II Les modèles de la créativité
organisationnelle
La créativité est définie par Amabile
(1988) comme la production d'idées nouvelles et utiles par un individu
ou un groupe d'individus travaillant ensemble. Elle diffère de
l'innovation qui se définit comme la mise en place avec succès de
ces idées. A l'origine de l'innovation, il y a des idées et
à l'origine des idées, il y a la créativité. La
créativité est donc la première étape du processus
d'innovation. C'est un phénomène complexe qui concerne de
nombreux champs de recherche: art, philosophie, psychologie, management...
Au milieu des années 1980, des travaux traitant de la
créativité au sein de l'organisation sont
apparus (Amabile, 1988 ; Woodman et Schoenfeldt, 1989). Par la suite,
l'intérêt croissant des chercheurs de cette discipline pour la
créativité a fait émerger le concept de
créativité organisationnelle (Woodman, Sawyer et
Griffin, 1993). L'objectif de la créativité organisationnelle est
de modéliser la créativité dans l'entreprise pour mettre
en place des systèmes qui la favorisent. Les recherches se sont
initialement appuyées sur des modèles issus de la psychologie et
centrés sur les individus avant de s'orienter vers des modèles
mobilisant plusieurs niveaux (individus, groupes, organisation).
1. Modèle componentiel d'Amabile
Dans son article de 1988 « A Model of Creativity and
Innovation in Organizations », Amabile analyse les composantes de la
créativité individuelle et identifie les conditions favorables
à cette dernière. Ce modèle constitue encore aujourd'hui
le principal cadre conceptuel de la recherche sur la créativité.
Dans ce mémoire, il nous servira de grille d'analyse pour
présenter les facteurs influençant la créativité
des brainstormings. C'est pourquoi nous l'exposerons de manière
détaillée.
Amabile part d'une étude sur 120 chercheurs et
techniciens R&D, dans 20 secteurs différents, à qui il a
été demandé de décrire un évènement
créatif et un évènement non créatif. Des personnes
indépendantes ont codé les transcriptions de ces interviews.
L'analyses de ces interviews a permis de mettre en lumière trois
composantes nécessaires à la créativité
individuelle (quel que soit le secteur) :
1) les compétences liées au domaine
concerné
2) les compétences liées à la
créativité
3) la motivation intrinsèque.
- Les compétences liées au domaine incluent les
connaissances factuelles, les savoir-faire techniques et les talents
spécifiques liés au domaine en question. Cet ensemble correspond
aux « schémas de pensée existants » pour
résoudre un problème donné ou une tâche
donnée. Il s'agit de la « base », de la
« matière première » de la
créativité. « Il est impossible d'être
créatif en stratégie de planification financière si on ne
connaît pas quelque chose (et probablement beaucoup) à propos du
marché des actions, des monnaies, et des tendances
économiques » (Amabile, 1988).
- Les compétences liées à la
créativité incluent un style de pensée favorable à
l'adoption de nouveaux points de vue, à l'exploration de nouveaux
schémas de pensée, et un style de travail
persévérant conduisant à la poursuite énergique des
objectifs fixés. Les qualités personnelles qui correspondent aux
compétences liées à la créativité (Amabile
et Gryskiewicz, 1987) sont l'orientation au risque, la diversité des
expériences, un certain degré de naïveté (oeil neuf
sur le sujet) et l'aisance sociale. Amabile insiste sur l'idée que les
compétences liées à la créativité peuvent
être développées par des méthodes
heuristiques telles que « quand rien ne marche, essayez quelque
chose de contre intuitif » ou « rendez le familier
étrange, et l'étrange familier ». Selon Amabile, les
compétences liées à la créativité peuvent
donc être développées par des méthodes et par de
l'entraînement. Enfin, comme pour les autres facteurs, Amabile
précise que les compétences liées à la
créativité sont indispensables à la
créativité : « Même avec des
compétence liées au domaine à un niveau extraordinaire,
une personne ne sera pas en mesure de produire un travail créatif si les
compétences liées à la créativité
manquent. »
- La motivation intrinsèque dépend de la
manière dont une personne perçoit les raisons de réaliser
la tâche. Les facteurs de motivation intrinsèque
sont l'intérêt pour le travail en lui-même,
l'attraction pour le challenge, l'impression de travailler sur un sujet
important, le fait de partager une conviction liée au projet. Pour
illustrer cet argument, Amabile utilise l'image d'une souris recherchant du
fromage dans un labyrinthe : « Si vous avez une motivation
extrinsèque, votre motif fondamental est de réaliser le but
extrinsèque. Vous travaillez pour quelque chose d'extérieur au
labyrinthe, vous devez remporter la récompense, gagner la
compétition, obtenir la promotion ou plaire à ceux qui vous
observent. Vous êtes à ce point absorbé par la poursuite de
ce but que vous ne prenez pas le temps de penser au labyrinthe lui-même.
Souhaitant en sortir le plus rapidement possible, il est probable que vous
n'emprunterez que l'itinéraire le plus évident, le plus
fréquenté. En revanche, si vous avez une motivation
intrinsèque, vous vous plaisez dans le labyrinthe. Vous prenez plaisir
à y jouer, fureter dans tous les coins, essayer des chemins
différents, explorer, y réfléchir avant de vous lancer
bille en tête. Vous ne vous concentrez vraiment sur rien d'autre que sur
l'intensité du plaisir que le problème vous procure, de votre
attirance pour le défi et l'énigme. »
Teresa Amabile estime que ce dernier facteur de la motivation
intrinsèque a été le plus négligé par les
chercheurs et les praticiens alors qu'elle le considère comme le plus
important. « Aucune expertise du domaine, ni aucun degré de
compétences créatives ne pourront compenser un manque de
motivation à réaliser avec succès une activité. A
l'inverse, dans une certaine mesure, un degré de motivation
intrinsèque peut compenser un déficit de compétence dans
le domaine et de compétence liée à la
créativité ». Il s'agit également du facteur qui
est le plus dépendant de l'organisation. Teresa Amabile suggère
ainsi que la motivation intrinsèque est souvent le levier le plus
efficace pour stimuler la créativité dans une organisation.
Le schéma ci-dessous représente l'impact des
trois composantes de la créativité dans un processus de
génération et de sélection d'idées. Il met en avant
que leur influence varie en fonction des étapes du processus
créatif. La motivation intrinsèque est indispensable pour
démarrer l'effort créatif et pour produire les idées. Les
compétences et l'expertise du domaine sont nécessaires pour
rassembler les informations et les ressources pertinentes ainsi que pour
sélectionner les idées. Enfin, les compétences pour la
créativité ont un rôle essentiel dans la phase de
production des idées.
Schéma 3 : Modèle componentiel d'Amabile au
niveau individuel.
Sur la base de la même étude qualitative, Amabile
étudie les qualités de l'environnement que les interviews ont
révélé comme étant favorables ou
défavorables à la créativité. Elle en fait un
regroupement correspondant aux trois facteurs de la créativité
individuelle :
- La composante organisationnelle de la motivation
à innover. Elle est constituée par l'orientation
générale de l'organisation en faveur de l'innovation. Cette
orientation doit venir essentiellement de la direction générale,
même si les cadres intermédiaires ont aussi une influence. Les
éléments les plus importants de cette orientation vers
l'innovation sont : la valeur donnée à l'innovation,
l'orientation positive vis-à-vis du risque (versus une orientation vers
le maintien du statu quo), une confiance dans les membres de l'organisation et
dans ce qu'ils sont capables de faire et une stratégie audacieuse de
prise de leadership (versus une stratégie défensive de protection
des positions passées).
- Les ressources du domaine. Elles incluent un ensemble
large : des personnes expertes de la faisabilité des innovations,
des personnes connaissant les marchés appropriés, des
financements, des ressources matérielles (comme des moyens de
production), des études de marché, la possibilité de
formation du personnel dans ces différents domaines etc.
- La composante organisationnelle du savoir faire dans le
management de l'innovation. Elle est constituée par la fixation
d'objectifs précis au niveau des résultats mais peu contraignants
au niveau des processus, un management participatif et collaboratif et des
systèmes de communication ouverts.
Ces trois composantes organisationnelles ont elles-mêmes
un rôle sur des étapes différentes du processus
d'innovation au niveau de l'organisation. La composante organisationnelle de la
motivation à innover influe sur la phase de cadrage de la mission pour
l'entreprise ou le service. La composante organisationnelle des ressources du
domaine et la compétence pour le management de l'innovation ont impact
sur la phase de fixation des objectifs et de rassemblement des ressources
liés au projet d'innovation ainsi que sur la phase de
développement, de tests et de sélection des projets.
Schéma 4 : Modèle componentiel d'Amabile au
niveau organisationnel.
Avec son modèle, Amabile fournit les principales bases
de la compréhension actuelle de la créativité au sein des
organisations. Des chercheurs ont par la suite complété son
approche dans plusieurs directions. Nous présenterons ici deux
modèles qui approfondissent les facteurs liés au groupe (le
modèle de Woodman) et les facteurs liés à l'individu (le
modèle de Taggar).
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