1.2 THÉORIES FACTORIELLES
Dans la littérature sur l'insertion, certaines
théories sont dites factorielles, en raison du fait qu'elles mettent de
l'avant une série de facteurs pour expliquer la mobilité sociale.
Pour Lipset et Bendix (1958), un certain nombre de facteurs influencent
positivement ou négativement la mobilité sociale. Parmi ces
facteurs, ces deux auteurs mettent l'accent sur le développement
économique, l'élévation du taux de scolarisation,
l'existence ou la non-existence dans le passé d'un système de
stratification sociale. Face aux difficultés d'évaluation du
modèle, Lipset introduit, avec l'aide de Zetterberg, l'hypothèse
selon laquelle le désir d'ascension sociale des individus est
proportionnellement inverse à la visibilité des barrières
sociales. Plus les barrières sociales seront invisibles moins sera le
désir d'ascension sociale des individus au bas de l'échelle.
Devant l'incapacité empirique d'infirmer ou de confirmer le désir
d'ascension, les chercheurs se tournèrent vers d'autres formes
d'explication de la mobilité sociale. C'est le cas de Boudon (1973), qui
considère que la mobilité est le produit d'un processus
impliquant simultanément un ensemble de facteurs ou variables. De ce
fait, elle doit être vue comme le résultat complexe du filtrage
des individus par une suite d'instances d'orientation (selection agencies).
Ces instances sont nombreuses et ont pour fonction le maintien de la
structure par-delà le mouvement des hommes. Les plus importantes de ces
structures sont l'école, la famille et les classes sociales. Mais
aujourd'hui, on reconnaîtra que l'école n'a pas pour simple
fonction le maintien de la structure mais aussi et surtout sa
transformation.
1.2.1 L'ÉCOLE
Pendant longtemps en Occident, dans les théories
implicites ou explicites, dans la sociologie académique et
spontanée, celle des hommes politiques et des acteurs de terrain, ils se
partageaient la proposition selon laquelle la mobilité sociale
résulterait du développement de la scolarisation. Une
scolarisation qui est corrélative à l'industrialisation et qui
devait conduire automatiquement à une égalisation des chances
devant l'enseignement et devant l'ascension sociale. Cet optimisme se
rattachait explicitement à la théorie de la modernisation qui
voyait dans l'industrialisation, l'urbanisation et l'école des vecteurs
correcteurs des inégalités et égalisateurs des conditions
d'existence. Il était communément admis que, contrairement aux
sociétés traditionnelles, dans les sociétés
industrielles le statut social, pour reprendre le langage de Parsons, n'est pas
imposé (ascribed) ; il est acquis par l'individu
(achieved).
Pourtant, les études empiriques menées sur la
base de ce postulat produisirent des résultats contraires et la plupart
des auteurs relevèrent la persistance et l 'intensité de l
'inégalité des chances scolaires dans les sociétés
industrielles. L'école, selon Boudon (1973), en qui l'Occident
avait vu un mécanisme correcteur des inégalités dues
à la naissance, apparaissait comme incapable de jouer le rôle
qu'on attendait d'elle. C'est Lipset et Bendix (1989) qui
ébranlèrent les premiers cette croyance largement répandue
en arrivant à la conclusion que :
Parmi les diverses formes de l 'inégalité
sociale, l 'inégalité des chances est celle qui apparaît,
avec les inégalités économiques, comme la plus
réfractaire au changement et la plus insensible au développement
des sociétés industrielles (Boudon, 1973 : 12).
En tout état de cause, les études portant sur ce
champ arrivent à admettre qu'il est possible d'une
génération à l'autre de voir apparaître des
améliorations quant au niveau de vie sans qu'il n'y ait des
modifications dans les chances d'accès à l'enseignement
supérieur pour les catégories sociales inférieures. Cette
lecture microsociologique est appuyée par Bourdieu et Passeron (1964,
1970) qui précisent que l'égalité d'accès à
l'école maintient l'inégalité d'origine sociale, puisque
les enfants des classes supérieures ont des moyens culturels et des
motivations qui leur permettent de mieux profiter de
l'école que les enfants des classes inférieures
(Bourdieu, Passeron, 1970 : 27). Pour ces auteurs, l'école contribue
à reproduire l'inégalité sociale observable au sein de la
société globale car en venant à l'école, chaque
enfant est héritier de sa famille de capitaux (social, culturel,
économique, financier, symbolique) et le parcours scolaire de chacun
serait équiprobable aux capitaux hérités dans la famille.
L'école participe, à sa façon, à ce processus
inégalitaire. Et même pour ceux qui arrivent à
l'Université, l'intégration ne se fait pas par hasard. Cette
lecture sociologique est soutenue par Bourdieu (1970 : 206) lorsqu'il dit :
"L 'école peut contribuer à la reproduction
de l 'ordre établi, puisqu 'elle réussit mieux que jamais
à dissimuler la fonction dont elle s 'acquitte. Loin d'être
incompatible avec la reproduction de la structure des rapports de classe, la
mobilité des individus peut concourir à la conservation de ces
rapports, en garantissant la stabilité sociale par la sélection
contrôlée d 'un nombre limité d 'individus ".
En épousant implicitement cette idéologie comme
tant de recherches qui réduisent la question de la reproduction des
rapports de classe à la question de la mobilité
intergénérationnelle des individus, Bourdieu s'interdit de
comprendre tout ce que les pratiques individuelles, et en particulier celles
qui contribuent à la mobilité ou qui en résultent, doivent
à la structure objective des rapports de classe où elles
s'accomplissent.
Toutes ces études mentionnées ci-dessus font
date. De nos jours, les études sur l'insertion des diplômés
s'interrogent davantage sur le paradoxe des sociétés occidentales
où les besoins en personnel hautement qualifié augmentent alors
que les jeunes diplômés rencontrent des difficultés
d'insertion (Sales et al. 1996). Pour Bernadette (1999), le niveau de
qualification et de formation acquis est une variable déterminante dans
les chances d'insertion et de stabilisation. La théorie du «
capital humain », reflétée dans l'adage qui s'instruit
s'enrichit est pertinente. Toujours selon elle, l'absence de diplôme est
largement sanctionnée sur le marché de l'emploi.
Trottier et al. (1995) suggèrent que
même si le taux de chômage des diplômés universitaires
est moins élevé, ils sont néanmoins confrontés
à des problèmes d'insertion professionnelle, de
précarité d'emploi et de sous-emploi. Ce point de vue est
partagé par Sales (1997), dans son article "The Employment Market
Challenges of Knowledge
Workers" quand il indique que les
diplômés du deuxième et troisième cycles
répondent négativement à la question s'ils pensent qu'il
sera facile de trouver un emploi après avoir reçu leurs
diplômes. Cette population normalement optimiste, qui d'ailleurs est
presque unanimement satisfaite de sa condition de vie universitaire, devient
cependant inquiète et pessimiste quand l'entretien se tourne vers son
futur professionnel (Sales, Drolet, Bonneau, Simard, Kuzminski, 1996).
Dans l'ouvrage les universités et le marché
du travail, Alain Charlot (1977), souligne que les différentes
populations étudiantes se situent de manière très
distincte sur le marché du travail : le processus d'insertion
professionnelle est complexe et non linéaire et la diversité des
itinéraires procède d'une réalité sociale qui
déborde largement le cadre de la simple relation formation/emploi.
A propos du chômage, d'Iribarne (1990), s'interroge sur
les effets de l'enseignement sur l'emploi, car pour lui, il est essentiel de
bien distinguer deux phénomènes tout à fait distincts :
d'une part, les conséquences du niveau de formation d'un individu, le
niveau de formation des autres étant supposé donné, sur
ses chances de trouver un emploi ; et d'autre part, les conséquences sur
le chômage global d'un relèvement général du niveau
de formation. Le fait que le premier soit en général favorable
n'implique nullement que le deuxième le soit.
Des auteurs contemporains s'interrogent aujourd'hui sur la
question de savoir pourquoi certains jeunes diplômés s'en sortent
relativement aisément alors que d'autres vont de difficultés en
difficultés. Nombre d'entre eux ont apporté des
éléments de réponse à cette question en
étudiant les facteurs influençant le processus d'insertion.
Ainsi, différentes recherches ont mis en évidence des variables
de divers ordres (variables personnelles et variables situationnelles) qui
jouent un rôle dans le déroulement du processus d'insertion
(Riverin-Simard et al., 1992). Par exemple, les individus les plus
scolarisés sont habituellement mieux placés dans la course
à l'emploi (Gauthier, 1996 ; Limoges, 1998). En Europe, on relève
aussi cet impact positif de la scolarité dans l'obtention d'un emploi,
d'autant plus que les jeunes les plus scolarisés semblent aussi ceux qui
sont les plus favorisés par les programmes d'aide à l'insertion
professionnelle (Galland, 1996 ; Nicole-Drancourt et Rouleau-Berger, 1995).
En Afrique en général, en Guinée en
particulier, la situation se présente autrement. On constate que le
niveau de formation a un effet paradoxal sur l'accès à l'emploi :
« plus le niveau augmente, plus le taux de chômage
s'élève » (Gérard, 1997). Si le niveau de formation
ne peut être retenu comme déterminant, le degré
d'adéquation entre système scolaire et marché de l'emploi
doit en revanche être examiné : l'évolution de ces deux
grands systèmes ou champs et celle de leurs interactions sont en effet
nécessairement à l'origine du phénomène de
chômage. C'est en tenant compte d'une part, de la particularité du
paradoxe entre formation et emploi en Guinée, d'autre part, de
l'influence du réseau familial que nous avons élaboré nos
hypothèses de recherche.
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