4. Spécificités du modèle de
l'innovation ouverte
Qu'apporte concrètement le modèle
d' « Innovation Ouverte » de Chesbrough par rapport
à la conception classique des processus d'innovation? Dans son ouvrage,
« Open Innovation : Researching a new paradigm »
(2005), Chesbrough expose l'idée que les entreprises qui ont
adopté une démarche d'innovation ouverte pilotent leur innovation
de manière radicalement différente. Il énonce plusieurs
points de différentiation avec la politique d'innovation des entreprises
en « innovation fermée ».
- Un premier élément est lié à la
manière de considérer l'ensemble des connaissances existantes sur
un domaine. Dans le modèle propriétaire de l'innovation, la
connaissance utile est rare, difficile à trouver et est parfois
considérée comme malvenue (Syndrome du « Not Invented
Here »). Dans le modèle de l'innovation ouverte, la
connaissance utile toujours est considérée comme répartie
largement à l'extérieur de l'entreprise, et
généralement de bonne qualité. Même l'organisation
R&D la plus compétente a besoin de se connecter à ces sources
de connaissances externes. Chesbrough illustre ce point de vue avec une
citation du rapport annuel la société Merck :
« Merck représente 1% de la recherche Biomedicale dans le
monde. Afin d'avoir accès au 99% restant, nous devons activement nous
tourner vers les universités, les instituts de recherches et d'autres
entreprises dans le monde entier pour tirer profit du meilleur de la
technologie et des produits. L'ensemble des connaissances dans les domaines des
biotechnologies et du génome humain est trop important et trop complexe
pour être manipulé par une seule entreprise. » Ces
sources externes peuvent ainsi être des universités et des
laboratoires nationaux mais aussi des start up, des petites entreprises
spécialisées, des inventeurs individuels et même des
employés ou des chercheurs partis à la retraite.
- Une deuxième différence est le rôle
central du modèle d'affaire dans le pilotage de la politique
d'innovation. Le modèle d'affaire est utilisé pour rechercher et
sélectionner les talents internes et externes qui vont contribuer
à l'innovation. L'étude de la cohérence avec le
modèle d'affaire permet par ailleurs de décider si le
développement d'un projet d'innovation se fera en interne ou en externe
par le biais d'une licence ou d'une société « Spin
Off ». Dans le modèle de l' « homme de
génie », le modèle d'affaire n'a pas un rôle
central. Les efforts sont plutôt concentrés sur le recrutement des
meilleurs chercheurs, avec la conviction que ces personnes de talent, une fois
financées, vont faire émerger des innovations à fort
potentiel qui pourront être développées en interne.
- Une troisième distinction est la mise en place de
processus pour éviter les erreurs d'évaluation du type
« faussement négatif ». Les processus d'innovation
traditionnels sont gérés pour réduire la
probabilité des erreurs du type « faussement
positif » qui se produisent quand le projet suit tout le processus de
développement et de commercialisation au sein de l'entreprise, puis
échoue. La possibilité d'une erreur du type
« faussement négatif », ou le projet a un potentiel
fort mais n'est pas développé n'est pas perçu comme
important. Tout projet qui ne semble pas être réalisable en
interne où qui ne correspond pas au modèle d'affaire de
l'entreprise est en effet arrêté, quel que soit son potentiel. A
l'inverse, la pratique de l'innovation ouverte permet d'améliorer la
gestion des projets R&D qui ne correspondent pas au modèle
d'affaire. La plate-forme en ligne de transfert de technologie yet2.com a ainsi
été conçue pour permettre aux entreprises de proposer des
droits de licence de leur propriété intellectuelle
sous-utilisée. Le réseau d'échange de Yet2.com,
constitué de 500 grands groupes, donne accès à 40% de la
R&D mondiale. Beaucoup d'entreprises pratiquant l'innovation ouverte
confient la responsabilité de « recycler » les
projets et les technologies à des personnes dédiées
(Tapscott et Williams, 2005).
- Un quatrième point de différentiation est le
nouveau rôle de la gestion de la propriété industrielle
dans le modèle de l'innovation ouverte. Alors que la pratique d'une
gestion proactive de la propriété industrielle n'est pas nouvelle
pour certaines entreprises industrielles, les théories
précédentes de l'innovation considéraient la
propriété intellectuelle comme un sous produit de l'innovation
dont l'usage était principalement défensif. Cela permettait aux
entreprises d'utiliser leur technologie sans être bloqué par une
propriété industrielle externe. Si un tel blocage survenait, la
propriété industrielle pouvait être
transférée sous forme de licence. En Innovation Ouverte, cette
situation ne représente qu'un des nombreux usages possibles de la
propriété industrielle. La propriété industrielle
devient un élément clé de la stratégie d'innovation
car elle facilite l'utilisation des marchés pour échanger
facilement des connaissances et des technologies.
- Un cinquième point de différentiation est
l'émergence d'intermédiaires sur les marchés de
l'innovation. Alors que des intermédiaires ont été
observés dans domaines proches comme dans le cas d'alliances
technologiques (Nooteboom, 1999), ils jouent maintenant un rôle direct
sur l'innovation elle-même. Comme l'innovation devient un processus plus
ouvert, les marchés intermédiaires ont maintenant
émergé. Les parties peuvent maintenant échanger sur ces
marchés à des étapes qui étaient
précédemment conduites entièrement à
l'intérieur de l'entreprise. A ces jonctions, des entreprises
spécialistes fournissent maintenant de l'information, de l'accès
et même des financements pour permettre à ces transactions de se
produire. Le développement de ces intermédiaires est probablement
le plus avancé dans le domaine pharmaceutique (avec Innocentive et
Yet2.com par exemple), mais s'observe également dans d'autres secteurs
(avec NineSigma et YourEncore par exemple).
- Une sixième spécificité de cette
nouvelle approche est le développement de nouveaux indicateurs de
performance du processus d'innovation. Les indicateurs classiques sont le
pourcentage du chiffre d'affaire consacré à la R&D, le nombre
de nouveaux produits développés en une année, le
pourcentage du chiffre d'affaire réalisé avec des nouveaux
produits et le nombre de brevets obtenus par rapport au montant investi. De
nouveaux indicateurs vont remplacer certains de ces anciens indicateurs :
le pourcentage de projets d'innovation générés en dehors
de l'entreprise, le délai entre la génération des projets
et leur mise en marché (en comparant les différents canaux :
interne, licence, spin off etc.), le taux d'utilisation de brevets
détenus par l'entreprise, le montant investi dans des entreprises
extérieurs etc.
Voici un récapitulatif des principaux points de
différentiation du paradigme de l'Innovation Ouverte par rapport aux
précédentes théories de l'innovation :
1. Considération pour la valeur et la quantité
des connaissances existantes du domaine
2. Rôle central du modèle d'affaire dans la
recherche des talents internes et externes
3. Mise en place de processus pour éviter les erreurs
d'évaluation du type « faussement
négatif »
4. Gestion proactive et diversifiée de la
propriété industrielle
5. Emergence d'intermédiaires de l'innovation
6. Mise en place d'indicateurs de performance nouveaux
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