dans l'intérêt collectif. C'est ce qui fait défaut à notre société et les chauffeurs sont d'avis à le reconnaitre. A Port-au-Prince, le transport en commun, un des facteurs de liaison indispensable à la structure du dynamisme de développement de la ville, interagit difficilement avec les autres facteurs. Ce qui provoque une dislocation dans l'articulation socio-administrative voire culturelle de Port-au Prince. En ce sens, la vie sociale à Port-au-Prince se déroule sur fond d'un «dysfonctionnement dynamique». C'est à dire, tous les facteurs indispensables à son bon fonctionnement sont en interaction non pas pour contribuer à une évolution socioculturelle ordonnée et planifiée, en adéquation au développement infrastructurel, mais pour freiner sinon anéantir le progrès dans presque tous les domaines. Ce type de fonctionnement aléatoire conduit donc à des résultats cosmétiques, c'est-à- dire éphémères, apparents et sans grande importance. En conséquence, toutes les activités se trouvent, dans ce contexte, circonscrites dans ce «dysfonctionnement dynamique». Nul n'a besoin d'être un spécialiste dans la question urbaine pour se rendre à l'évidence. D'ailleurs le groupe des chauffeurs auprès duquel nous avons recueillis certaines données appartient à la catégorie de ceux-là qui dans la société haïtienne savent écrire à peine leur nom et effectuer les quatre opérations. Pourtant à analyser leur point de vue on se rend compte que Port-au-Prince ne répond pas aux normes du transport collectif urbain. Les moyens de transport collectif laissent à désirer. Du minibus bwafouye, en passant par le yole, le rachepwèl, le kokorat jusqu'au kazèn les chauffeurs admettent l'inappropriation de ces différents types de transports collectifs. Contrairement à ce qu'on aurait cru, ils ne pensent pas que ce soit normal de transporter des passagers, dans l'inconfort et le non-respect. Ce qui en partie remet en question notre deuxième hypothèse de travail à savoir que : Plus le véhicule facilite le transport d'un nombre excessif de passagers au voyage, plus cela rapporte au chauffeur sans égard pour le poids du véhicule, sa capacité d'accueil et sa capacité de résister à la surcharge. En réalité, le chauffeur de tap-tap est un professionnel du volant qui gagne quotidiennement sa vie à l'aide du transport des passagers qui lui paient au trajet. Par conséquent, plus ils transportent de passagers, plus il gagne, ou du moins plus il lui est possible de faire des voyages durant la journée, plus son activité est payante. Malheureusement l'embouteillage de la circulation ne facilite pas des «voyages tap-tap» (entendons par là la fulgurance) pouvant lui garantir la rentabilité espérée. C'est sans nul doute cette dernière qui pousse les chauffeurs à préférer les tap-tap à grande capacité d'accueil. Selon eux en dépit des difficultés du système de transport seuls les véhicules à grande capacité d'accueil peuvent répondre à leur attente et satisfaire la demande croissante de mobilité dans l'aire métropolitaine. Par contre, au cours de l'enquête, notre bref entretien avec les chauffeurs fait remarquer que le kokorat et le rachepwèl ne sont pas trop considérés quoiqu'au niveau de la «conception », leur capacité d'accueil est très grande comparée à celle du bwafouye et du yole. (Voir tableau #5) Tableau #5 Capacités d'accueil normal et excessif des différents types de tap-tap
* Conçu à d'autres fins. # le rachepwèl est le «Pick-up» dépourvu de carrosserie locale. Quand il en est pourvu, on le désigne sous le nom de camionette laquelle transporte confortablement 14 passagers
Défiant toutes les normes de confort et de sécurité le kokorat et le rachepwèl s'inscrivent dans la logique du désordre institutionnalisé de la ville de Port-au-Prince et du système socio-économique. Un désordre caractérisé par: · l'indiscipline des chauffeurs qui font des arrêts au beau milieu de la route, · l'étalage des marchandises qui occupe la chaussée, · des tas d'immondices jetés sur la chaussée au grand mépris du service de la voirie, · des matériaux de construction déposés sur la chaussé par des particuliers qui ignorent tout des lois de l'urbanisme, lesquelles n'existent absolument pas pour eux. · des nids de poule provoqués par des travaux inachevés de la CAMEP, des T.P.T.C, de la TELECO · le non-respect et la carence des panneaux de signalisation routière; · l'exiguité des principaux axes de circulation. Tous conscients de cet état de fait, les chauffeurs croient que la surpopulation de l'aire métropolitaine ne pouvait à elle seule bloquer sinon rendre boiteuse la circulation automobile et le transport collectif. Cependant peut-on oser croire que leur attitude soit le signe d'une parfaite connaissance des conflits d'intérêts auxquels fait face la ville ou le signe d'une claire compréhension des contradictions de l'espace en question? De toute façon, l'indiscipline des chauffeurs dénoncée par des chauffeurs prouve que si la ville de Port-au-Prince était régie par des normes d'urbanisme, de transport collectif et de circulation, ils s'en accommoderaient. Ici, nous ne voulons pas dire que, dans ces domaines là, il n'ait jamais eu de dispositions légales qui réglementent le bon fonctionnement de Port-au-Prince. Tout au contraire, nous en avons recensé des Lois, des Décrets et des Arrêtés qui sont (malgré leur ancienneté) le témoignage du souci et de la volonté qu'ont eu des dirigeants, d'une certaine époque, à prévenir ou à guérir des maux causés par l'évolution de la situation sociodémographique de Port-au-Prince. Les plus pertinentes, de ces dispositions qui se situent dans le cadre du mémoire se trouvent en annexe II. Bien entendu, sans chercher à faire connaitre à fond les détails de ces Lois, Arrêtés et Décrets, nous pensons que leur actualisation et application ne pouvaient empêcher des chauffeurs d'avoir une attitude anomique. Cependant, face au consensus social qui en serait dégagé entre les institutions et la société, les anomiques se verraient contraints à accepter le minimum ou à se socialiser. D'où l'importance d'une totale réorganisation de l'espace port-au-princien en accord à une législation appropriée. Là il s'agirait de mettre de l'ordre dans le désordre qui règne à Port-au-Prince. Ordre indispensable au bon fonctionnement de la circulation et du transport et, qui ne peut-être établi que dans la mesure où les chauffeurs et les différentes instances concernées acceptent à se faire violence en respectant les limites définies. Cela ne signifie pas qu'il doit y avoir affrontement physique de part et d'autre. Mais de préférence un accord sur fond de concessions tenant compte des différents paramètres sociodémographiques et économique de l'aire métropolitaine; accord qui par conséquent aura force de loi à laquelle les chauffeurs de transport collectif, les usagers et instances concernées auront à se soumettre. Cette forme d'accord obtenu, malgré soi et pour soi, au profit de la collectivité, s'apparenterait à ce que L. Voyé et J. Rémy qualifient de «violence symbolique.» « Si comme toute violence, celle-ci suppose un rapport d'imposition et de contrainte, sa qualification de symbolique signifie qu'il s'agit d'une violence ne passant pas par l'exercice d'une force physique mais bien d'une violence agissant généralement à partir du consensus implicite qu'y apportent ceux qui y sont soumis; ce consensus découle lui même du processus de socialisation, lequel conduit à considérer comme normales, voire comme naturelles, des situations qui sont, en fait des constructions sociales. Sans être d'ordre physique, la violence symbolique a elle aussi pour effet d'imposer une possibilité et d'exclure les autres, en ce sens que seule la possibilité retenue est proposée socialement comme allant de soi et comme valable ». (L. Voyé, J. Rémy, 1981,21) Cette possibilité à imposer est celle qui fait défaut à la société haïtienne et au bon fonctionnement de l'aire métropolitaine. Dès lors l'anarchie s'impose et est devenue possibilités. Dans ce contexte, toutes les possibilités sont bonnes. Il suffit qu'elles soient profitables à une minorité au détriment des autres. Cette logique traverse tous les domaines et affecte la vie sociale du port-au-princien qui pour survivre et vaquer à ses occupations s'adapte au désordonné. L'usager comme le chauffeur se conforment à l'inconfort du système de transport. D'un côté c'est le besoin nécessaire et indispensable de se déplacer, de l'autre le besoin encore nécessaire et indispensable du «gagne-pain». Deux besoins pour une seule et même logique: la survie. C'est ce qui explique que sans le transport collectif, Port-au-Prince serait non conviviale. En effet, en dépit des difficultés du système de transport collectif, la demande croissante de mobilité se fait sentir de jour en jour « il y a, chaque jour environ 1.000.000 de déplacements motorisés de personnes qui entrent et qui sortent du centre ville, dont 80% en transport collectif. "(...) Selon les estimations nécessairement grossières qu'on peut faire le nombre de déplacement pourrait être multiplié par un coefficient entre 2 à 3 dans les dix prochaines années. Le système de transport collectif actuel ne permettra pas d'absorber assez rapidement cette demande.»56(*) Alors on peut comprendre pourquoi des types de transport comme le kokorat et le rachepwèl intègrent déjà le système. A observer la rapidité de leur fréquence de passage sur tous les circuits du réseau routier de l'aire métropolitaine (particulièrement Carrefour) on croirait qu'ils iraient supplanter le bwafouye qui financièrement coûte plus cher à son propriétaire et qui, ensuite, en terme de capacité d'accueil, reçoit moins de passagers quoi que plus confortable. A ce propos nous avons erré en pensant que: Le minibus bwafouye, moyen de transport collectif et générateur d'emplois avec les problèmes de circulation, ses problèmes de confort, de capacité d'accueillir un grand nombre de passagers - ne pourra pas résister, longtemps encore, à la concurrence des autres moyens de transport collectif et à l'assaut des contradictions de Port-au-Prince où l'urbanisation est vertigineuse. Pour une part cette hypothèse semble être vraie. Cependant, le bwafouye ne va pas disparaitre au profit du kokorat et du rachepwèl. Il sera certes substitué, lentement, par des modes de transports plus confortables dont leur capacité d'accueil serait considérablement grande, comparée à celle des tap-tap actuels. C'est ce que laisse apparaitre le résultat de l'enquête menée auprès des chauffeurs. Justement, ces derniers n'entendent pas laisser tomber le bwafouye parce qu'il est moins confortable que le kazèn, mais c'est surtout parce qu'il ne répond pas à la demande de mobilité et prend beaucoup plus de temps à satisfaire leur attente pécuniaire pour une journée de travail. La concurrence des tap-tap pour les chauffeurs doit se situer seulement au niveau du kazèn et du bwafouye. Les autres, particulièrement le kokorat et le rachepwèl, ne sont pas des moyens commodes, à leur avis, pour transporter des passagers. Somme toute, la concurrence entre kazèn et bwafouye est déloyale quand on sait que le premier est un véhicule d'occasion importé (de deuxième main comme on dit cheznous) contrairement au second dont le chassis et l'ensemble des parties mécaniques et techniques viennent de l'étranger flambant neuf. Ceci dit, l'autobus kazèn débarque à Port-au-Prince, la plupart du temps, quand il a fini de parcourir tout le milléage souhaité par le fabricant. Ainsi à longueur de journée, au cours du trajet, le kazèn tombe en panne. La situtation est la même pour le kokorat et le rachepwèl qui une fois en panne entravent la circulation et paralysent toutes les activités du jour. Cela n'a pas empêché qu'ils soient quotidiennement très remaquables sur les circuits du réseau routier de l'aire métropolitaine. Beaucoup moins coûteux à l'achat que le bwafouye; le kazèn, le rachepwèl et le kokorat offrent à des particuliers la possibilité de se soustraire du lot des chômeurs. Ce que le Sociologue C. Souffrant qualifie de «grappillage urbain». A bien comprendre son point de vue cette situation ne saurait être autrement; puisque: «la croissance démographique et l'expansion territoriale de cette capitale s'accélèrent. Cette urbanisation galopante se produit sans industrialisation correspondante, sans demande industrielle autre que celle de rares industries de sous-traitance (...) Aussi les vagues d'immigration rurale qui gonfle la population port-au-princienne ainsi que les promotions successives de bacheliers des écoles secondaires et des finissants des écoles supérieures viennent-elles se briser à un marché de l'emploi pratiquement vide. "(...) Ce marché haïtien du travail serait mieux nommé marché du chômage. "(C. Souffrant, 1995, 66) Telles sont les contradictions de la ville de Port-au-Prince auxquelles fait face le transport collectif. Le bwafouye, pour ainsi dire, ne peut à lui seul supporter les assauts de l'urbanisation de Port-au-Prince. Il se trouve dans sa tâche aidé par d'autres véhicules à la fois adaptés et inadaptés au transport collectif et qui en termes technique et mécanique sont quasiment dysfonctionnels. En dépit de tout ils participent grandement à la mobilité qui est d'une extrême importance pour la vie sociale qui se déroule à l'intérieur de Port-au-Prince. Une mobilité qui, dans les années à venir comparée avec le processus d'urbanisation tel qu'il est actuellement à Port-au-Prince, connaitra une tendance nettement à la hausse. Le contraire serait préjudiciable. D'ailleurs « (...) la baisse de mobilité traduit une marginalisation croissante de populations repliées sur leur domicile ou ce qui en tient lieu. Elle traduit un appauvrissement des relations sociales et des opportunités de contact qui relèvent d'une dynamique de progression économique et sociale. Bref, la baisse de mobilité traduirait un enfermement dans le cercle vicieux de la pauvreté, ainsi que l'accroissement des inégalités sociales, phénomènes qui peuvent difficilement être acceptés comme durables». (X. Godart, 1994, 11). En conséquence, si Port-au-Prince avec ses problèmes actuels devrait assister à une baisse de la demande de mobilité ce serait le signe avant coureur d'une hécatombe socio-économique. Cela ne veut pas dire que tout est bien actuellement. D'ailleurs la façon dont sont transportés les passagers prépare déjà les consciences à accepter des catastrophes de tout ordre. N'est-il pas encore temps de les prévenir? De toute façon si rien n'est fait pour corriger les failles du système de transport; le déséquilibre entre la demande de mobilité et les moyens de transport s'accentuera jusqu'à assister à l'émergence d'autres types de moyens de transport encore plus inappropriés que le kokorat et le rachepwèl. Les classes dirigeantes de ce pays doivent manifester la volonté réelle de planifier globalement l'urbanisation. Dans cet ordre d'idées, il faut penser au réaménagement des espaces urbains de la société haïtienne à travers une nouvelle politique de peuplement et de décentralisation. En conséquence, l'urbanisme comme mise au point de normes d'habitabilité des bâtiments et de distribution spatiale doit avoir force de loi. L'application de cette nouvelle politique suppose: Premièrement: La déconcentration de certaines zones résidentielles, la création de nouveaux quartiers, la fixation d'un nombre déterminé d'habitants au kilomètre carré (hab./ km2 ), la redéfinition des conditions d'hébergement d'une tierce personne en milieu urbain, l'application de la scientificité dans le domaine de la construction, l'édification d'espaces commerciaux selon un nombre déterminé de résidents par zone, l'interdiction formelle aux véhicules immatriculés privé, organisation internationale, corps diplomatique, corps consulaire, de pénétrer dans les espaces commerciaux, l'interdiction aussi formelle à des types de véhicules publics de circuler dans des espaces réservés à l'administration et à la récréation, l'édification de parking publics adjacents à chaque zone résidentielle et à chaque espace commercial, le blocage d'accès de l'aire métropolitaine aux tap-tap des villes de province en établissant des gares routières en dehors de la périphérie de l'aire métropolitaine, l'établissement d'une ligne spéciale de tap-tap de liaison entre les gares routières et les différentes zones résidentielles de l'aire métropolitaine Deuxièmement : l'institutionnalisation des instances des collectivités territoriales prévues par la Constitution de 1987, la décentralisation de l'autorité de l'État, la délégation effective du pouvoir d'Etat. De ce fait, les Municipalités - en liaison avec les directions régionales du Ministère des Travaux Publics Transports et Communication, du Service de la Circulation des Véhicules, du Service de la Signalisation Routière, du Service de l'Office Assurance des Véhicules Contre-Tiers - feront appliquer dans leur commune respective, les normes découlant du consensus social en matière d'urbanisme, de transport collectif et de circulation. Ces normes s'imposeront aux institutions comme aux citoyens de la République qui respectivement doivent s'y soumettre. CONCLUSION. Il est évident que la capitale d'Haïti, conçue à la fin du 18è siècle pour accueillir près de cent mille (100,000) habitants, se trouve aujourd'hui, en matière de population, comparable aux villes millionnaires de l'occident urbanisé. A l'instar des capitales du Tiers-monde elle absorbe plus de 50% de la population urbaine du pays. La massification urbaine, en réalité, comme a dit C. Souffrant, n'est constatée que dans la seule ville de Port-au-Prince qui compte actuellement plus de 1 500 000 habitants. Cela se comprend, car, comparée aux villes de province elle apparait plus proche de la modernité; bien que cette modernité ne voile même pas les traits primitifs de la société haïtienne plus rurale qu'urbaine. Géographes et Sociologues haïtiens sont d'avis à le reconnaitre. En effet, le géographe E. Bernadin en l'année 1991 écrivait déjà: « La population haïtienne s'est accrue de 1.6% l'an de 1950 à 1971, de 1.4% de 1971 à 1982 date du dernier recensement. « Elle se répartit inégalement entre le milieu rural (72%) et le milieu urbain (27%). Avec les 72% de sa population qui se concentrent dans les zones rurales Haïti détient le pourcentage de population rurale parmi les plus élevés du monde.» (E. Bernadin, 1991,309). C'est sans nul doute ce qui pousse le sociologue C. Souffrant à parler d'Haïti comme étant « (...) une société rurale en cours d'urbanisation». (Souffrant, 1995,47) Contrairement aux villes de l'occident où l'urbanisation est liée à la structure industrielle et où la planification est prédominante, Port-au-Prince est plongée dans une improvisation qui rend la vie sociale aléatoire. L'anarchie, en conséquence, devient la règle et tout fonctionne arbitrairement juste pour assurer la survie. C'est dans ce contexte que le transport collectif évolue. Implanté à Port-au Prince à la fin du XIX siècle, il fut assuré, dans un premier temps par des buss et buggys dont des chevaux activaient, par la suite en 1896 par des tramways qui eux-mêmes ont été actionnés à l'aide de la vapeur et plus tard, soit le 27 Mars 1913 par l'autobus à traction mécanique mieux conçu et plus rapide. Cependant, on devait attendre 1928 pour assister tant soit peu, dans Port-au Prince à l'organisation d'une vraie ligne de Taxi. Depuis, les résidents de Port-au-Prince pouvaient se déplacer plus facilement et atteindre leur destination beaucoup plus rapide. Une rapidité qui dans le vécu haïtien se résume par l'expression tap-tap (action accomplie en un clin d'oeil). L'autobus à moteur devient ainsi synonyme de tap-tap. Mais aujourd'hui, cette expression tend à perdre sa vraie signification quand on tient compte de l'embouteillage de la circulation provoqué par: l'indiscipline des chauffeurs, l'étalage de marchandises à même la chaussée dans les zones de marché, des tas d'immondices jetés sur la chaussée et/ou apportés par des averses, l'occupation des trottoirs par des cahutes, le dépôt des matériaux de construction sur la chaussée, les nids de poules créés par les travaux inachevés de la CAMEP et de la TELECO... En dépit de tout, comme on peut le remarquer, tap-tap passe d'une simple expression langagière à un concept qui renvoie à des types de moyens de transport collectif, circulant dans Port-au Prince, dont le bwafouye en est un. De l'avis des chauffeurs, comparativement au rachepwèl et au kokorat, le bwafouye est très commode, il reçoit plus de passagers que le yole et offre plus de garantie mécanique que le kazèn. Si financièrement, le bwafouye coûte plus cher à son propriétaire, en raison de ses conditions d'importation, mécanique et surtout de sa carrosserie locale, il n'est pas trop différent des autres en ce qui concerne la condition dans laquelle il transporte des usagers. Aux heures de pointe il transporte comme eux un nombre d'usagers nettement supérieur à sa capacité d'accueil. Des heures de pointe qui pour les chauffeurs et usagers sont à exploiter dans toute leur grandeur car depuis plus de dix ans avec le phénomène de l'insécurité Port-au-Prince ne connait plus la vie nocturne. Voilà encore un des paramètres du taux de chômage et de l'embouteillage enregistrés à Port-au-Prince. La vie sociale est bousculée et coincée, puisque l'intervalle temps est incorrect. L'usager est obligé de se soumettre au caprice du chauffeur qui la plupart du temps, pour fuir l'embouteillage et gagner plus d'argent, ne respecte guère le circuit imposé. D'un air méchant et sur un ton arrogant, il allègue n'importe quoi pour refuser aux usagers de monter à bord. L'usager voyage, de ce fait, dans l'indifférence sociale ou dans la plus grande incommodité. Cela peut se comprendre, car Port-au-Prince n'a pas les infrastructures pour accueillir ce déferlement de ruraux qui viennent annuellement grossir sa population, bidonvilliser ses périphéries, augmenter l'effectif de ses chômeurs et amplifier sans cesse, à tous les niveaux de la vie sociale, la gamme des besoins. Ces dernières années, en effet, pour répondre, d'une part, à la demande croissante de mobilité, et d'autre part, à l'idée de se soustraire du lot des chômeurs des particuliers incorporent la motocyclette dans le système du transport collectif. Ce phénomène qualifié «Asiatisation», par les spécialistes en matière de transport, est en pleine expansion à Port-au-Prince et, se fait à l'insu de toute norme légale. Aussi, Port-au-Prince assiste, un peu partout, depuis quelques années, à la transformation de certains circuits privés en circuits de transport collectif. L'improvisation et l'informel deviennent, pour ainsi dire, les règles organisationnelles de la société port-au-princienne. Dans ce contexte, des problèmes cuisants de sanitation, de logements, d'électricité, d'eau potable, d'insalubrité, de circulation et de transport caractérisent la vie sociale à Port-au-Prince. En d'autres termes, l'aire métropolitaine qui inclut : Carrefour, Delmas, Pétion-Ville, Croix des Missions (et pourquoi pas à la limite Gressier et Léogane) évolue sans aucun plan d'urbanisme et de circulation. Ainsi, le voyage au moyen de transport collectif à l'intérieur de Port-au-Prince se réalise en marge des progrès scientifiques enregistrés dans le domaine de la technologie automobile et de la circulation. Ce qui renforce d'avantage le minibus bwafouye, malgré son dépassement, comme moyen de transport collectif. Néanmoins dans sa conception et sa fabrication, il amorce, comme pour paraphraser C. Souffrant, une dialectique des aspirations et des frustrations en participant d'abord au déplacement quotidien de centaines de milliers d'usagers et ensuite en procurant à un large éventail de «chômeurs déguisés» le primum vivere. L'État haïtien, en ce sens, via les instances concernées, devait se pencher sur la problématique du bwafouye tout en statuant sur les questions de l'urbanisation et du transport collectif à Port-au-Prince. Des questions de grande importance pour le bon fonctionnement et le développement de la capitale d'Haïti qui ne saurait continuer à évoluer en marge de la scientificité et d'un consensus social lesquels doivent déboucher inévitablement sur une législation du social et du culturel, l'éducation civique de l'homme haïtien et la socialisation du nouveau port-au-princien. En conséquence, le système de transport collectif urbain de l'aire métropolitaine ne sera pas, à cause de la surpopulation, improvisé et inadapté; mais sera de préférence agencé à un processus d'urbanisation planifié où l'aléatoire n'aura plus sa place. Aussi, la vie sociale de l'aire métropolitaine sera très conviviale parce que dépourvue de l'aléatoire qui, selon les sociologues L. Voyé et J. Rémy, traduit l'instant et non la durée. Alors, le bwafouye, mode de transport collectif «dépassé», ne sera ni concurrencé par d'autres véhicules non conçus à cette fin, ni hanté par le spectre d'une substitution déloyale et inappropriée. Il sera plutôt impliqué, en dépit de sa capacité d'emploi et de son originalité, dans un processus de transition ou de changement social qui ne va pas peut-être lui assurer de continuer à circuler sur les boulevards du temps qui vont s'élargissant avec le processus d'urbanisation planifié ou non-planifié. * 56 E. André, « Le plan directeur de la circulation de Port-au-Prince quel sort ?», Le Nouvelliste, 4 aout 1997, p.10 |
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