Chapitre III : Origines et Crises de
l'endettement
L'endettement n'est pas un phénomène nouveau.
Au cours du XIXème siècle, des capitaux quittent l'Europe
occidentale vers des pays comme les Etats-Unis, le Canada ou des empires
coloniaux. Les divergences entre les obligations de remboursement des pays
débiteurs et leurs possibilités d'y faire face ont aussi
marqué l'histoire du monde moderne. Une première vague de crise
de l'endettement international des pays en développement apparaît
dans les années 1820, une période durant laquelle, la plupart des
nations nouvellement indépendantes d'Amérique latine, se sont
largement endettées. Cet endettement avait pris surtout la forme
d'émission d'emprunts publics obligataires. Pendant la période de
retournement de la conjoncture, de nombreux défauts de paiement sont
apparus, aussi bien dans plusieurs Etats du Sud des Etats-Unis. Ces
défauts de paiement n'ont pourtant pas empêché l'apparition
de nouvelles périodes d'endettement extérieur des pays en
développement et de nouvelles crises financières comme celles des
années 1850, du début des années 1870, celle de la fin des
années 1880, marqué par la crise financière de
l'Argentine. En effet, à la suite de l'expansion économique des
années 1880, l'Argentine avait connu un afflux de capitaux
extérieurs et un accroissement de la charge de sa dette. Dès 1890
une crise de confiance apparaît et se traduit par la disparition
progressive des apports de capitaux extérieurs et engendre en
conséquence des répercussions sur l'ensemble du système
financier mondial, par l'intermédiaire de la faillite de certaines
grandes banques créancières. En cette même année la
charge de sa dette représentait 40% de ses recettes d'exportation et
dès 1891, le gouvernement argentin est en cessation de paiement et
répudie le service de sa dette. Mais comme le dit David Hume :
après les crises de dette, les crédits apparaissent encore
florissants. Les années 1910, ont été aussi
marquées par d'importants défauts de paiement dont les principaux
seront dus à l'effondrement de l'empire ottoman et à la
révolution mexicaine.
David Hume (économiste et moraliste écossais du
XVIIIe siècle) disait à ce propos que « la plupart des
êtres humains sont de telles dupes que même si une banqueroute
volontaire (...) assenait un coup violent au crédit, il ne faudrait
probablement pas longtemps pour voir le crédit renaître aussi
florissant qu'auparavant ».
En 1917, à l'arrivée des bolchevicks au pouvoir, le
nouveau gouvernement répudie une grande partie de la dette
extérieure de la Russie, une répudiation s'inspirant plus
à une orientation idéologique que de difficultés
économiques. Cette crise de la dette russe semble ne pas correspondre
à une crise financière typique des pays en
développement.
La crise des années 1930 :
La crise des années 30 est considérée
par les historiens comme la plus importante crise d'endettement de la
période contemporaine. Sa caractéristique principale, est que la
plupart des pays débiteur - tous les pays d'Amérique latine, la
plupart des pays d'Europe orientale, la Turquie et la Chine- ont
été simultanément en défaut de paiement.
Son origine réside dans la crise économique qui a
débuté aux Etats-Unis en 1929. La crise de 1929 a en effet
provoqué en premier lieu une chute des recettes d'exportation des pays
endettés, en raison de la récession dans les pays
industrialisés, de la montée du protectionnisme et de
l'effondrement des prix des matières premières. La crise a aussi
provoqué une hausse des taux d'intérêts réels. La
grande différence de la crise des années 30 et les suivantes,
c'est que les porteurs d'obligations disposaient de peu de moyens de pression
sur leurs débiteurs. En général les détenteurs
d'obligation étaient nombreux et dispersés et avaient à
négocier avec le débiteur défaillant par
l'intermédiaire de comité indépendant (la British
Corporation of Foreign Bondholders en Grande Bretagne, le Foreign Bondholders
Protective Concil aux Etats-Unis).
La crise économique de 1929 durera plusieurs
années, le chômage et la chute de la production atteindront des
niveaux catastrophiques et dans de nombreux pays, la situation politique
devient instable, aboutissant en fin de compte à la seconde guerre
mondiale. A la sortie de cette guerre, les mouvements internationaux de
capitaux sont devenus extrêmement rares et la plus grande
opération d'endettement d'envergure fut le plan Marshall pour la
reconstruction d'après guerre en Europe occidentale.
Avec la fin de la guerre et les mouvements d'indépendance
des colonies qui ont suivis, l'endettement va concerner des pays autrefois
absents en tant que pays souverain dans les mouvements de capitaux, il s'agit
des pays en développement, qui empruntèrent massivement pour
combler leur retard de développement.
I. Aux sources de la dette actuelle des pays en
développement
La genèse de la dette actuelle est beaucoup plus
liée à la définition donnée au
phénomène du sous-développement à la fin des
années 1950.
Ces explications considéraient de manière presque
unanime que la pauvreté des pays du
Tiers Monde avait deux causes essentielles : le manque de moyens
financiers et de technologies. On retrouve là aussi l'explication
donnée notamment par R. Nurske avec sa théorie des « cercles
vicieux » du sous-développement. En effet, selon cette conception
les pays du Tiers Monde ne manquent ni de main-d'oeuvre, ni de matières
premières et pour pouvoir accroître la productivité de la
première et mieux valoriser les secondes, on considérait alors
qu'il fallait de l'argent et des machines.
En 1961, l'ONU vota une résolution intitulée
Première décennie du développement, fixant un certain
nombre d'objectifs en termes de croissance : 5 % pour les pays du Tiers Monde.
Les pays développés devaient sous forme d'aides et
de prêts, transférer 1 % de leur PIB vers les pays du Tiers Monde
(dans la même période, les Etats-Unis transférèrent
4,5 % de leur PIB pendant le Plan Marshall). La dette des pays du Tiers Monde
qui représentait alors 7,6 milliards de dollars US en 1960 monte en
1970 à 66 milliards de dollars US. Cette somme représentait alors
14 % de leur PNB en moyenne et un peu plus de 100 % de leurs exportations
annuelles. Cet endettement était jugé raisonnable car le service
de la dette représentait environ 15 % des leurs exportations.
Pour ce qui concerne les objectifs de croissance, les
résultats ont été inégaux. Les 5 % sont atteints,
mais la croissance est déséquilibrée. C'est avant tout
l'industrie et les mines qui en ont profité, alors que l'agriculture
principalement vivrière diminue.
Les exportations des pays industriels d'alors vers ceux en
développement doublent.
Jugés satisfaisants, ces résultats entraînent
dans la foulée de la première décennie du
développement, une deuxième décennie couvrant la
période allant de 1970 à 1980. Ayant pour principal cible
l'indicateur PNB, la plupart des gouvernements des pays industrialisés
comme ceux des pays en développement, maintiennent une stratégie
identique en misant à nouveau sur des objectifs de croissance : 8 % pour
l'industrie et 4 % pour l'agriculture.
A la fin de la deuxième décennie, la dette atteint
650 milliards de dollars US, mais de bons taux de croissance dans plusieurs
pays maintiennent l'impression que la voie adoptée était la
bonne. De plus, la dette, inflation aidant, ne représentait encore que
20 % du PNB. Mais, pour les plus endettés, la dette représentait
alors environ 160 % de leurs exportations annuelles.
La deuxième décennie a été
marquée par une rupture importante avec le choc pétrolier de
1973. Alors que les pays industrialisés connaissent une récession
à partir de 1974, seuls les pays en développement semblent
susceptibles de faire un bon usage des
"Pétrodollars", placés dans le système
financier international. Malgré le choc pétrolier, l'endettement
dans pays en développement continuait à croître. De plus,
ces pays semblent d'autant plus solvables que le monde entier est sous le choc
des prévisions alarmistes données par le Club de Rome en 1972
concernant les pénuries prévisibles pour la plupart des
matières premières minérales. Or, le Tiers Monde est avant
tout fournisseur de matières premières.
Vient alors la troisième décennie du
développement, devant couvrir la période 1980-90. Les rapports
entre les pays riches et les plus pauvres se sont tendus. Ces derniers,
réunis pour partie dans « le groupe de 77 », plaident pour une
plus grande ouverture des marchés mondiaux à leurs produits. Une
convention est signée début 1981 (Convention de Lomé I).
La crise économique rencontrée à partir de
1974 dans les pays industrialisés, n'a pas tardé à se
faire sentir dans les pays en développement, essentiellement
exportateurs des matières premières.
Origines de la crise de l'endettement
Après plusieurs années consécutives de
hausse, le cours des matières premières (hors énergie)
s'inscrit à la baisse dès la fin des années 1970. Les pays
en développement ont été brutalement confrontés
à une dégradation de leurs recettes d'exportation mais aussi
à un tarissement des sources extérieures de financement à
la fin des années 1970.
1- Le retournement à la baisse des prix des
matières premières :
La baisse des prix des matières premières
intervenue la première, puis du cours des produits pétroliers,
vont se traduire par une détérioration des recettes d'exportation
de la plupart des pays en développement. Mais c'est surtout la
récession consécutive au deuxième choc pétrolier
dans les pays industrialisés qui va être capital en tant que
précurseur des difficultés financières des pays en
développement. Dans ces pays fortement demandeurs de matière
première, la croissance ralenti, ce qui a eu pour conséquence une
baisse de la demande de matière première, qui par le simple du
mécanisme du marché, les prix de cette dernière chute.
Ainsi dans la seule année 1980, le cours du cuivre
(essentiel pour la Bolivie et le Chili) chute de 27 %, celui de l'étain
de 24 %. L'indice des prix à l'exportation des produits primaires
(combustibles exclus) établi par la CNUCED baisse de près de 30 %
entre 1980 et 82.
Les prix de nombreux produits primaires vont tomber, au cours des
années 1980, au niveau le plus bas depuis la seconde guerre mondiale. En
revanche, les prix des produits des pays industriels ayant augmenté de
17 % tandis que ceux des produits de base après avoir augmenté de
12 % par an entre 1970 et 1980, chutaient de 26 % en moyenne, il en a
résulté une détérioration des termes de
l'échange et ainsi qu'une diminution de la capacité d'importation
des pays en développement.
Les pays ont en partie compensé la dégradation de
leurs termes de l'échange par un recours accru à l'emprunt.
2- Un contexte financier plus défavorable aux
pays en développement :
Le coût de l'endettement a aussi brusquement
monté à la suite d'un retournement de la politique
monétaire des Etats-Unis.
En effet, sous l'influence de Paul VOLCKER, président du
Federal Reserve, influencé lui-même par les principes de la
théorie monétariste, la politique monétaire
américaine devient plus restrictive à partir de 1979. Le taux du
marché monétaire passe de 7,93 % en 1978 à 18,38 % en
1981. Les taux d'intérêt réels pendant les années
1980 sont près de six fois supérieures à ceux de la
période 1974-79.
Tableau n° 7 : Evolution du taux
d'intérêt nord américain durant la période de
l'endettement massif.
Année
|
Taux nominal
|
Taux réel (inflation déduite)
|
1970
|
7,9 %
|
2,0 %
|
1975
|
7 ,9 %
|
- 1,3 %
|
1979
|
12,7 %
|
1,4 %
|
1980
|
15,3 %
|
1,8 %
|
1981
|
18,9 %
|
8,6 %
|
Source : données publiées par le CADTM
(Comité d'Annulation de la Dette du Tiers Monde) en 2005.
De plus, les capitaux affluent aux Etats-Unis, provoquant ainsi
une hausse du dollar qui augmente le coût des emprunts libellés en
dollars. Comme dans les années 1975-80, de nombreux pays ont
cherché à mener une politique de relance économique,
l'endettement était le moyen de compenser l'évolution
défavorable du cours des matières premières, pour financer
les dépenses publiques. Mais les effets de la relance se heurtent
à la récession mondiale et à la montée du
protectionnisme des pays industriels freinant les exportations des pays en
développement. La dette ayant été alourdie par la hausse
des taux d'intérêts et de l'appréciation du dollar, les
pays en développement vont chercher à emprunter pour faire face
à une charge de remboursement croissante. La crise des payements se
profile à l'horizon et les banques deviennent de plus en plus
réticentes à prêter. Ce revirement des banques s'est
accentué par la disparition de leur surliquidité.
La conjonction de cet ensemble de facteurs va provoquer une
contraction des crédits accordés aux pays en
développement. Les crises de paiements se précipitent, elle
éclate en premier pendant l'été 1982 au Mexique : la
crise mexicaine.
En effet, en 1982, le Mexique dont la dette représentait
85 milliards de dollars US annonce qu'il est dans l'incapacité de faire
face à ses échéances. Le service de sa dette
représente, en effet, plus de 100 % de ses recettes d'exportation, les
intérêts à eux seuls représentent plus de la
moitié de ses exportations. Le Mexique décrète un
moratoire sur le service de sa dette. Cette crise mexicaine
révèle la fragilité des pays en développement.
Le Mexique sera suivi par d'autres pays. Certains brandiront
l'arrêt des remboursements comme une menace, d'autres fixeront des
limites à leurs remboursements, calculées par rapport à
leurs recettes d'exportation .
Un certain nombre de solutions de réaménagement ont
été mises en place pour éviter la faillite du
système bancaire, mais la dette ne baisse pas. En 1985, elle
dépasse les
1000 milliards de dollars, pour approcher les 2100 milliards
à la fin de l'année 2000.
La seconde crise mexicaine de janvier 1995 et ainsi que les
crises plus récentes des pays asiatiques (1997), du Brésil (1999)
et de l'Argentine (2001) sont beaucoup liées à la
volatilité des capitaux. Elles résultent pour l'essentiel de la
libre circulation des capitaux dont le FMI en fut le grand défenseur en
adoptant des mesures en vue de l'instauration de la convertibilité du
compte de capital².
En 1985, le Pérou annonce qu'il ne consacrerait que 10 %
de ses recettes à l'exportation au service de la dette.
² « Le mythe du laisser-faire
financier », Jagdish BHAGWATI, article paru dans la revue
Foreign Affairs de mai-juin 1998.
Ces crises ont rappelé la problématique de la dette
aussi pour cette catégorie de pays à revenus
intermédiaires, même si ses caractéristiques
diffèrent de celles que rencontrent les pays pauvres, notamment pour ce
qui concerne la maturité des crédits dont les emprunts de court
terme étaient fortement prédominants.
En effet durant la décennie 1990, le contexte change. Les
autorités monétaires américaines reviennent à une
politique monétaire plus stricte, les dollars deviennent plus rares et,
fort logiquement, les taux d'intérêt s'élèvent.
Autre changement, l'inflation, très élevée à la fin
des
années 1970, ralentit fortement et les crédits
deviennent de fait de plus en plus coûteux en termes réels pour
les débiteurs (Tableau n°4). Pire, la
désinflation étant en partie obtenue par la baisse des cours des
matières premières, les recettes à l'exportation des pays
du Tiers Monde s'en ressentent. Elles baissent alors que leur dette, elle,
s'alourdit. Ils deviennent de moins en moins solvables. A l'évidence,
ces retournements de conjoncture n'expliquent pas à eux seuls le
problème de la dette, l'usage fait de celle-ci explique en partie.
3- Une utilisation inefficace des ressources de la
dette :
L'endettement pour financer l'investissement et la
croissance n'est pas économiquement condamnable par principe : en
théorie la croissance qui en résulte peut permettre d'obtenir les
devises nécessaires au remboursement des sommes empruntées.
L'exemple le plus pertinent en la matière est le plan Marshall et la
reconstruction japonaise de l'après guerre.
En règle générale, tout dépend de la
productivité du financement extérieur. Il est nécessaire
que la dette serve à l'investissement productif. Parfois, même
lorsque l'endettement externe a été utilisé dans un but
productif, les erreurs d'appréciation sur la finalité et la
rentabilité de grands projets structurants ont été
nombreuses dans les pays en développement. Certaines installations
énergétiques, sidérurgiques, aéroportuaires etc. se
sont traduites par une surcapacité par rapport à la demande
réelle ou potentielle, et finalement par un gaspillage des ressources,
comme ce fut le cas de la politique d'industrie lourde en Algérie
après l'indépendance.
Les coûts financiers et les délais de mise en
fonctionnement ont été la plupart du temps sous-estimés.
Ainsi, une fraction considérable des emprunts extérieurs a
été gaspillée dans des projets inadaptés et n'a pu
servir à renforcer à long terme les capacités de
production, ou de mobilisation des devises nécessaires au remboursement
des dettes contractées. Les aléas atmosphériques, les
guerres civiles interminables, les politiques économiques faibles et la
mauvaise gestion des affaires publiques sont autant de facteurs qui ont
également joué un rôle dans l'explosion de
l'endettement.
En somme, les événements mondiaux des
années 1970 et 1980, en particulier les chocs pétroliers, les
taux d'intérêt élevés et les récessions dans
les pays industrialisés, et la faiblesse des prix des produits de base
ont fortement contribué à l'endettement des pays pauvres avant de
les précipiter dans une profonde crise de la dette et dont le traitement
continu d'animer les relations économiques internationales dans leur
ensemble.
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