II - 3 Politiques laitières dans les pays du
Maghreb
Les Etats du Maghreb appliquent tous depuis
l'indépendance une politique agricole à multiples
visées :
- sociales et économiques, en faisant de l'agriculture
un volet de croissance et de création d'emplois et de richesse ;
- politiques en s'assurant la fidélité des
populations paysannes qui pourraient être facteur d'instabilité
[WOLFE, 1975 ; LEVEAU, 1972] ;
- nutritionnelles en essayant de produire localement les
biens nécessaires à la satisfaction des besoins de la
population.
Certes, même si l'agriculture ne représente pas
plus de 20% de la Production Intérieure Brute (PIB) dans les trois pays,
il n'en demeure pas moins que les pouvoirs publics lui accordent une attention
particulière. En effet, en raison du poids des affaires du monde rural,
les problématiques de développement qui interpellent cette
région du monde sont fort complexes [SETHOM, 1991 ; EL KHYARI,
1985]. Les politiques agricoles qui se sont succédées dans les
trois pays, en plus de leurs très fortes corrélations aux choix
de politique générale adoptés par les dirigeants locaux
ont généralement fait une place belle à deux types de
denrées : les aliments de première nécessité,
tels les céréales et le lait et les produits agricoles
destinés à l'exportation, tels que les primeurs, les fruits et
légumes ou même le vin [EL KHYARI, 1985]. Si des succès
incontestables ont été réalisés, après que
de gros efforts financiers aient été consentis, il n'en demeure
pas moins que le bilan reste alarmant notamment pour les produits vivriers de
base [BENCHARIF et al., 1996 ; TALHA, 1994]. De plus, la
situation est loin d'être homogène pour les trois pays
considérés.
En effet, si en Algérie, les options de
développement retenues ont privilégié le secteur
industriel par rapport à l'agriculture, l'Etat a pris sur lui d'assurer,
via d'importants achats sur le marché international, l'approvisionnement
de la population locale [DUFUMIER, 1996]. Aujourd'hui encore, en dépit
de la crise financière aigüe l'Algérie demeure un des
principaux importateurs mondiaux de lait et de céréales [CHALMIN,
1999 ; BENCHARIF et al., 1996]. Ainsi, les niveaux d'importation
en lait dans ce pays ont été plus de 8 fois supérieurs
à ceux du Maroc, pour des populations humaines sensiblement
égales (Tableau 8).
Tableau 8. Niveau d'importation de produits laitiers dans les
pays du Maghreb.
Année
|
Algérie
|
Maroc
|
Tunisie
|
|
T eq. lait
|
kg/hab/an
|
T eq. lait
|
kg/hab/an
|
T eq. lait
|
kg/hab/an
|
|
|
|
|
|
|
|
1992
|
1 721 437
|
66,2
|
298 319
|
12,6
|
236 742
|
24,2
|
1994
|
1 880 468
|
72,3
|
311 327
|
12,9
|
142 976
|
15,0
|
1996
|
1 618 486
|
62,7
|
301 432
|
12,3
|
145 674
|
15,4
|
1998
|
1 786 790
|
65,5
|
209 262
|
9,4
|
72 089
|
7,5
|
2000
|
1 814 625
|
66,0
|
245 256
|
10,2
|
63 125
|
6,4
|
2002
|
1 765 482
|
65,1
|
250 145
|
10,4
|
71 452
|
7,0
|
D'après FAO [2003]
En dépit de toutes les ressources dont dispose ce pays,
peu d'efforts de promotion de la production agricole locale ont
été réalisés, comme cela aurait pu être
possible pour la production céréalière [BAGHDALI, 1990].
CHAULET [1991] s'interroge sur les limites de cette politique agricole des
pouvoirs publics algériens qui continuent à être peu
sensibles aux dimensions nutritionnelles et sociales de l'agriculture. Elle
énonce qu'en maintenant une telle approche, le monde rural risque de
devenir un véritable foyer d'agitation, que seules des mesures radicales
de réforme agraire pourraient apaiser.
Dans cet ordre d'idées, le secteur local
d'élevage laitier en Algérie a ainsi été quelque
peu délaissé par les politiques de développement
[BOURBOUZE et al., 1989]. Les performances des vaches laitières
sont modestes et MADANI et FAR [2002] dans une étude récente
consacrée à l'élevage bovin dans ce pays, énoncent
que « même dans des conditions d'offres fourragères
acceptables, il y a une dégradation du potentiel de production
laitière ». Ils citent des lactations standard de 305 j
évaluée à 2 579 kg pour des vaches de type
Montbéliarde. Et d'ajouter que ce genre de conclusions
« milite en faveur du changement des choix techniques et plus
particulièrement du type d'animaux et des systèmes
d'élevage implantés ». De toutes les manières,
avec les récents problèmes financiers que connaît le pays,
les pouvoirs publics ont été contraints de songer à
stimuler la production laitière [BEDRANI et al., 1997].
Néanmoins, les prévisions de la Fédération
Internationale Laitière (FIL) attestent que l'Algérie restera un
des principaux importateurs mondiaux de produits laitiers [GRIFFIN, 1997], car
dans ce pays une importante capacité industrielle de reconstitution du
lait entier à partir de poudre de lait importé a
été installée. Actuellement, l'Algérie
achète près du tiers des quantités mondiales de lait
commercialisé (31 %).
Au Maroc, la situation est bien plus contrastée, car ce
pays a retenu l'agriculture comme vecteur principal de développement
[SWEARINGEN, 1986], avec, dès l'Indépendance en 1956, une
tentative de rééquilibrer l'ancienne approche politique de la
puissance colonisatrice aux problèmes agricoles, vers une distribution
plus équitable des fruits de la croissance [EL KHYARI, 1985]. A la
différence de l'Algérie, dotée d'importants gisements
pétroliers et de gaz naturels, et qui en font sa principale pour ne pas
dire unique ressource d'exportation [AÏT AMARA, 1990], le Maroc a
tenté d'exploiter les avantages comparatifs que lui octroient son climat
et ses richesses hydrauliques pour développer son agriculture. Outre
l'installation de cultures de rente spécialisées pour
l'exportation, que certains auteurs critiquent, car ils y voient beaucoup plus
une agriculture dévoyée au service d'une clientèle
étrangère et qui n'a pas réellement profité
à l'ensemble de la paysannerie [PASCON, 1979 ; AKESBI, 1997],
d'importants plans de développement de cultures vivrières et de
productions animales ont été instaurés : plan
sucrier, plan laitier, plan moutonnier... Dans le domaine de la production
laitière, une nette amélioration de l'offre a été
réalisée, notamment à travers l'application de mesures de
protection des prix des intrants et d'appui technique aux éleveurs.
Néanmoins, le rythme d'augmentation de la production a quelque peu
fléchi ces dernières années, car d'importants cycles de
sécheresse ont sévi sur le pays [BARAKAT et HANDOUFE, 1998], et
les protections sur les prix des intrants utilisés en production
laitière ne sont plus aussi nettes [AKESBI, 1997]. Par ailleurs,
même en zones irriguées, il a été
démontré que la production laitière restait
inféodée aux variations climatiques [SRAÏRI et ILHAM, 2000],
ce qui montre que les éleveurs de ces régions où a
été mis en oeuvre un processus d'intensification de la conduite
du cheptel bovin (races importées, fourrages irrigués,...),
continuent néanmoins de considérer leur troupeau avant tout comme
un moyen de diversification de leurs activités. Il s'ensuit des
performances du cheptel laitier en zone irriguée insatisfaisantes par
rapport aux potentialités des bovins, avec des manques à gagner
considérables [SRAÏRI et BAQASSE, 2000].
En Tunisie, une évolution intermédiaire entre
celles du Maroc et de l'Algérie en matière de politique
laitière est à distinguer. En effet, jusque vers le milieu des
années 1980, ce pays était très fortement tributaire des
importations en lait pour l'approvisionnement de la population, mais depuis, un
ambitieux programme de production laitière locale a été
initié, faisant la part belle à une protection des prix du lait
et à l'encouragement de systèmes très adaptés aux
conditions locales : faibles productions fourragères et utilisation
de concentrés. De même, de vastes mesures de protection de la
filière laitière ont été adoptées, en
matière d'appui financier aux éleveurs (crédits à
l'investissement), en relation à l'élevage local de
génisses de type laitier, et aussi en liaison à la production
fourragère (prime aux multiplicateurs de semences, à
l'irrigation...) et aux bâtiments d'élevage [BRAHMIA et
al., 2003]. De nombreuses situations de production laitière
« hors-sol » se sont même instituées, dans les
ceintures urbaines et dans les régions oasiennes [SALEM et al.,
1998]. Il va sans dire que dans un tel contexte, l'Etat tunisien continue
à assurer l'importation de concentrés pour les éleveurs
à des prix intéressants. Les résultats de cette politique
font que la Tunisie est devenue totalement autosuffisante en lait (des
exportations sporadiques en produits laitiers ont même eu lieu vers la
Libye en 1997 et 1998), et que ces dernières années, les pouvoirs
publics ont commencé à cibler leur attention beaucoup plus vers
une amélioration de la qualité du lait que vers l'augmentation
des quantités produites [DJEMALI et KAYOULI, 2003].
À l'analyse de la dynamique des filières
laitières au Maghreb, il est évident que pour les trois pays, la
caractéristique commune dans le domaine de l'élevage laitier
intensif d'après Indépendance (des années 1960 à
aujourd'hui), reste ce que BOURBOUZE [2002] dénomme les
« temps longs » du développement. Selon cet auteur,
tous les changements qui ont été enregistrés ont
finalement nécessité bien plus de temps que ne l'ont
imaginé les experts qui les ont planifiés. Ce même
chercheur insiste finalement sur les conséquences de cette lenteur par
rapport à l'efficience des programmes qui les sous-tendent, et surtout
par rapport aux impératifs urgents des besoins de populations en
croissance démographique rapide.
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