II - 4 Performances comparées des
filières laitières dans les pays du Maghreb
Le secteur laitier constitue un pôle important pour
l'industrie agroalimentaire au Maghreb. Par exemple au Maroc, il
représente près de 25 % de la valeur ajoutée des
industries liées à l'agriculture, sans parler de sa participation
à la création de travail et à l'approvisionnement de la
population en une denrée stratégique [MADR, 2003]. La production
laitière dans les trois pays a connu un net accroissement (figure 2),
qui reflète surtout une intensification plus poussée, liée
à des mesures d'encouragement souvent issues de décisions
étatiques productivistes et volontaristes [BOURBOUZE et al.,
1988]. Au même moment, les effectifs sont restés globalement
stables (figure 3).
Source : FAO [2003]
Figure 2. Évolution de la production laitière
bovine dans les pays du Maghreb (en millions de litres).
Source : FAO [2003]
Figure 3. Évolution de la taille du cheptel bovin
dans les pays du Maghreb (en milliers de têtes).
Au Maroc, ce mouvement d'intensification initié par le
lancement d'un plan laitier en 1975 s'est réalisé surtout
à travers l'amélioration génétique du cheptel et
l'artificialité du milieu d'élevage, dans un pays où les
pratiques d'affouragement des bovins étaient surtout dominées par
le pâturage extensif. Ainsi, la part des bovins de race locale a
chuté de près de 90 % des effectifs totaux en 1970 à moins
de 60 % en 1998, grâce aux progrès de l'insémination
artificielle et après une importation massive de génisses
laitières pleines (Tableau 9), largement supérieure aux
5 000 génisses prévues par le plan laitier. Toutefois,
à partir de novembre 2000, avec la recrudescence des cas
d'Encéphalopathie Spongiforme Bovine en Europe, les pouvoirs publics ont
définitivement interdit toute importation de génisses, de peur de
ne porter préjudice à un secteur de l'élevage
déjà fortement ébranlé par plusieurs années
de sécheresse. En effet, une éventuelle apparition de cas d'ESB
au Maroc aurait définitivement discrédité le secteur de
l'élevage bovin.
Tableau 9. Évolution de l'importation de
génisses laitières au Maroc (en milliers).
Année
|
80
|
90
|
94
|
95
|
96
|
97
|
98
|
Génisses importées
|
7
|
5
|
25
|
17
|
37
|
11
|
28
|
Source : MADRPM [1999]
Par ailleurs, les mises à l'eau dans les
périmètres irrigués ont fait accroître la superficie
emblavée en fourrages, ce qui explique que de majoritairement pastoral
au début des années 70, le bilan fourrager est devenu
dominé par les fourrages et les co-produits agro-industriels [GUESSOUS,
1991]. Par exemple de 1992 à 1998, la superficie totale en fourrages
dans le pays est passée de 167 700 à 220 200 ha. Malgré
ces évolutions, les caractéristiques structurelles de
l'élevage bovin au Maroc montrent qu'il s'agit encore en priorité
d'une spéculation entre les mains des petits éleveurs (moins de
10 ha et une moyenne de 2 vaches par étable) qui accaparent plus de 74
% des effectifs sur moins de 45 % de la superficie totale exploitée
[MADRPM, 1998]. D'ailleurs, la moyenne de production par vache laitière
reste très faible, de l'ordre de 600 litres par an, témoignant de
la prépondérance des femelles de type local peu allaitant et
aussi du caractère globalement extensif de la production. Ceci montre,
si besoin en est, que l'élevage bovin est avant tout une source de
revenus complémentaires, dans un environnement économique et
social instable, caractérisé par une pluviosité
capricieuse qui remet souvent en cause les semailles vivrières annuelles
de céréales [AMRI, 1991]. Ceci se présente avec une
acuité encore plus pressante en zones d'agriculture totalement pluviale,
sans possibilité d'irrigation, qui continuent d'assurer en moyenne plus
de 40 % de la production laitière marocaine, mais avec des performances
économiques très variables selon les années [SRAÏRI
et EL KHATTABI, 2001]. C'est pourquoi dans ce contexte, les performances de
toute la filière laitière restent limitées par cette
réalité et fortement tributaires des aléas climatiques
à l'image de la productivité des vaches chez les petits
éleveurs dont l'assise financière ne permet pas d'envisager une
intensification du système de conduite [SRAÏRI et MEDKOURI, 1999].
Aussi, pour pallier le manque de production, les unités industrielles de
transformation du lait sont obligées de recourir à des
importations de lait en poudre, dont les quantités annuelles sont
très variables selon la production locale de lait frais (Tableau 10).
Tableau 10. Évolution des importations de poudre de lait
industriel au Maroc (en tonnes).
Années
|
1980
|
1990
|
1994
|
1995
|
1996
|
1997
|
1998
|
2002
|
Poudre de lait
|
2 521
|
10 079
|
12 517
|
18 445
|
9 241
|
9 199
|
7 112
|
8 124
|
Source : MADR [2003]
Une des grandes réalisations du plan laitier marocain a
été de permettre à des centaines de milliers
d'exploitations agricoles, souvent situées en marge du réseau
routier national, de commercialiser des quantités dérisoires de
lait, leur garantissant un revenu stable et quotidien [BOURBOUZE, 2002]. Ceci a
été rendu possible par la constitution d'une infrastructure de
collecte du lait, sous forme de centres coopératifs
disséminés à travers le territoire marocain. En une
vingtaine d'années, le nombre de ces centres est passé de moins
de 30 en 1970 à près de 950 en 1998 [MADRPM, 1998a].
Simultanément, la capacité de transformation industrielle du lait
est passée de 700.000 à 2.000.000 de litres par jour entre 1983
et 1998. Cette politique de collecte fait qu'aujourd'hui près de 60 % de
la production de lait du Maroc est usinée contre moins de 4 % en 1970.
Malgré ces acquis, la consommation per capita de produits
laitiers au Maroc demeure très faible et n'a pas connu
d'amélioration sensible, car les gains de productivité
réalisés ces dernières années suivent à
peine la croissance démographique (Tableau 11).
Tableau 11. Évolution de la consommation des produits
laitiers au Maroc (kg/hab/an).
Année
|
1980
|
1990
|
1994
|
1996
|
1998
|
2000
|
2002
|
Lait et dérivés
|
38
|
40
|
36
|
37
|
39
|
40
|
41
|
Beurre
|
2
|
1
|
2
|
1
|
1
|
1
|
2
|
Source : MADR [2003]
Ces niveaux de consommation restent d'ailleurs très
inférieurs aux normes nutritionnelles de la FAO et de l'OMS qui
préconisent près de 90 kg de lait par habitant par an, ce qui
revient à dire que la production nationale du début des
années 90 devrait se multiplier par près de 3 pour assurer une
telle offre, et même par près de 6, si en plus elle doit tenir
compte de l'accroissement démographique prévu d'ici à l'an
2025. Un autre point clé pour cerner les performances de la
filière laitière au Maroc est la politique des prix. A cet
égard, le tableau 10, montre clairement une dégradation du prix
offert au producteur, tandis que la marge à la transformation a
évolué à la hausse. Un phénomène similaire
caractérise aussi des filières clé comme le sucre et les
céréales, et KYDD et THOYER [1993] reconnaissent que cette
propension, directement issue du désengagement de l'Etat suite à
l'ajustement structurel, a clairement remis en cause les lignes directrices
originelles des plans de développement de l'agriculture marocaine. Ceci
est allé à l'encontre de la réalisation de toutes les
ambitions du plan laitier, et cet écart est devenu tellement flagrant
que dans les zones limitrophes aux grands centres de consommation urbaine, les
producteurs commencent à contourner les usines de transformation pour se
livrer à la vente directe aux consommateurs, via des points de vente
surnommés « laiteries traditionnelles ». En effet,
le lait y est vendu plus cher que ce que peut en escompter le producteur
lorsqu'il le cède aux collecteurs industriels, et moins cher pour le
consommateur que le litre de lait « industriel ». Dans ce
genre de laxisme vis-à-vis de la loi, qui prévoit que tout le
lait doit nécessairement transiter dans des unités de
pasteurisation, chacun (éleveur et petite transformation) pense retirer
un bénéfice, mais en faisant fi des précautions sanitaires
les plus élémentaires, car ce type de produits sont très
peu concernés par les inspections des services d'hygiène
[SRAÏRI, 1999b]. Néanmoins, les pouvoirs publics se doivent de
composer avec un pareil secteur laitier informel, car il draine de grosses
quantités de lait et il crée de nombreux emplois en zone urbaine
et suburbaine [LETHEUIL, 1999].
Tableau 12. Écarts entre le prix perçu par le
producteur de lait et le prix à la consommation au Maroc (en DH
marocains).
Année
|
1980
|
1990
|
1994
|
1995
|
1996
|
1997
|
2003
|
Prix au producteur (1)
|
1,27
|
2,62
|
2,94
|
3,00
|
3,00
|
3,00
|
3,00
|
Prix au consommateur (2)
|
1,70
|
4,10
|
5,00
|
5,00
|
5,20
|
5,40
|
5,80
|
(1) / (2) x100
|
74,7
|
63,9
|
58,8
|
60,0
|
57,7
|
55,6
|
51,7
|
Source : MADR [2003]
Pour conclure sur la situation de la production
laitière au Maroc, il est possible de retenir avec AKESBI [1997] que la
« rupture intervenue au milieu des années 80 avec la mise en
oeuvre de la politique d'ajustement structurel » a eu pour
conséquence d'amplifier les tares des modes de production existants,
car la logique « d'augmenter les revenus plus que les
rendements » s'est trouvée plus exacerbée dans un
environnement où « la libéralisation des prix des
intrants a surtout induit leur augmentation, alors que les conditions de
commercialisation ne permettent pas toujours l'ajustement conséquent des
prix de vente ». Mais en fait, il est logique à ce stade de se
poser la question de savoir si finalement le caractère extensif de la
production, malgré l'instauration d'une coûteuse infrastructure
destinée à la rendre plus intensive, est une cause ou
plutôt une conséquence de l'actuelle conjoncture des prix. En
d'autres termes, les éleveurs préfèrent-ils ne pas trop
s'aventurer vers une recherche de productivité maximale qui pourrait
être nuisible à leur économie de production, ou
plutôt est-ce que ce sont les données de l'élevage
(éparpillement des producteurs, faiblesse des productions
individuelles...) qui font que le marché n'est pas forcément en
leur faveur ? De telles problématiques sont aujourd'hui au coeur
des réflexions sur l'avenir des systèmes d'élevage,
même dans les pays développés où l'extensification
s'érige en alternative pour préserver les marges
d'activité [BÉRANGER, 1993].
En Algérie, la situation est relativement
différente, car l'approvisionnement de ce pays en produits laitiers
reste fortement dépendant des importations. La consommation en produits
laitiers y est d'ailleurs relativement plus élevée qu'au Maroc.
Ainsi, en 1992, l'Algérien moyen consommait près de 119 litres
par an, ce qui le place nettement en accord avec les recommandations de la FAO.
Mais près de 85% de cette quantité de lait provient de lait
reconstitué importé et subventionné par l'Etat
algérien, dont le prix est nettement inférieur au litre de lait
frais localement produit : 1,30 dinars par rapport à 5,00 dinars en
1990, selon AÏT AMARA [1991]. Après la détérioration
des prix des hydrocarbures sur le marché international, et suite
à l'application des mesures d'ajustement structurel qui prévoient
une restriction des dépenses, les pouvoirs publics ont tenté de
revoir à la baisse leur niveau de subvention des produits laitiers,
notamment en encourageant le prix du lait produit localement [BEDRANI et
al., 1997], ou tout au moins en essayant de réduire l'écart
entre le prix du lait importé
et le prix du lait frais produit en Algérie (figure 4). Ceci a
été largement facilité par la forte dévaluation de
la devise algérienne, le dinar.
Source : BEDRANI et al. [1997]
Figure 4. Évolution des indices (100 en 1980) des prix
unitaires du lait à la production (en dinars constants 1989) et de la
poudre de lait importée (prix en US $) en Algérie.
Pour BEDRANI et al. [1997], un changement de
politique est intervenu dans les moyens d'approvisionner la population. Ils
estiment ainsi que « la politique des bas prix à la production
pour maintenir tout aussi bas les prix à la consommation a
été supplantée par une politique de hausse des prix
à la production locale pour essayer d'entraîner un accroissement
des rendements et des productions et, ainsi, diminuer la facture
alimentaire ; la subvention à la consommation n'étant plus
supportée par les producteurs mais par la rente
pétrolière ». Le soutien des prix à la
production prend ici la forme d'une prime incitatrice en sus du prix à
la production. Ainsi, le prix du lait de vache évolue plus favorablement
que le prix du kg d'aliment composé pour vache, jusqu'à 1994,
date à laquelle la trop forte dévaluation du dinar, devient
préjudiciable pour les éleveurs algériens (Figure 5).
Néanmoins, en dépit de ce retournement de
politique, en faveur d'un encouragement à la production laitière
locale, il apparaît que la hausse des prix à la production n'est
pas encore suffisante pour entraîner, même à moyen terme, la
hausse de la production (figure 6). Aussi d'autres contraintes continuent-elles
de s'opposer au développement d'une forte activité de production
laitière locale en Algérie, notamment l'insuffisance des
fourrages irrigués nécessaires à l'élevage laitier
intensif.
A la lueur de ces éléments, il est
légitime de se préoccuper de savoir si la politique de
vérité des prix en Algérie aboutira à une meilleure
utilisation des ressources en capital, notamment pour la production
laitière intensive. Il convient à ce niveau de préciser
qu'en 1996, seul le prix du lait importé continuait de faire l'objet
d'une
subvention à la consommation,
à la différence des céréales, mais avec une nette
dimension des niveaux de subvention par rapport à la fin des
années 80. Ceci s'est traduit par une chute des niveaux d'importation de
lait et surtout de consommation per capita de 119 à 95 kg/an
entre 1988 et 1996 [BEDRANI et al., 1997].
Source : BEDRANI et al. [1997].
Figure 5. Évolution des indices (100 en 1980) des
prix (dinars constants 1989) de l'aliment pour vache laitière et du lait
à la production en Algérie.
Source : BEDRANI et al. [1997]
Figure 6. Évolution des indices (100 en 1980) de
la production du lait de vache et du prix du lait perçu par les
éleveurs (dinars constants 1989) en Algérie.
En Tunisie, jusqu'à la fin des années 80, une
forte dépendance de l'agriculture à l'égard de
l'étranger était observée, et surtout pour les
denrées de première nécessité (huiles
végétales, sucres et produits laitiers représentaient
alors respectivement 29, 21 et 18 % des importations agricoles totales). Ceci
s'est répercuté par l'adoption par les pouvoirs publics d'un
certain nombre de mesures, basées sur cinq instruments de politique
économique, qui sont i) le développement
d'infrastructures agricoles, ii) la mobilisation des ressources
naturelles, iii) la formation des agriculteurs, iv) le contrôle
des prix des produits, des intrants aux prix à la consommation ; v)
la protection du marché intérieur vis-à-vis des
concurrents étrangers [CHEMINGUI et DESSUS, 1999]. Cette volte-face de
politique agricole est intervenue après trois décennies au cours
desquelles l'agriculture et l'élevage ont été
utilisés, selon BEN ROMDHANE [1991], comme un large réservoir
d'où a été extrait un surplus de capital destiné
à financer des activités extra - agricoles. Aussi, avec une
politique des prix nettement défavorable à la production agricole
locale, c'est tout juste si certains économistes ne parlent pas
d'extorsion de fonds à partir de l'agriculture tunisienne, extorsion
totalement assumée par la paysannerie tunisienne, et en partie à
ses détriments (Tableau 13).
Tableau 13. Prix à la production et coûts de
production de denrées agricoles de base en Tunisie en dinar par tonne
(année 1975).
Produits
|
Coûts de production
|
Prix des produits
|
Différence
|
|
|
|
|
Blé dur
|
75,0
|
66,0
|
9,0
|
Blé tendre
|
71,5
|
60,0
|
11,5
|
Orge
|
61,0
|
45,0
|
16,0
|
Viande ovine
|
750,0
|
617,0
|
133,0
|
Viande bovine
|
550,0
|
490,0
|
60,0
|
Huile d'olives
|
119,0
|
83,0
|
36,0
|
Lait frais
|
120,0
|
65,0
|
55,0
|
BEN ROMDHANE [1991]
Cependant, ce type de pratique de distorsion des prix
agricoles ne pouvait pas se maintenir indéfiniment, car elle a
entraîné une marginalisation importante du point de vue
économique des exploitations agricoles de type familial, mais n'a pas
pour autant eu pour conséquence leur disparition totale [GANA, 1991].
Aussi, dès le début des années 80, et en
particulier vers 1985, des réajustements de politique sont
opérés, au titre notamment de la garantie de la stabilité
sociale, après les émeutes dites de la faim [SETHOM, 1992]. En
rapport avec le secteur de l'élevage, ceci se concrétise par un
ambitieux projet de développer la production laitière locale,
à travers les prestations de l'Office de l'Elevage et des
Pâturages (OEP). Toutefois, au niveau des prix du lait à la
production aucun changement réel n'est à signaler [ABAAB ET
ELLOUMI, 1997]. Une augmentation conséquente de la production de lait
est cependant enregistrée entre 1980 et 1998, puisqu'elle passe de
245.000 à 670.000 tonnes, obtenue notamment par une intensification des
importations de vaches laitières. Ceci a permis de créer des
noyaux de bovins dans des étables spécialisées où
les performances de lactation sont proches de celles obtenues en pays
tempérés [DJEMALI et BERGER, 1992]. Néanmoins, ces auteurs
réaffirment que les niveaux de production des bovins restent
généralement bien en deçà en petits
élevages, hors des stations de recherche, et des grands troupeaux
étatiques. Malgré cette tendance, les importations
laitières sont allées en déclinant, et la Tunisie a
atteint aujourd'hui une situation d'autosuffisance en lait frais, grâce
à des importations de concentrés. Par ailleurs, le rôle
social assuré par les structures coopératives ont imprimé
à la production laitière avec des bovins importés une
image d'une innovation technique positive, recherchée même par les
éleveurs des régions les moins favorables [ABAAB, 1999].
|
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