PARTIE 2 : Genèse de projets non
discutés
La contestation aboutit bien souvent à la concertation.
Cette première partie va mettre en relief les carences de projets non
concertés concernant le projet Vale Inco dans l'extrême sud
calédonien. À partir de cela, nous montrerons les
conséquences de l'absence de concertation dans un projet de
développement durable. Toutefois, pour mieux comprendre le manque de
concertation, nous devons dans un premier temps étudier la
théorie délibérative de Jürgen Habermas
I. Concept de la concertation
Pour être efficace, la concertation doit se faire en
fonction de certaines règles. Habermas dans le cadre de sa
théorie délibérative n'a pas pensé
concrètement la concertation. Cependant, sa théorie donne des
pistes intéressantes pour penser les relations entre la sphère du
pouvoir et la société civile.
A. Les concepts de « système " et de «
société civile "
A la suite de Luhmann, Habermas constate l'émergence au
sein de nos sociétés complexes, de sous-systèmes
spécialisés qui tendent à fonctionner en vase clos de
manière « autoréférentielle ». Il s'agit
principalement du système économique et du système
administratif, qui obéissent chacun à un mode de
régulation spécifique. Les échanges économiques
s'organisent dans le système du marché, qui coordonne l'offre et
la demande par le médium de l'argent. L'organisation des
mécanismes publics de solidarité est confiée à
l'administration, qui coordonne ses actions par le médium du pouvoir
hiérarchique, assurant la transmission et l'exécution des ordres
du sommet vers la base. Ces systèmes délestent ceux qui s'y
engagent, de la préoccupation d'autrui et du bien commun, et leurs
imposent au contraire d'adopter une attitude stratégique,
orientée vers le succès de leurs entreprises. C'est le
système lui-même qui se charge de coordonner les actions
individuelles et de veiller à l'intérêt
général. Ainsi, dans le système administratif, les
gouvernés sont censés se préoccuper uniquement de faire
valoir leurs droits d'usagers des différents services publics, tout en
abandonnant à l'administration le soin d'organiser un juste accès
aux différentes prestations, ainsi que la répartition
équitable des charges et des allocations publiques. De même,
chaque auteur engagé dans le marché se préoccupe
uniquement de maximiser ses profits et de minimiser ses coûts, en
laissant à la « main invisible " le soin de réaliser
spontanément
l'allocation optimale des ressources. Chacun d'entre nous se
trouve engagé dans ces deux systèmes, soit comme consommateur ou
agent économique, soit comme usager des services publics ou
fonctionnaire. Les relations que nous entretenons avec autrui dans ces cadres
sont médiatisées par l'argent ou le pouvoir.
La société civile est un espace qui
échappe à la régulation des systèmes. C'est un
espace oüse forme l'opinion publique c'est-à-dire une
opinion formée en public, résultant d'un débat
public, au cours duquel les différentes thèses
et les arguments qui les soutiennent ont été publiquement
exposés et discutés, en sorte que le public a pu se forger son
opinion sur la question. A la différence du marché et de
l'administration, la société civile ne forme ni un
système, ni une institution, mais un réseau permettant de
communiquer des contenus et donc des prises de position et donc, des opinions.
Elle se compose d'associations, d'organisations et de mouvements qui
institutionnalisent les problèmes sociaux trouvés dans les
sphères de la vie privée, à travers des discussions qui se
proposent de résoudre les problèmes apparus concernant les sujets
d'intérêt général. C'est donc un espace largement
ouvert, illimité quant aux thèmes dont il peut se saisir, en
théorie accessible à tous puisqu'il opère grace au
médium du langage ordinaire. La société civile est le seul
espace à garantir l'égalité et la solidarité entre
tous les participants. Elle répond à l'exigence
d'équilibrer les trois ressources que sont le pouvoir (état),
l'argent (le marché) et la solidarité (société
civile). Son rôle consiste exclusivement à légitimer
l'exercice du pouvoir politique. L'opinion publique ne peut pas dominer, mais
doit se contenter d'orienter l'usage du pouvoir administratif dans un certain
sens. En développant le concept de société civile,
Habermas propose que, puisqu'il y a eu une mondialisation de l'économie
et un retrait des états-nations, il faut qu'il y ait une mondialisation
de l'espace public c'est-à-dire une construction de forme de
solidarité mondiale.
Pour être efficaces et efficients les espaces de
concertation doivent être contraints par des procédures strictes
et des lois.
B. Les postulats de la démocratie
délibérative
Pour garantir le niveau des débats publics, il est
nécessaire d'améliorer les méthodes et les conditions de
débats, de discussions et de persuasions. Le poids de la
procédure est très important. Les formes de participations sont
donc régies par des procédures strictes qui se
référent aux postulats de la démocratie
délibérative qu'Habermas emprunte à Joshua Cohen.
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Le premier postulat est que « les
délibérations s'effectuent sous formes argumentées et donc
par l'échange réglé d'informations et de raisons entre des
parties qui font des propositions et les soumettent à un examen critique
»8. Ce postulat montre qu'il est possible d'envisager la
décision politique non pas comme le résultat de
négociation entre intérêts particuliers mais comme le
résultat d'une discussion orientée vers le consensus,
c'est-à-dire que tous les participants sont convaincus que la solution
est juste socialement et valide moralement. La discussion est une situation de
communication dans laquelle les interlocuteurs cherchent à produire un
changement dans l'opinion de l'autre de façon rationnelle. On convainc
sur la base d'arguments valides. L'intérêt de l'échange
réside dans le fait que lorsqu'un individu entre en communication, il
accepte à priori de voir évoluer son point de vue et les
participants ne se limitent pas seulement à la seule défense de
leurs positions, ils doivent également réfuter les arguments des
propositions qu'ils désapprouvent.
Le deuxième postulat pose que « les
délibérations sont inclusives et publiques ». Les
termes « inclusives » et « publiques » sont cruciaux. Les
délibérations inclusives indiquent que nul ne peut être
exclu ; toutes les personnes susceptibles d'être concernées par
les décisions prises ont des chances d'y accéder et d'y
participer. L'enjeu est de dépasser les groupes
institutionnalisés. Le principe délibératif se focalise
sur les individus non organisés. Les délibérations
publiques poussent à la généralisation c'est-à-dire
au dépassement du particularisme et de l'égoïsme du point de
vue individuel. On peut observer que tout débat organisé dans un
espace public fait peser sur le discours des acteurs, des contraintes. En
effet, les discours doivent être compréhensibles par tous les
participants, ce qui présuppose qu'aucun discours ne doit être
trop spécialisé. Au contraire, les discours doivent monter en
généralité, sans tomber dans le sens commun ou une
vulgarisation trop poussée.
Le troisième postulat est que « les
délibérations sont exemptes de contraintes externes »,
ce qui veut dire qu'aucune pression extérieure n'agit sur les individus
participants au débat. Chaque individu se présente en son nom.
Les seules conditions auxquelles l'individu doit se soumettre sont les
conditions communicationnelles et les règles procédurales de
l'argumentation.
Enfin le quatrième postulat dit que « les
délibérations sont exemptes de toutes les contraintes
internes ». Ce postulat permet l'égalité des chances,
de paroles pour l'ensemble des individus participants au débat. «
Les participants sont fondamentalement égaux, dans la mesure
où la
8 Cohen, op.cit., p. 22.
répartition existante du pouvoir et des ressources
ne préfigure pas leurs chances à contribuer à la
délibération, ni ne joue aucun rôle autoritaire sur
celle-ci »9.
Les postulats de la démocratie
délibérative proposés par Habermas ont permis de mettre en
place des procédures sur le terrain afin de favoriser l'émergence
du consensus dans une situation idéale de parole. L'évolution des
formes de participations repose essentiellement sur les postulats
décrits précédemment.
C. Les différents niveaux de participation
Avec la multiplication des initiatives en matière de
développement durable, la question de la participation s'impose de plus
en plus aux porteurs de projets. Les formes d'association des publics sont
variées : depuis l'information, en passant par la consultation, la
concertation ou la codécision. Le terme général de «
participation » sera utilisé pour désigner l'une de ces
formes d'association du public et le terme de « concertation »
renverra, quant à lui, à un stade précis et
évolué de la participation où les publics sont
étroitement liés à l'élaboration du projet. La
participation peut s'appliquer indifféremment à chaque
étape du projet : élaboration, décision, mise en oeuvre et
gestion. Toutefois, il est préférable d'appliquer les formes de
participation bien en amont de la prise de décision.
1. L'information et la sensibilisation
Les acteurs publics informent la population du projet qui va
être réalisé sans attendre de retour de sa part.
L'information doit être complète, claire et compréhensible
par tous. Elle doit être sincère et objective vis-à-vis du
public informé. Donner une information, c'est donner du pouvoir, ainsi
informer quelqu'un c'est lui donner la possibilité d'agir. L'information
est portée à la connaissance de la population à travers
différents supports : bulletin d'information, brochure de
présentation du projet, site Internet, articles de presse,
réunions publiques, etc. La sensibilisation est une forme d'information
qui utilise « des arguments de bon sens, des données
chiffrées, des métaphores, mais qui joue aussi parfois sur la
fibre émotionnelle du public pour lui faire prendre conscience de
l'importance d'un phénomène ou d'une cause, et de sa
capacité propre à agir10 ». Si l'information
représente le niveau le plus faible de la participation, elle demeure
une composante indispensable dans les autres niveaux.
9 Ibid., p. 23.
10 Cf. définition du Guide du RARE, "Objectif
développement durable : comprendre, agir sur son territoire", 2005.
2.
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La consultation
C'est le processus par lequel les décideurs demandent
l'avis de tout ou partie des concitoyens d'un territoire afin de
connaître leurs opinions, leurs attentes et leurs besoins. Ce processus
est totalement unidirectionnel, le politique est totalement libre ou pas de
prendre en compte les remarques et contributions pour statuer sur la
décision finale. La consultation peut relever d'une obligation
légale (enquêtes publiques) ou être volontaire
(référendum municipal, questionnaire d'enquete).
3. La concertation
Ce niveau de participation se caractérise par
l'implication fondée sur le travail en commun des élus, des
techniciens et des habitants du territoire sur un projet public, selon une
procédure collective préalable à la décision. Cette
démarche vise à organiser la confrontation entre
différents point de vue afin de prendre une décision. La
concertation peut être engagée très en amont de la
décision, dès les études préalables. Cependant, la
concertation ne veut pas dire partage de la décision. Elle participe au
processus de décision en l'alimentant, mais l'espace de la concertation
n'est pas le lieu de la décision. La concertation dans
les démarches de développement durable se concrétise, tout
spécialement, à travers la réalisation d'un Agenda 21,
document opérationnel en faveur de la réalisation d'actions de
développement.
4. La codécision
Ce niveau est le plus élevé de la participation.
Il s'agit d'un véritable partage du pouvoir de décision sur les
principales options du projet en question, voire sur son opportunité.
Cependant ce principe est antagoniste avec celui de démocratie
représentative, puisque les élus sont censés partager
leurs pouvoirs décisionnels, or les élus sont toujours les seuls
à trancher sur la décision finale. C'est pourquoi ce niveau est
difficilement atteignable.
On remarque une prise de conscience des politiques concernant
l'ouverture croissante des débats aux populations concernées dans
les projets de développement durable. On reconnaît aux habitants
« un pouvoir d'expertise » pour des questions qui les concernent, au
même titre que les professionnels, les techniciens ou les scientifiques.
Cette prise de conscience prend forme dans de nombreux textes, tels que le
principe 10 de la convention de Rio en 1992 stipulant que « la
meilleure façon de traiter les questions d'environnement est d'assurer
la participation de tous les citoyens concernés, au niveau qui convient.
Au niveau national, chaque individu doit avoir dûment accès aux
informations environnementales que détiennent
les autorités publiques et avoir également
la possibilité de participer aux processus de décision. Les
États doivent faciliter et encourager la sensibilisation et la
participation du public en mettant les informations à la disposition de
celui-ci»11
Au vu des différents niveaux de participation, nous
nous intéresserons plus particulièrement à la
concertation. Elle correspond à la forme la plus aboutie existant en
France d'association des populations dans les projets de développement
durable, et c'est la forme employée dans le cas précis du projet
de développement durable en Nouvelle-Calédonie. L'objectif des
parties suivantes est de montrer que l'absence de concertation dégrade
bien souvent le projet.
II. Attribution du permis de recherche à Vale Inco
Nous allons montrer les conséquences de l'absence de
concertation entre les acteurs du projet, concernant l'attribution du permis de
recherche du site de Prony à Vale Inco. Toutefois afin de mieux
comprendre la situation nous allons poser le contexte et les relations entre
les acteurs précédent le conflit.
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