5. Condition de succès des processus d'innovation
ouverts
Alors que les chercheurs universitaires comme Henry Chesbrough
ont adopté une approche descriptive de l'innovation ouverte en cherchant
à la modéliser, certains cabinets de conseil ont tenté de
définir des facteurs clés de succès de certaines pratiques
d'innovations ouvertes. Des consultants du cabinet Mc Kinsey ont ainsi
proposé des principes de gestion des réseaux de création
(Brown et Hagel, 2005 ; Bughin, Chui et Johnson, 2008). Bien que ces
propositions ne soient pas issues d'une démarche de recherche
académique, elle présente l'intérêt de
représenter première exploration des facteurs de succès de
l'intégration de personnes extérieurs dans des processus
d'innovation.
Définition et exemple de réseaux de
création
Les réseaux de création sont définis par
Brown et Hagel comme étant « la collaboration de centaines ou de
milliers de participants issus de diverses organisations pour créer de
nouvelles connaissances, apprendre et construire à partir du travail des
autres ». Ces participants variés travaillent d'abord en
parallèle (individuellement), puis collaborent au moment
d'intégrer leurs efforts individuels dans une offre finalisée.
L'exemple le plus connu de réseau de création est celui qui a
permis développement de Linux. Mais des réseaux de
création se rencontrent aussi dans des domaines plus inattendus:
l'étude des phénomène spatiaux par des réseaux
d'astronomes ou le développement de motos, de produits
électroniques ou de planches de surf.
Bien que les réseaux de création soient
présents dans de nombreux secteurs, ils sont souvent invisibles pour la
plupart des observateurs. Des sociétés américaines ont par
exemple recours à des ODM (Original Design Manufacturing) asiatiques
tels que Lite-On Technology et Compal Electronics, pour externaliser la
conception de produits électroniques. Ces entreprises peuvent avoir
l'impression d'être en relation avec un seul fournisseur. En
réalité, derrière la scène, les ODM mobilisent un
réseau large pour accroître la performance des produits qu'ils
vendent. De même, pour le développement de l'I-Pod, Portal Player
(Fournisseur d'Apple) s'est appuyé sur un réseau de
création composé d'autres fournisseurs de technologies.
D'après Brown et Hagel, mobiliser un réseau
large de participants nécessite une organisation dont le rôle est
de clarifier ce qui rassemble le réseau, d'identifier et
sélectionner les organisations et les personnes qui peuvent y
participer, de définir la manière de résoudre les conflits
et de mesurer la performance. L'organisation du réseau peut être
confiée à un individu, une petite équipe (comme dans le
cas de certains logiciels Open Sources), une entreprise ou à d'autres
types d'institutions. Quel qu'il soit, l'organisateur définit un
protocole de participation simple, les manières de résoudre les
conflits, des objectifs précis et des indicateurs de mesure des
performances. Un ODM, par exemple va définir des points de
contrôle de la performance clairs au cours du processus de conception
mais permettre aux participants de réaliser ces performances de la
manière dont ils le souhaitent.
Les réseaux de création organisent en
général leurs activités dans des processus
« modulaires », qui rendent plus facile
l'intégration d'un grand nombre de participants et l'innovation au sein
de chaque module d'activité. Une interface bien définie rend plus
facile la coordination d'activité entre les modules. La
modularité des réseaux de création permet ainsi à
beaucoup de participants d'innover en parallèle et d'utiliser des moyens
variés pour atteindre les attentes du projet. Les réseaux de
création définissent des points de suivi de l'action au stade
où les participants doivent se rassembler pour délivrer les
outputs. Quand des inconsistances ou des incompatibilités existent, les
participants doivent faire des choix clairs pour réaliser un produit
intégré.
Les principes de gestion recommandés par le cabinet Mc
Kinsey sont de cinq ordres:
- Choisir un mode de coordination adapté,
- Distinguer « innovation locale » et
« intégration globale »,
- Concevoir des points de suivi de l'action,
- Etablir des boucles de feedback,
- Identifier et mettre en place des incitations de long
terme.
Choisir un mode de coordination adapté
Bien que les réseaux de création partagent
certaines caractéristiques, ils diffèrent en de nombreux points,
notamment par le degré de diversité des participants. Les
initiatives de logiciels open source et les réseaux de sports
extrêmes rassemblent des participants partageant de nombreuses
compétences communes. De tels rassemblements sont appelés
« réseaux liés à la pratique » et reposent
sur des formes de coordination légères.
D'autres types de réseaux, comme les réseaux de
conception mis en place par des ODM à Taïwan ou le réseau de
production textile crée par Li & Fung en Chine, mobilisent des
participants ayant des pratiques et des expériences très
différentes. D'après Brown et Hagel, ces réseaux,
appelés « réseaux de processus »,
requièrent des formes de coordination plus actives. En raison de la
diversité parmi les participants, leur organisateur a un rôle de
chef d'orchestre incontournable : recruter les participants du
réseau, choisir ceux d'entre eux qui seront impliqués dans chaque
initiative de création, définir le rôle spécifique
qu'ils vont jouer et les exigences de performance qu'ils doivent satisfaire.
A l'inverse, les « réseaux de
pratique », sont coordonnés de manière plus
légère, en recrutant et en gérant des initiatives de
création plus spontanées. Les organisateurs de réseau
focalisent leur activité de coordination sur la phase
d'intégration du processus, quand les contributions des participants
sont rassemblées et incorporées.
Le principe général préconisé par
Brown et Hagel est que les managers doivent identifier avec attention quel est
le bon degré de diversité des compétences que leur
réseau de création requière et adapter leur approche de
coordination.
Distinguer « innovation locale »
et « intégration globale »
Pour trouver un mode de coordination adapté, Brown et
Hagel recommandent de distinguer trois objectifs
« intermédiaires » d'un réseau de
création :
- Avoir accès et développer des talents de
haut niveau
- Engager les participants dans un travail collaboratif de
recherche d'innovations et d'expérimentations.
- Intégrer efficacement les créations de
différents participants dans des réalisations partagées.
Etudier la manière dont les réseaux de
création répondent à ces objectifs permet de distinguer
les comportements spontanés (qui se produisent et qui prennent place
sans coordinateur actif) des comportements
« organisés » (qui nécessitent l'action du
coordinateur). Les comportements organisés sont plus fréquents au
cours de la phase d'intégration, quand les contributions de participants
doivent être intégrées. A ce stade, le mode de gouvernance
devient essentiel pour résoudre les conflits. Certaines des meilleures
innovations émergent d'ailleurs des conflits que le coordinateur
amène à résoudre. A l'inverse, l'agrégation et le
développement de talents a tendance à être
réalisé par des comportements spontanés et est souvent
liée à des modes de coordination légers (comme des
« écosystèmes » locaux et des forums en
ligne) pour attirer, identifier et assembler les talents.
Enfin, les activités directement liées à
l'innovation et aux expérimentations sont celles qui sont le moins
coordonnées. Il s'agit là de l'aspect le plus difficile à
accepter pour les managers d'une entreprise traditionnelle. Le rôle d'un
réseau de création étant de conduire à
l'innovation, beaucoup d'entreprises en déduise que le coordinateur doit
accorder la plus grande partie de son temps et de son attention à cela.
Paradoxalement, d'après Brown et Hagel, cela n'est pas le cas. Dans
cette optique, les réseaux de création représentent la
plus grande rupture avec des approches plus conventionnelles d'innovation
ouverte. Les managers sont tentés de développer des feuilles de
route détaillées sur la manière dont ils souhaitent voir
travailler leurs partenaires. Dans l'intérêt de l'innovation,
d'après Brown et Hagel, ils doivent résister à cette
tentation.
Concevoir des points de suivi de l'action
Les coordinateurs du réseau de création jouent
leur rôle le plus actif au cours de la phase d'intégration des
différentes contributions. Le succès de tels réseaux
repose sur l'utilisation à ce niveau d'un point de focalisation et
d'alignement des efforts des divers participants qui doivent maintenant
converger vers une offre cohérente et consistante. En spécifiant
quand ces activités doivent être réalisées, les
performances que chaque participant doit atteindre et le protocole pour
surmonter et résoudre les conflits, le coordinateur du réseau
crée les mécanismes organisationnels nécessaires à
une « friction positive ».
Le point essentiel souligné par Brown et Hagel est que
les différents participants doivent se confronter et résoudre
eux-mêmes leurs divergences. Plutôt que de déterminer la
manière de fonctionner de chacun en développant des feuilles de
routes, le coordinateur du réseau doit définir
précisément le niveau de performances requis et donner aux
participants beaucoup de liberté pour y parvenir. Une plus grande
liberté signifie en effet un plus fort potentiel de divergence,
spécialement dans le cadre d'une initiative d'innovation impliquant
beaucoup de participants.
Quand des incompatibilités émergent entre
différentes composantes d'une innovation, l'organisateur du
réseau encourage les participants à résoudre le
problème par eux-mêmes. Chaque participant comprend que sa
contribution ne sera intégrée dans le produit final que si elle
fonctionne avec les autres parties du produit. Les participants doivent donc
continuellement faire des compromis entre la performance de leur composante et
la nécessité de performance du produit intégré.
Etablir des boucles de feedback
Bien que les réseaux de création doivent
utiliser un management moins « serré » que des
approches plus traditionnelles d'innovation ouverte, ils fonctionnent avec
succès sur des marchés très concurrentiels comme ceux du
textile et des logiciels. De plus, d'après Brown et Hagel, ils
améliorent leurs performances à un rythme plus
élevé que ce que les entreprises conventionnelles peuvent
atteindre.
Cela s'explique en partie par le niveau de performance requis
et le suivi par le coordinateur. Cependant, il existe un autre facteur
important. Les réseaux de création à succès
construisent des boucles de feedback explicites pour informer les participants
de leurs performances. Même dans les réseaux peu organisés
de logiciel open source, les participants reçoivent un feedback rapide
de la part de ceux qui ont utilisé leur logiciel.
Pour établir ces boucles de feedback, l'animateur du
réseau se concentre sur trois principes essentiels. Premièrement,
il encourage un mouvement rapide du concept au prototype. Plus les participants
pourront obtenir rapidement un prototype, plus il sera facile de tester leurs
performances, en particulier avec d'autres composants. Deuxièmement, les
organisateurs définissent très tôt et fréquemment
des tests de performance pour que les participants obtiennent des feedbacks sur
leur performance et puissent ainsi changer ce qui ne fonctionne pas.
Troisièmement, ils établissent un système communication
large pour que chaque participant du réseau de création puisse
avoir accès facilement aux indicateurs de performance.
Identifier et mettre en place des incitations de long
terme
Les entreprises devant fournir les bonnes incitations aux bons
participants, elles doivent identifier précisément ce qui motive
les contributeurs (Bughin, Chui et Johnson, 2008). Des incitations
financières peuvent être nécessaires dans certains cas.
D'autres participants peuvent être attirés par la reconnaissance
de la communauté, par l'accès à certaines informations ou
par la possibilité de promouvoir leurs idées. Les entreprises
devront aussi trouver des méthodes pour obtenir une contribution au
moment souhaité et identifier des possibilités, pour les
participants, de passer d'une participation légère à une
participation plus importante. Wikipedia par exemple peut maintenant compter
sur un groupe de 500 administrateurs qui ont le privilège
d'empêcher la publication de certains articles,
généralement pour arrêter les comportements de
vandalisme.
Les principes de fonctionnement proposés par ces
articles de Mc Kinsey Quaterly sont spécifiques aux réseaux de
création. L'objectif de notre mémoire est d'étudier les
conditions de succès de l'intégration de personnes
extérieures à l'entreprise dans des processus de
créativité. L'objet des réseaux de création est
principalement de générer des produits finis dans le cadre d'une
collaboration de long terme (plusieurs mois ou plusieurs années) avec
plusieurs centaines d'acteurs, alors que l'objet des processus de
créativité ouverts est de générer des idées
dans un délai beaucoup plus court (quelques jours ou quelques semaines).
Les réseaux de création sont donc un cas très
différent des processus de créativité ouverts que nous
souhaitons étudier et nous ne pouvons donc pas appliquer tels quels ces
principes de fonctionnement à notre sujet. Cependant, il est
intéressant de retenir les types de facteurs qui ont été
explorés pour les réseaux de création. Choisir un mode de
coordination adapté, concevoir des points de suivi de l'action,
établir des boucles de feedback, identifier et mettre en place les
incitations adaptées sont des sujets qui concernent également les
processus de créativité ouverts. Chacun de ces thèmes
constitue une piste de réflexion pour identifier les conditions de
succès des processus de créativité croisés.
Afin d'identifier des facteurs de succès plus
spécifiques à la créativité, les deuxième et
troisième parties seront consacrées à présenter un
état de la littérature sur les facteurs de la
créativité dans les organisations. Nous explorerons
successivement deux axes complémentaires de la recherche sur la
créativité : l'axe de la créativité
organisationnelle et l'axe de la recherche sur le brainstorming.
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