Notion et régulation de l'abus de puissance économique( Télécharger le fichier original )par Azeddine LAMNINI Université Sidi Mohammed Ben Abdellah Fès - DESA 2008 |
§2 - LE CONCOURS DU JUGE ET DES AUTORITES DU MARCHE210. Le juge à côté du régulateur dans la lutte contre les abus de puissance économique. Comme on l'a déjà indiqué, la lutte contre les abus de puissance économique fait intervenir au moins deux disciplines, le droit et l'économie. Les barrières entre ces deux mondes commencent à devenir artificielles. Ces deux mondes doivent communiquer, ils doivent se comprendre et les deux organes, le juge et le régulateur doivent aussi se communiquer et se comprendre. Cependant, il est vrai qu'une suprématie caractérise le rôle du juge par rapport au régulateur dans la mesure où, le premier contrôle le deuxième. Mais, pour lutter efficacement contre les abus de puissance économique, un rapport, mettant les deux organes l'un à côté de l'autre doit exister. Ce rapport illustre un partenariat imposé par la complémentarité de leurs missions. Ainsi, pour parvenir à un accomplissement efficient de cette dernière, ils doivent entretenir un rapport de coopération, de coordination et de complémentarité522(*). Cependant, dans la lutte contre les abus de puissance économique, la complémentarité joue dans les deux sens, le juge peut être complémentaire du régulateur (A), de même, le régulateur peut complémenter la fonction du juge dans la lutte contre le dysfonctionnement des marchés concurrentiels (B). A- L'intervention du juge en complémentarité du régulateur 211. Les raisons de l'intervention du juge en complémentarité du régulateur. Il n'est pas contestable que lorsque les régulateurs règlent des litiges ou sanctionnent ceux qui abusent de leurs pouvoirs économiques et ainsi, violent les règles encadrant l'activité dans certains secteurs économiques, ils empiètent sur la sphère de compétence du juge même. En effet, il est de moins en moins discuté de l'opportunité de leurs interventions dans ce domaine. On ne peut, toutefois, reléguer le juge à un rôle complémentaire à celui du régulateur et de manière générale, c'est plutôt de coopération qu'il convient de parler. Cela étant, lorsqu'un litige est tranché par un régulateur, on va voir comment le juge peut être appelé à intervenir de manière complémentaire pour prendre les mesures qu'un régulateur n'a pas le pouvoir d'ordonner. La saisine du juge étant par ailleurs parfois à l'initiative du régulateur lui-même, ce qui favorise ainsi cette action complémentaire du juge et du régulateur. Elle touche, comme on va le voir, aussi bien le juge administratif que le juge judiciaire et aussi bien le juge civil que le juge pénal ; et encore, tant le juge du fond que le juge du référé. Cette complémentarité est donc totale. 212. Le recours au juge du droit commun pour la réparation d'un dommage. Ainsi, l'intervention du juge en complément de celle du régulateur tient d'abord à des limites affectant les pouvoirs des régulateurs. Les régulateurs ne se voient jamais par exemple accorder le droit de condamner à la réparation du dommage subi par les acteurs du marché. Seul le juge de droit commun, le juge administratif ou le juge civil, selon l'auteur ou la nature du dommage, ont le pouvoir d'évaluer les indemnités qui doivent être accordées aux opérateurs victimes d'abus de puissance économique et de condamner l'auteur de telles violations à réparer le préjudice subi par les victimes. 213. Le recours au juge pénal pour conforter les décisions du régulateur. L'efficacité de l'action du régulateur dans la lutte contre les abus de puissance économique exige l'effectivité de la sanction. Cependant, l'intervention du régulateur se situe à une phase, en principe antérieure à celle de la justice et en constitue, en certain sens, un préalable, mais souvent obligatoire. Les décisions, prises par ce dernier, obligent les opérateurs et les exposent parfois à des sanctions. Leur violation déclenche la réaction pénale notamment par l'intervention de la juridiction répressive523(*). Ainsi, la coopération du juge à l'exercice des pouvoirs quasi-juridictionnels des régulateurs est également souvent nécessaire afin d'assurer une bonne exécution des décisions du régulateur. En effet, les décisions de ce dernier sont, la plupart du temps, des décisions administratives qui, n'ayant donc pas de caractère de décisions juridictionnelles, ne bénéficient pas de l'ensemble des dispositions coercitives permettant l'exécution des décisions de justice, même si, ce sont des décisions, par nature, exécutoires comme toute décision administrative. En outre, les régulateurs sectoriels, eux, ne bénéficient qu'exceptionnellement du pouvoir de prononcer des injonctions ou de prononcer des astreintes524(*). Dès lors, le recours au juge pénal peut s'avérer utile en cas de non-respect d'une décision quasi-juridictionnelle d'un régulateur afin que les mesures coercitives nécessaires à l'exécution de la décision puissent être prises. Dans certains cas, ce recours au juge pénal pour conforter les décisions prises par les régulateurs est expressément visé par les textes adoptés en matière de régulation économique525(*). Ainsi, ce recours au juge en complément du régulateur, à l'initiative de ce dernier, se retrouve dans les textes, et à d'autres fins que de prononcer des mesures coercitives nécessaires au respect des décisions du régulateur. En effet, les lois qui organisent la régulation économique sectorielle contiennent la plupart du temps des dispositions spécifiques permettant aux régulateurs sectoriels de saisir le juge ou d'autres régulateurs, comme le Conseil de la concurrence526(*). Ainsi, on trouve très souvent une disposition légale prévoyant que le régulateur sectoriel peut dénoncer au parquet les faits qualifiables d'infractions pénales. 214. La communication de documents. Pour optimiser le temps et le double emploi, la loi prévoit des procédures de communication des documents entre le juge et le régulateur. Ainsi, au Maroc, le conseil de la concurrence qui est dépourvu de tout aspect judiciaire, peut demander aux juridictions la communication des procès verbaux, des rapports d'enquête ou de tout document ayant un lien direct avec les faits dont il est saisi. Aussi, il peut, lorsque les faits lui paraissent de nature à justifier l'application de l'article 67 de la loi 06-99527(*), recommander au Premier ministre de saisir le procureur du Roi près le tribunal de première instance compétent aux fins de poursuites. 215. Les visites et perquisitions. Par ailleurs, pour procéder aux visites en tous lieux ainsi qu'à la saisie de documents, les enquêteurs, appartenant au régulateur, doivent solliciter une autorisation motivée au procureur du Roi dans le ressort duquel sont situés les lieux à visiter. La visite et la saisie s'effectuent sous l'autorité et le contrôle du procureur du Roi qui les a autorisées. Il désigne un ou plusieurs officiers de police judiciaire, et au besoin une femme fonctionnaire de la police judiciaire lors des visites des locaux à usage d'habitation, chargés d'assister à ces opérations. Après avoir présenté quelques aspects de l'intervention du juge en complémentarité du régulateur, nous allons essayer de voir dans quelle mesure le régulateur peut complémenter l'action du juge. B- L'intervention du régulateur en complémentarité du juge 216. Les raisons de l'intervention du régulateur en complémentarité du juge. Le régulateur peut intervenir pour la complémentarité de l'action du juge pour des raisons qui tiennent à la complexité technique d'une affaire pendante devant ce dernier, soit du manque des données économiques nécessaires à l'appréciation d'une pratique anticoncurrentielle. Aussi, afin apprécier l'existence d'un abus de puissance économique, notamment à l'égard du marché, qui permet de qualifier la faute au regard du droit de la responsabilité, le juge peut soit s'appuyer sur la constatation faite par le régulateur de cette violation, soit opérer ce constat lui-même. 217. Le régulateur expert au service du juge. Dans son action de régulation, le juge peut tout d'abord s'appuyer sur les multiples lignes directrices, avis, discours et autres documents élaborés par les régulateurs que les avocats ne manquent pas de produire comme tout élément de doctrine éclairant le juge. Par ailleurs, pour établir la faute, les juridictions civiles peuvent décider en application de l'article 38 de la loi 06-99 de demander l'avis du conseil de la concurrence sur l'application des articles 6, 7 et 8-1, de la même loi aux litiges dont elles ont été saisies528(*). Ainsi, et conformément à l'article 15, alinéa 4, le Conseil de la concurrence est consulté par les juridictions compétentes sur les pratiques anticoncurrentielles relevées dans les affaires dont elles sont saisies. L'article 38 confirme cette possibilité en y ajoutant que le Conseil ne peut donner son avis qu'après une procédure contradictoire. Toutefois, s'il dispose d'informations déjà recueillies au cours d'une procédure antérieure, il peut émettre son avis sans avoir à mettre en oeuvre la procédure prévue à la même section. Cependant, le souci de tendre vers une régulation aussi raisonnable que possible incite à créer des conditions qui réservent l'intervention du régulateur aux situations dans lesquelles des éléments extrajudiciaires militent pour l'intervention d'autres organes plus opérationnels et plus qualifiés. Les éléments visés ne doivent pas venir perturber la bonne administration de la justice, la bonne application de la loi529(*). De surcroît, la faculté pour le juge de solliciter l'avis du régulateur ou de saisir un expert technique facilite la compréhension par le juge des questions techniques soulevées par les affaires de régulation économique530(*). De même, les procédures d'avis entre les régulateurs sectoriels et le Conseil de la concurrence, considéré comme une véritable juridiction en France, sont monnaie courante. Ainsi, lorsque le Conseil français de la concurrence est saisi d'affaires concernant le secteur de l'audiovisuel ou le secteur des télécommunications, ou encore le secteur de l'électricité, il doit saisir pour avis les régulateurs sectoriels de ces secteurs. De manière générale, le juge peut, même sans texte spécifique, solliciter la coopération du régulateur en lui demandant d'intervenir en qualité d'amicus curiae531(*), conformément aux dispositions du code de la procédure civile et comme le prévoit expressément le nouveau Code de procédure civile français532(*). 218. Insuffisances de des procédures de coopération entre juge et régulateur. Pour permettre au juge d'exercer pleinement ces nouvelles fonctions de lutte contre les abus de puissance économique à l'égard du marché, les procédures de coopération avec les régulateurs sont néanmoins insuffisantes. Il y a certainement lieu d'ouvrir une réflexion sur l'organisation judiciaire et les moyens qui doivent être mis en oeuvre pour favoriser le plein exercice de ces nouvelles fonctions. Relèvent de ce débat, la mise en place de chambres spécialisées, la formation des juges en matière économique ou le recrutement de juges ayant une formation d'économistes, et l'allocation des moyens permettant le traitement des dossiers de régulation économique qui supposent en particulier un temps important à pouvoir consacrer à l'examen de chaque dossier. Il serait également utile de s'interroger sur l'octroi de pouvoirs aux juges pour régler de tels litiges à l'instar de ceux accordés aux régulateurs. 219. Insuffisance du rôle joué par le dire juridique dans la lutte contre les abus de puissance économique. A travers la présentation du rôle joué par le juge dans l'appréhension des phénomène d'abus dans l'exercice du pouvoir économique, nous pouvons déduire que le juge marocain n'a pas pu revisiter et revivifier les instruments classiques du droit commun contrairement à son homologue français qui a eu l'audace de rénover dans l'application et l'interprétation des textes classiques avec autant de réalisme. Pareillement, l'adaptation de la fonction judiciaire aux réalités économiques n'a pas encore aboutie aux objectifs voulus, à savoir la lutte efficace contre les abus de puissance économique. En effet, on estime que l'intervention législatif est devenue un impératif à la fois moral et économique à l'instar du droit français et à fortiori le notre. Ainsi, nous procédons à une analyse des instruments modernes instaurés par les législations comparées et prévues par notre législateur. Cette analyse va nous permettre d'apprécier dans quelle mesure « le faire juridique » pourra remédier aux carences, déjà démontrées, de notre dire juridique. * 522 « Il existe un dialogue assez exceptionnel dans le domaine de la régulation entre les autorités de régulation et leurs juges et entre ces juges eux-mêmes. Dans notre propos, c'est le dialogue régulateur juge qui nous intéresse. Ce dialogue a une particularité, qui est d'avoir pour objet central la confrontation entre l'économie et le droit : la souplesse de l'économie, qui ne se laisse pas enfermer dans des règles de droit, rend difficile la conciliation entre les deux. Telle est bien la spécificité du droit économique, dont le droit de la régulation est devenu une branche à part entière ». J.-J. Israel, « La complémentarité face à la diversité des juges et des régulateurs », loc. cit. * 523 M. D. A. Machichi, Droit commercial fondamental au Maroc, op. cit., p .214 ; « L'agencement préventif de l'action administrative et de la fonction judiciaire signifie que le législateur s'efforce de retarder au maximum la solution juridictionnelle dont les séquelles psychologiques et matérielles sur l'activité économique risquent de perturber cette dernière de manière inopportune et d'hypothéquer pour l'avenir les relations pour tous les intervenants ». Ibid, p. 215. * 524 Même en France, il a fallu une disposition législative expresse pour que le Conseil de la concurrence dispose du pouvoir de prononcer des injonctions (article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986). Dans le même sens, au Maroc, la loi n° 51-00 à confié à l'Agence nationale de la Réglementation des Télécommunication, toutes les compétences du Conseil de la concurrence dans le secteur de la télécommunication. * 525 Ainsi, dans son rapport sur les autorités administratives indépendantes, en France, le Conseil d'État souligne que « Le président du C.S.A. peut demander au Conseil d'État de statuer en référé par voie d'ordonnance pour prononcer des injonctions, des mesures conservatoires ou des astreintes nécessitées par l'urgence. De même, le président de la C.O.B. peut demander au président du Tribunal de grande instance de Paris de statuer en la forme de référé en cas de pratique de nature à porter atteinte aux droits des épargnants en vue de la mise en oeuvre d'une procédure de maintien des cours et du respect de la procédure des offres publiques d'achat ». * 526 Le pouvoir de saisine des juges relève généralement du seul président de l'autorité de régulation lorsque l'organe de régulation est une autorité collégiale ; Dans le même sens et conformément aux dispositions de l'article 70 de la loi 06-99, le premier ministre exerçant son pouvoir de régulation peut saisir le procureur du Roi près du tribunal de première instance compétent, aux fins de poursuites sens, en cas de non respect des mesures conservatoires ordonnées par le premier ministre et en cas de non respect des engagements prises en matière de concentration économique. * 527 L'article 67 de la loi 06-99 dispose « Sera punie d'un emprisonnement de deux (2) mois à un (1) an et d'une amende de 10.000 à 500.000 dirhams ou de l'une de ces deux peines seulement toute personne physique qui, frauduleusement ou en connaissance de cause, aura pris une part personnelle dans la conception, l'organisation, la mise en oeuvre ou le contrôle de pratiques visées aux articles 6 et 7 ci-dessus ». * 528 N. Toujgani, Guide pratique du droit de la concurrence, op. cit., p. 105 et s.. * 529 M. D. A. Machichi, Droit commercial fondamental au Maroc, op. cit., p. 213. * 530 Ainsi, en France, cette faculté est donnée au juge de solliciter de lui-même l'avis du régulateur. Cette coopération est d'autant facilitée que les dispositions introduites dans les lois de régulation économique prévoient ce type de saisine pour avis. Ainsi, par exemple, l'article L. 462-3 du Code français de commerce prévoit que le juge de droit commun peut consulter le Conseil de la concurrence sur certaines pratiques anticoncurrentielles. Le Conseil d'État a par exemple lui-même sollicité le Conseil de la concurrence pour la première fois par une décision de section du 26 mars 1999. * 531 « L'expression"amicus curiae", désigne la personnalité que la juridiction civile peut entendre sans formalités dans le but de rechercher des éléments propres à faciliter son information. Par exemple pour connaître les termes d'un usage local ou d'une règle professionnelle non écrite. L' " amicus curiae " n'est, ni un témoin, ni un expert et il n'est pas soumis aux règles sur la récusation ». Y. Laurin, « La consultation par la Cour de cassation de "personnes qualifiées" et la notion d'"amicus curiae" », JCP éd. G, n° 38, 19 septembre 2001, p. 1709. * 532 Ainsi, par exemple, le Tribunal de commerce de Paris a pris l'habitude, dans les affaires de télécommunications, de saisir l'A.R.T. en qualité d'amicus curiae, à chaque fois que l'avis du régulateur sectoriel lui apparaît utile pour trancher un litige en matière de télécommunications. |
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