6.2 LE POIDS DES RÉSEAUX DE RELATIONS DANS LE
CONTEXTE GUINÉEN
Dans le contexte guinéen, le réseau relationnel
comme on a commencé à le voir occupe une place importante lors de
la recherche d'un emploi. D'une manière générale, les
répondants ayant un emploi déclarent majoritairement avoir fait
usage de leurs relations afin d'accéder à un emploi. Même
ceux qui sont encore à la recherche d'un emploi comptent
également faire usage de leurs relations si l'opportunité s'offre
à eux. Dans l'une ou l'autre catégorie de ces répondants,
le réseau relationnel constitue une ressource à l'insertion
à côté des formations complémentaires et des stages
effectués.
Cette réalité du marché de l'emploi
guinéen semble corroborer la théorie de Kelley (1976 : 99) selon
laquelle, la relation familiale donne un avantage certain dans la recherche de
l'emploi. En Guinée, cet avantage se traduit par la possibilité
de se faire offrir un stage en milieu de travail, le financement d'une
formation complémentaire (en informatique, en anglais ou en gestion par
exemple) ou la création de sa propre entreprise. Cette situation n'est
pas spécifique à la Guinée. Une étude
réalisée au Canada par Guédon (2000 : 80), confirme cette
analyse en montrant que : « Les diplômés
10 Audet (1988), Relance du ministère de
l'Éducation rappelle qu'en 1987, période de relative
prospérité, seulement 54% des étudiants détenant un
baccalauréat depuis deux ans avaient à la fois un emploi
permanent et relié à leur champ de spécialisation.
soutenus par un milieu familial bien pourvu sur le plan
socio-économique, ceux qui peuvent s'identifier à un père
heureux au travail ou ceux qui savent utiliser les ressources mises à
leur disposition sont en meilleure position d'insertion que les
diplômés dépourvus de soutien social et contraints à
se tourner vers des "jobines" de survie plus ou moins déviantes ».
Cette position est partagée par certains auteurs comme Fournier (1997)
et Gauthier (1990) qui soutiennent que les diplômés
pénalisés par une histoire familiale tumultueuse, par des
difficultés scolaires chroniques, courent plus de risque de s'exclure
à long terme du marché de travail régulier. Il faut
préciser que le réseau relationnel s'étend au-delà
de la famille. A ce niveau, on peut distinguer deux catégories de
répondants :
La première catégorie regroupe ceux qui ont
obtenu un emploi par le biais de leur réseau relationnel qu'ils soient
dans le secteur privé ou public. Pour les répondants, sans une
relation amicale ou familiale, c'est très difficile d'avoir un emploi en
Guinée. Il faut être recommandé ou avoir des parents qui
soient bien placés ou encore une connaissance qui puisse apporter de
l'aide comme le souligne FSE30 :
Moi particulièrement, si je n 'avais pas eu vent du
concours, je suis sûr que je n 'allais pas apprendre qu 'il y avait un
recrutement ici (lieu de travail). Et là aussi, si je n 'avais
pas de connaissances (relations), c 'est sûr que je n 'allais
pas réussir le concours ».
Ce phénomène d'usage de relation pour
décrocher un emploi n'est pas propre aux diplômés
guinéens. Des situations similaires ont été
observées dans une étude faite au Mali par Piché et
Antoine (1995). Les auteurs de cette étude révèlent que
c'est à travers les réseaux sociaux, parentaux et culturels que
les jeunes diplômés parviennent à s'insérer sur le
marché urbain de Bamako. L'étude de Badji (1997 : 51) sur le
« devenir professionnel des étudiants de la Faculté des
sciences économiques et de gestion » révèle
également qu'à Dakar, trouver du travail nécessite
beaucoup de connaissances pratiques sur le marché de l'emploi, sur les
pourvoyeurs potentiels d'emploi et sur les personnes influentes. Cela suppose
l'établissement d'un réseau de relations susceptibles de donner
des informations indispensables.
La seconde catégorie regroupe les répondants
n'ayant pas encore de l'emploi mais qui envisagent de faire usage des relations
pour leur insertion. Ils considèrent
indépendamment de leurs formations universitaires et
des compétences dont ils disposent, que sans les relations, les
"chances" de trouver un emploi sont faibles. Si certains répondants
pensent seulement faire usage de leurs relations, d'autres vont plus loin pour
expliquer l'impact du réseau relationnel sur le marché de
l'emploi guinéen tout en dénonçant certaines attitudes
qu'ils considèrent inconcevables telle que la relégation au
second plan du volet formation au profit de la primauté des relations
qui conduisent souvent à des pratiques de népotisme comme
l'explique HSC24:
« Je connais un ami, il a fait un test, c
'était pour occuper un poste vacant d'expert comptable. L 'expert
comptable était rentré, il fallait le remplacer par un
guinéen. Un test formel a été organisé, mais il se
trouve que son père était un haut responsable du ministère
dont relevait l 'entreprise en question. Donc l 'ami a été
"pistonné" comme on le dit vulgairement et aujourd 'hui il occupe ce
poste, il est très bien payé avec une voiture de commandement
à sa disposition, un chauffeur sans compter d'autres avantages. Alors qu
'en réalité, il n 'a pas les compétences requises pour
exercer cette fonction. C 'est dire que le volet formation n 'est pas en
Guinée le volet le plus important, il faut aussi avoir des relations,
des relations très solides sinon il est pratiquement impossible d'avoir
du travail ».
Cette situation caractérisant les diplômés
universitaires guinéens est présente ailleurs comme au Mali
où certains diplômés font appel à la <
solidarité familiale » pour accéder à un emploi.
D'ailleurs, l'étude de Gérard (1997) portant sur <
Marginalisation et recherche d 'intégration des "jeunes
diplômés "Bamakois au chômage » démontre le
besoin de relations pour les diplômés dans leur insertion
professionnelle. Cette étude révèle que 81,6% des jeunes
interrogés estiment que, sans les relations, on ne peut pas trouver de
travail à Bamako; 5 8,5% des diplômés qui travaillent ont
obtenu leur emploi par ce moyen.
Pour le cas spécifique des diplômés de
l'Université de Conakry, suite à plusieurs déceptions en
rapport aux résultats du test de recrutement, certains répondants
considèrent désormais les relations ou les moyens financiers
comme l'unique possibilité pour accéder à un emploi en
Guinée. Nous reviendrons plus loin sur cet aspect des moyens financiers
qui constitue une forme de corruption généralisée dans le
marché du travail guinéen et par conséquent un handicap
à surmonter par les diplômés en quête du premier
emploi.
Si une proportion importante des interviewés met
l'accent sur la portée des relations pour décrocher un emploi, il
faut cependant, noter des exceptions. Car, les diplômés qui ont
obtenu un emploi sans passer par un réseau relationnel le mentionnent
avec fierté en précisant quand même le rôle des
formations et stages:
«Moi personnellement je n 'ai pas eu de relations. Je
me suis débrouillée toute seule avec ce que j 'ai eu à
faire comme formations et stages. C 'est grâce à ça
(formations et stages) que j 'ai eu cet emploi là aujourd'hui.
Je n 'ai bénéficié d'aucune relation, que ça soit
de la part des amis ou des parents » (FSE29).
Enfin, d'autres interviewés, même s'ils ont
décroché leur emploi par un simple dépôt de dossier,
ne manquent pas de mettre l'accent sur le poids des relations en Guinée.
Certains vont jusqu'à distinguer deux modes communément
utilisés par les diplômés à savoir : les relations
parentales et les jeux d'influence assortis d'argent. A propos de ce dernier,
des répondants font état de l'existence de la corruption en
soutenant que des emplois sont obtenus parfois sur paiement de pots de vin. Ce
qui revient à dire que les diplômés qui n'ont pas de moyens
financiers ou de soutien de la part des réseaux, ne peuvent rien faire
face à la concurrence quand on sait que les sommes d'argent
fréquemment sollicitées sont trois fois supérieures
à celles d'un salaire mensuel d'un cadre supérieur de la fonction
publique guinéenne.
Par exemple en ce qui concerne les tests de recrutement, selon
nos interviewés, on demanderait entre 500 000 et 1 million de
FG11 pour trouver un emploi dans le secteur public. Toujours selon
nos répondants, une fois que la somme demandée est
acquittée, plus besoin de se soucier du déroulement du concours.
Ce qui compte c'est de savoir à qui donner, à quel moment le
donner, un arrêté ministériel sortira pour indiquer que le
diplômé est employé.
Aussi, d'après eux, cette attitude est justifiée
par les conditions socio-économiques précaires qui
caractérisent particulièrement Conakry la capitale
guinéenne. En effet, les répondants jugent que les bas salaires
des fonctionnaires pousseraient ces derniers à la corruption lors
d'organisations de concours de recrutement. Ces pratiques confirment de nouveau
l'usage de la corruption et du népotisme qui caractérisent les
administrations
11 Environ entre 407 et 814 dollars canadiens au moment de notre
collecte de données (novembre 2001).
des pays en voie de développement en
général et celle de la Guinée en particulier. C'est ce que
Badji (1997, ibid.) qualifie à Dakar de "genre de pratique" qui a
favorisé la titularisation de personnes parfois incompétentes
à des postes stratégiques. Ce qui ne manque pas d'avoir des
répercussions négatives sur la compétitivité,
l'efficacité ainsi que la validité de ces structures
économiques.
L'interprétation des données de la
présente section permet de conclure que près de 56 % des
répondants sont unanimes sur l'influence des réseaux relationnels
en Guinée. On constate que les perceptions des répondants et
singulièrement celles des personnes ayant obtenu de l'emploi sont
similaires avec les conceptions de ceux qui n'ont pas encore d'emploi.
En effet, les réseaux de relations et les formations
complémentaires ont des impacts dans le contexte guinéen lors de
la recherche de l'emploi. En exemple, cinq fils de commerçants (62,5 %)
sur 8 sont en emploi. De même, quatre sur sept des diplômés
dont le père est cultivateur (soit 57,14 % de cette catégorie)
sont en emploi. Ce taux d'insertion de ces deux catégories peut
s'expliquer par le fait qu'elles font appel aux réseaux de relation
combinés aux formations complémentaires. En outre, les
données du tableau ci-dessous illustrent cette situation. Sur 21
diplômés occupés, sept (33,33 %) ont eu leur emploi
à travers leurs relations, cinq (23,80 %) à la suite des
réseaux combinés aux formations complémentaires, sept
(33,33 %) à partir d'une formation complémentaire et deux (9,52
%) ont décroché leur emploi en postulant directement. Les
relations et/ou les formations complémentaires sont très
déterminantes en Guinée pour trouver du travail. Comme l'ont si
bien dit d'ailleurs des diplômés " les relations sont
privilégiées au détriment de la compétition. Elles
priment sur la compétence; on use d'abord de celles-ci avant de faire
jouer la compétence".
Tableau 4 Répartition des
diplômés en emploi selon le mode d'obtention de l'emploi
Mode d'obtention de l'emploi
|
Effectif
|
%
|
Par les réseaux sociaux
|
7
|
33,33
|
Par les réseaux sociaux + formation
complémentaire
|
5
|
23,80
|
Par formation complémentaire
|
7
|
33,33
|
Ont postulé directement
|
2
|
9,52
|
Tout d'abord, la mise à contribution des relations
pendant la quête d'emploi est fortement conseillée, cette
démarche devant s'effectuer bien avant la fin des études. La
préparation du point de "chute" se fait le plus souvent pendant les
études. Dans la même optique, certains répondants comptent
seulement sur l'appui des réseaux afin d'accéder au marché
de l'emploi. Par ailleurs, les répondants sont quasi unanimes à
admettre que la mise à contribution des réseaux se fait
régulièrement sur le marché de l'emploi guinéen
comme l'illustre l'extrait suivant :
« J'ai participé récemment à un
concours de recrutement à la fonction publique, les sujets donnés
étaient très faciles pour moi en plus, je sais que j 'ai bien
traité les sujets. Confiant, je n 'ai même pas voulu faire des
démarches parallèles. Quelle a été ma surprise,
lors de la publication des résultats j 'ai vu des gens qui avaient
abandonné l'école il y a près de 10 ans [...] et qui
étaient admis ou des gens qui n 'ont pas fait l 'option qui se
retrouvent admis finalement. Je me suis dis que ce sont les relations.
Effectivement tous mes amis qui furent admis, soit ont des parents au
Ministère de l 'Éducation nationale ou bien ils ont des parents
au niveau de la fonction publique» (HLE19).
En d'autres termes, l'appartenance aux réseaux des
relations des familles exerce une influence décisive sur les
trajectoires professionnelles des diplômés du système
universitaire guinéen. Pour le cas spécifique de
l'Université de Conakry, cet avantage se traduit par la
possibilité de se faire offrir un stage en milieu de travail, le
financement d'une formation complémentaire. Car, en Guinée, le
système de réseau familial est encore déterminant lors de
l'accès au premier emploi. Cela diffère de ce qui se passe dans
les pays développés comme le Canada où le réseau
familial est nettement moins déterminant pour accéder à un
emploi ou à une formation.
Lorsque l'on fait référence aux propos des
diplômés et surtout à ceux qui sont sans emploi, on
comprend vite que l'utilisation de réseaux familiaux ait à la
fois une portée tant sociale qu'économique. Dans la situation du
premier emploi, le répondant et sa famille sont confrontés
à des paramètres sociaux importants. Pour la famille, c'est
entres autre la perpétuation du réseau relationnel et la survie
économique de la famille qui sont mis en cause alors que pour le
diplômé, c'est son statut social qui se modifie pour
s'améliorer (surtout quand il s'agit d'un emploi à durée
indéterminée). Mais la portée sociale de l'emploi du
diplômé se vérifie aussi sur la base de son autonomie vis
à vis de ses parents et de sa contribution à
l'épanouissement du réseau relationnel.
En effet, en Guinée, les réseaux de familles
constituent l'une des principales ressources pour accéder à un
emploi. Cette lecture sociologique du rôle du réseau familial dans
l'accès à l'emploi est partagée par Paul et Renaud (1976),
qui défendent l'idée selon laquelle un fils qui vient d'une
famille de statut élevé obtient des ressources économiques
dont il se sert pour acquérir une éducation, de
l'équipement et des réseaux de relations. Cette situation est
présente en Guinée et dans beaucoup d'études africaines
(Fall, 1992 ; Gérard, 1997 ; Badji, 1997). Même si dans la
perspective de Granovetter (1992) ce sont les "petits liens" qui sont plus
déterminants que le réseau familial.
D'ailleurs, certains auteurs, comme Vinokur (1995), font
remarquer que les facteurs comme le parcours scolaire, le niveau et le type de
diplôme n'expliquent pas tout dans l'accès au premier emploi
puisque des personnes ayant le même cursus scolaire peuvent avoir des
parcours professionnels différents. Ainsi, pour Vinokur (1995), à
niveau de diplôme identique, l'accès à l'emploi des jeunes
issus de milieux favorisés/et ou ayant des relations se passe dans de
meilleures conditions comparativement aux autres jeunes. En fait, il semble se
dégager que l'origine sociale traduit implicitement la capacité
à recourir à des réseaux professionnels, familiaux ou
amicaux constitués par l'entourage familial pour accéder au
premier emploi.
Cette lecture met donc au centre de la réflexion le
réseau familial et son rôle dans le rythme de l'insertion
professionnelle des individus et de leur ascension sociale. Selon les termes de
Passeron (1970 : 27) :
« Tout sous système familial joue un
rôle essentiel dans le processus d 'insertion à l 'emploi en
modelant les ambitions de chaque membre de la famille au statut social
familial. La famille détermine donc, en première instance, l
'accès et, par la suite, le maintien à l 'emploi. L 'emploi,
à son tour, fournit des compétences et prépare les
individus dans l 'occupation des positions sociales disponibles ».
Pour le cas de la Guinée en général et de
l'Université de Conakry en particulier, les diplômés ont
des chances différentes de réussir leur insertion. Par sa
position sociale, ses capitaux (culturels et financiers) et sa structure, le
réseau familial et/ou relationnel joue effectivement un rôle
capital. Il continuera à apporter un appui important pendant la
formation, par la mobilisation des ressources, mais pendant la recherche de
l'emploi par la mobilisation d'autres types de ressources. Les données
dans le tableau 4 montrent que les répondants ayant
bénéficié d'une formation complémentaire soutenue
par une relation s'insèrent plus facilement que les autres.
Une autre forme de manifestation des réseaux sociaux
d'insertion pour les diplômés c'est le "piston". Est-ce que les
affichages ou les communiqués radio aident à la recherche de
l'emploi? A cette question, plus de 3/4 des répondants affirment que les
annonces dans les journaux et les communiqués radio ne permettent pas
l'accès à l'emploi. Ils invoquent, entre autres arguments, le
délai très court entre le moment où ces annonces sont
publiées et le jour de l'organisation du test. Ensuite, ils
considèrent que les candidats qui ont des appuis sont informés
très tôt de façon informelle et ont le temps
nécessaire de se préparer au dit test sans compter les
recommandations faites en leur faveur par les organisateurs du test de
recrutement. C'est pourquoi les répondants qualifient ces annonces et
communiqués de simples formalités pour légitimer des choix
préalables dans la mesure où les admis sont connus d'avance.
L'extrait ci-dessous illustre bien ce genre de pratique sur le marché de
l'emploi guinéen :
«En Guinée, les annonces dans les journaux et les
communiqués radio, ne sont que des simples formalités, parce que
dans la pratique les places offertes au niveau d'un département
ministériel ou d'une entreprise sont déjà destinées
à des personnes. Par conséquent, l 'information donnée n
'est là que pour légitimer des emplois déjà
attribués. Ainsi, ceux qui viennent là, font tout juste le test
pour la
forme, mais en réalité ceux qui ont
donné de l 'argent ou ceux qui ont des parents bien placés sont
déjà pris par avance» (HLC12).
Ce phénomène de "pistonnage" en Guinée
est présent dans des études comme celle de Bocquier et Fall
(1992) effectuée au Sénégal. Les auteurs de cette
étude résument cette situation en ces termes : «Dans un
contexte de raréfaction de l'offre d'emploi, les jeunes
diplômés sont contraints de faire appel à des relations de
plus en plus proches, en l'occurrence les relations de parenté».
L'étude de Badji (1997 : 51) à Dakar, arrive à la
conclusion que tous les diplômés qui n'ont pas utilisé ce
moyen affirment qu'ils n'ont personne pour les "pistonner". Ailleurs, c'est ce
que Granovetter (1974, 1995) appelle les ponts (bridges) qui relieront
les groupes et feront passer l'information entre eux. Ces réseaux sont
effectivement intéressants parce que moins coûteux, plus riches et
plus détaillés en informations et plus fiables.
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