La pluralité comme condition de l'action et du pouvoir politique chez Hannah Arendt( Télécharger le fichier original )par André-Joël MAKWA Université Pontificale Grégirienne/ Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius-Kinshasa - Graduat en Philosophie 2006 |
I. 2. 2. 4. Instrumentalité et Homo faberLes outils de l'homo faber déterminent la fabrication. Hannah Arendt évoque encore des catégories de fin et de moyens. Les moyens servent à atteindre la fin. Celle-ci justifie les moyens, les produit et les organise. Dans le processus de l'oeuvre, rien ne peut se faire sans que l'on ne vise la fin : « Au cours du processus d'oeuvre, tout se juge en termes de convenance et d'utilité uniquement par rapport à la fin désirée. »41(*) Le produit est la fin pour les moyens utilisés et à partir desquels il a été fait. Mais il ne peut devenir une fin en soi tant qu'il est objet à utiliser. Avec le concept d'utilité, Hannah Arendt tente de montrer qu'un objet qui a été une fin devient moyen au cours de son usage : « La chaise, qui est la fin de l'ouvrage de menuiserie, ne peut prouver son utilité qu'en devenant un moyen. »42(*) La perplexité intrinsèque à l'utilitarisme peut se comprendre, de façon théorique, comme une incapacité congénitale de comprendre la distinction entre l'utilité et le sens; distinction exprimée linguistiquement en distinguant « afin de » et « en raison de »43(*). L'homo faber établit ses jugements « en raison » de l'utile et fait tout en termes d' « afin de ». Ce qu'il faut retenir, c'est que Hannah Arendt essaie d'expliquer ainsi le critère de l'oeuvre qu'est l'utilitarisme44(*). Le problème de l'utilitarisme est ainsi mis à nu. L'homo faber ne pense qu'en termes de fin et de moyen; d'où son incapacité de comprendre le sens, de même que l'animal laborans est dans l'impossibilité de saisir l'instrumentalité. D'après Hannah Arendt, il faut que l'utilitarisme fasse fi des objets pour retourner à la subjectivité de l'usage, s'il veut sortir du dilemme du non-sens. Ce n'est que lorsque l'homme devient la fin dernière en mettant un terme à la chaîne des moyens et de la fin que l'utilité a un sens45(*). I. 2. 2. 5. Le marchéC'est à ce niveau qu'Hannah Arendt "revisite" la contestation, par Karl Marx, de Benjamin Franklin qui définissait l'homme comme un fabricant d'outils. Cette définition est caractéristique du yanquisme, c'est-à-dire de l'époque moderne. Pour notre auteur, « la vérité de cette remarque tient au fait que les temps modernes ont été aussi anxieux d'exclure de leur domaine public l'homme politique, celui qui parle et agit, que l'antiquité d'exclure l'homo faber. » 46(*) On note dans l'antiquité l'existence de collectivités non politiques, où la vie publique de l'homme du commun se limitait à travailler pour le peuple. Ces collectivités étaient organisées autrement, c'est-à-dire leur agora (place publique) était un endroit où les artisans venaient exposer et échanger leurs produits. L'homo faber a la possibilité de disposer d'un domaine public, mais qui n'est pas encore politique : c'est le marché où il peut exposer les produits de ses mains et en recevoir l'estime qui lui est due47(*). A travers ces produits, le fabricateur arrive à entrer en relation avec les autres. Tel fut l'avènement du domaine social. Pour notre philosophe, la seule compagnie née directement de l'artisanat vient du fait que le maître (ou l'ouvrier) peut avoir besoin d'aides ou éprouver le désir d'instruire autrui dans son art. Le marché est le dernier domaine public en lien avec l'activité de l'homo faber. La société commerciale est née de cette production en public et de l'appétit de possibilités illimitées de troc et d'échange. Par ailleurs, les produits du travail ou de l'oeuvre deviennent des « valeurs » seulement au marché, car « la valeur est la qualité qu'un objet ne peut jamais posséder dans le privé, mais qu'il acquiert automatiquement dès qu'il apparaît en public. »48(*) C'est dans le public que l'objet sera apprécié ou non. La valeur marchande est ainsi différente de la valeur naturelle d'une chose. Cette dernière est la qualité objective « indépendante de la volonté de l'acheteur ou du vendeur; c'est la valeur que l'objet possède en lui-même, une valeur intrinsèque. »49(*) Cette société est morte lorsque le travail et la société de travail ont remplacé cette production et sa fierté par la consommation en public et par sa vanité. D'où, ceux qui se rencontraient au marché de change n'étaient plus que des propriétaires de valeurs commerciales. Ce n'étaient plus des fabricants. C'est à ce niveau, selon Marx, que s'est installée la dégradation des hommes en marchandises : désormais les hommes sont jugés non en tant que personnes, mais en tant que producteurs, d'après la qualité de leur production50(*). Le capitalisme, à sa genèse, marqué par le désir de gain et de concurrence, suit les normes de l'homo faber. Ainsi surgit la classe des manufacturiers, celle qui produit exclusivement des objets d'échange plutôt que d'usage. Hannah Arendt pense que l'économie classique et la philosophie ont semé la confusion autour du mot « valeur », confusion consistant à remplacer par ce terme celui du prix. Pour Marx, c'est dans le passage de la valeur d'usage à la valeur d'échange que réside la faute originelle du capitalisme. Par définition, la valeur d'usage est déterminée par le besoin ou l'habitude de l'individu. Par contre, la valeur d'échange objective traduit la désirabilité qu'un bien offre à tout le monde. Elle est la valeur du marché51(*). * 41 Idem., p. 172. * 42 Ibidem. * 43 Idem., p. 173. * 44 Sylvie Courthine-Denamy, Hannah Arendt, Paris, Belfond, 1994, p. 319. * 45 Hannah Arendt, op. cit., p. 174. * 46 Idem., p. 178. * 47 Idem., p. 180. * 48 Idem., p. 184. * 49 Ibidem. * 50 Idem., p. 182. * 51 Baudhuin, Dictionnaire de l'économie contemporaine, Editions Gérard & C°, Verviers, 1968, p. 260. |
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