CONCLUSION
GÉNÉRALE
Nous avions voulu découvrir le leadership à
l'aune de la pluralité chez Hannah Arendt. La pluralité se
présente comme la conditio sine qua non et la
conditio per quam de la politique ; elle trouve son fondement
dans le fait que les hommes sont toujours et déjà au pluriel.
Dans ses implications politiques, la pluralité exige
l'égalité et la distinction, le respect des différences,
l'interaction et l'interlocution, l'intercommunication, le dialogue et toutes
les valeurs politiques s'opposant au pouvoir et à la puissance absolus
d'un seul individu. C'est en vertu de cette pluralité que les hommes
peuvent créer un espace politique fait des paroles et des actions de
tous.
S'agissant du leadership politique chez Hannah Arendt, elle se
veut un leadership non totalitaire, un leadership refusant le pouvoir absolu du
paterfamilias et la maîtrise requise pour l'artisan, l'homo
faber, dans la fabrication des produits: un leadership de concertation et
de consentement. Le guide est à la fois un novateur : son
initiative, dans l'agir à plusieurs, est portée jusqu'à
l'achèvement par tous les citoyens qui sont ses pairs et non ses sujets,
moins encore les oeuvres de ses mains. Comme la sphère politique ne fait
qu'apparaître une communauté d'actions et de paroles entre les
hommes, et non un espace où les hommes règneraient en
`maîtres et mesures' des ouvrages de leurs mains, le vrai leadership
politique à l'aune pluralité ne peut se comprendre que dans une
relation entre pairs. Par conséquent, le leader ou le guide
n'est pas un souverain ni un `homme fort', `incarnation de l'Esprit', mais `un
premier parmi ses pairs', `un citoyen parmi les citoyens', un `guide parmi les
guides', `un novateur parmi les novateurs': un primus inter pares.
La pensée arendtienne, comme opposition aux
régimes politiques monolithiques à pouvoir absolu, se veut
être un rempart contre la domination et l'exercice de la violence en
politique. Elle signifie de plus bel la pluralité de l'humanité
et la nécessité d'un monde commun où les hommes apprennent
à parler et à agir ensemble. A ce titre, nous ne saurons lui
refuser créance. Cependant, au-delà de ce mérite, il
convient d'apporter quelques nuances à certaines théories
développées par Hannah Arendt.
Premièrement, Hannah Arendt parle de la
pluralité, dans le domaine politique, comme si elle était
d'office un acquis, une réalité allant comme sur des roulettes.
Cela n'est pas toujours vrai, car cette pluralité conditionnant la
politique est toujours un `à-faire' et un
`à-refaire'. Ainsi, bien que la politique et le leadership
politique, basés sur l'interaction et l'interlocution, recèlent
une grande richesse par rapport au monolithisme politique, il convient de noter
que le dialogue et l'intercommunication, dans la politique, sont à
canaliser et à restreindre dans certains cas. De fois, il est
impérieux de permettre une décision possible à la place
des palabres interminables et inféconds. En outre, pour que la politique
et le leadership à l'aune de la pluralité réussissent, il
convient une préparation, une formation et une éducation du
peuple tout entier à cette culture qui est sans doute
démocratique. Et comme nous le savons, la démocratie n'est jamais
un acquis, elle est toujours à recréer et à parfaire.
Deuxièmement, l'authenticité du leadership
politique n'est pas seulement d'origine grecque. La Grèce n'est pas le
modèle parfait de la politique, elle est une expérience parmi
tant d'autres : la pluralité n'est jamais une, elle n'est pas
d'abord grecque ni romaine, elle est au coeur de toute l'humanité. Il ne
faut donc pas avaler d'emblée la pilule de l'idéalisation, de
l'idéologie et de la propagande grecques que Arendt tend à nous
imposer. Une transposition des réalités de la Grèce
antique n'est pas toujours de mise dans notre monde actuel. D'où, le
`sapere aude' s'impose à chaque peuple pour fonder une
politique et un leadership politique lui convenant.
On peut donc dépasser les paradigmes de la Grèce
antique, sans pour autant les ignorer, sur la question de la politique, du
leadership, de la pluralité et du dialogue politique. De nos jours, nous
pouvons évoquer la pensée de Jürgen Habermas et celle John
Rawls qui proposent des analyses plausibles sur notre manière de vivre
l'exigence du pluralisme, de la discussion rationnelle et de l'agir
communicationnel.
Troisièmement, le drame du totalitarisme ne doit pas
permettre un rejet total de l'expérience politique de la
modernité. Tout n'a pas été que sombre et totalitaire dans
le monde moderne. Il ne faut pas soutenir que seule l'antiquité avait
bien compris ce qu'est la politique. Chaque période de l'histoire a ses
mérites et ses déficiences.
Par ailleurs, Hannah Arendt doit nuancer ses arguments au
sujet de l'égalité politique. Bien que cette
égalité ne vienne pas directement de la nature humaine, elle
reste cependant attachée à celle-ci. La citoyenneté qui
égalise tous les hommes dans un espace politique prend sans doute racine
de cette vérité irréfutable : tous les hommes sont
pareils. D'où l'égalité politique n'égalise pas des
gens inégaux, comme le veut Arendt et les Grecs, mais des hommes
fondamentalement égaux dans leur nature humaine.
Quatrièmement, nous ne doutons pas que les
catégories du `travailler' et de l'`oeuvrer' soient apolitiques et
doivent être relégués à leurs places respectives
dans la hiérarchie du vécu humain ; cependant il est un peu
restrictif, d'admettre l'action comme la seule activité pleinement
humaine. Nous pensons que l'homme qui travaille, par sa force physique ou
intellectuelle, n'est pas seulement un animal laborans comme le veut
Arendt, il est plutôt un homo laborans comme on peut bien parler
de homo faber et de homo agens. C'est vrai qu'il ne faut pas
réduire l'homme au travail ; mais il faut aussi affirmer que par le
travail l'homme vit une dimension de l'humain. Ainsi, il n'y a pas que l'action
politique qui soit vraiment une réalisation humaine, bien que mettant
directement les hommes face à face, le travail et l'oeuvre le sont
aussi. Il faut éviter une séparation étanche de ces trois
activités parce qu'elles se tiennent, se complètent et peuvent
être vécue de manière harmonieuse dans une existence.
Cinquièmement, bien qu'il faut rejeter le monisme
absolu du roi-philosophe, il ne faut cependant pas ignorer l'exigence
du savoir et de la connaissance dans la politique comme le soutient Platon. Il
faut donc former les leaders, car s'ils sont novateurs, ils doivent aussi
à apprendre à discerner leurs initiatives. A ce niveau,
l'exigence de la formation, de la spécialisation et voire de l'expertise
est recommandée en politique pour préparer les vrais gardiens de
la cité. En outre, avec Hobbes et Machiavel, Arendt doit apprendre que
l'homme n'est pas seulement un être de langage et un être
politique, comme le veut Aristote, il se révèle aussi comme un
être de violence, capable de refuser l'inter homines esse.
D'où, dans certains cas, la nécessité de la contrainte et
de la coercition s'avère important, en politique, pour contenir la
violence avérée. S'il faut bien viser le consentement libre des
citoyens, il faut aussi canaliser leur liberté par des moyens idoines,
voire draconiens s'il le faut.
Sixièmement, l'origine de la violence, de la force, et
de la domination en politique, n'est pas à situer au niveau d'une simple
substitution du `faire' à l'`agir'. Elle n'est pas uniquement une
transposition des catégories de la fabrication et du domestique dans le
domaine politique. Sans doute, elle est finalement dans l'homme lui-même
: dans sa folie de grandeur, dans sa `sur-estime' de soi. En cela,
Hobbes n'a pas été qu'aveugle ; il a su voir en l'homme une
tendance à la domination et à la violence. Sûrement que la
solution du Léviathan n'est pas la bien indiquée, mais
la réalité de la violence qui marque l'homme n'est pas à
négliger dans l'édification d'un Etat à l'aune de la
pluralité. Derechef, Hannah Arendt doit restituer la juste mesure de la
contrainte et de la coercition qui est importante en politique. Car tout le
monde n'est pas enclin à mettre sa parole et son action avec celles des
autres.
Enfin, considérant les avantages et les faiblesses de
cette pensée, il ressort que nous devons désirer les exigences
pénibles, mais salutaires, de la pluralité au lieu de
préférer l'efficacité et la force incommodantes du monisme
totalitaire. Car, les hommes en mettant en commun leurs paroles et leurs
actions n'ont nullement le projet de se nuire mutuellement, mais plutôt
de créer une histoire commune, de créer la puissance de leur
polis. Certes, la pluralité est la loi de la politique et son respect,
l'avenir du monde.
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