L'utilité chez Hegel et Heidegger( Télécharger le fichier original )par Christophe Premat Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998 |
l'utilité comme renversement ontologique des rapports chez HeideggerSi le renversement des rapports induit par l'utilité est aussi ontologique chez Heidegger, il n'est pas dialectique mais il met en évidence une ruse de l'Être avec l'homme c'est-à-dire le Dasein. le renversement des rapports entre l'Être et l'homme L'homme croit utiliser l'Être alors qu'il exploite l'étant et l'être de l'étant et c'est dans cette exploitation que l'Être tient à se faire entendre car pour être pensé, l'Être a besoin de l'homme, il a besoin d'être écouté par l'homme. C'est bien sûr ici que se comprend le sens de ce que Heidegger appelle "le tournant de la pensée" qui est le tournant qui survient au plus profond du règne de la technique. L'homme vit dans un monde de l'utilité uniformisée où il s'éloigne de plus en plus de l'Être alors qu'il a l'impression de s'approcher de l'Être en manipulant l'étant ; c'est en fait l'Être qui utilise l'homme et qui le plonge totalement dans la sphère de l'étant pour qu'il pose la question essentielle de son époque : la question du sens de l'Être. Il existe alors une éminente dignité de cette question (die Fragewürdigkeit). Dans le séminaire du Thor de 1969, Heidegger le dit explicitement : l'homme est "utilisé" par l'Être (gebraucht vom Sein), Gebrauch étant le mot qui sert à traduire le krê d'Anaximandre. Il entend le terme "utilisé" au sens du besoin. L'homme est l'oubli de l'Être mais l'Être pour s'ouvrir, a besoin de l'homme en tant que le là (Da) de sa manifestation. Autrement dit, l'espace de l'Être n'est pas incompatible et complètement différencié de l'espace de l'utilité comme on l'a affirmé un peu plus haut. Mais on a une coexistence du Ge-stell dévastateur et de l'Ereignis salvateur, l'Ereignis étant l'événement de l'avènement de l'Être c'est-à-dire la venue de la question de l'Être. Ainsi, l'utilité technique n'a peut-être pas que du mauvais car l'Être utilise cette utilité pour que l'homme, poussé à l'extrême et au péril, puisse poser la question fondamentale. On aurait pas seulement un renversement ontologique mais un rebondissement de la question de l'Être. L'espace de l'utilité fait rebondir l'homme pour l'orienter vers l'espace de l'Être qui est un espace infiniment ouvert. J'aurais tendance à dire, de manière plus familière, que la balle est dans le camp de l'homme, elle se situe sur son espace. À lui de la renvoyer et de se renvoyer avec elle sur le terrain de l'Être. Dans sa conférence La fin de la philosophie et la tache de la pensée (Questions IV), Heidegger insiste sur deux concepts très importants, la "clairière" et la "présence" (Lichtung und Anwesenheit). Cette clairière est l'éclaircie de l'Être, ce qui donne à voir l'Être à l'être c'est-à-dire notre être. L'Être donne au Dasein la zone dévoilée, l'éclaircie, l'ouverture sur l'Être, qui est notre être et que l'Être utilise pour sa vérité. Cette éclaircie constitue tout le sens de l'oeuvre de Heidegger ; nous sentons cela très bien à travers la Lettre sur l'humanisme. "l'Être lui-même [...] a pouvoir sur la pensée et par là sur l'essence de l'homme c'est-à-dire sur la relation de l'homme à l'Être. Pouvoir sur une chose signifie ici: la garder dans son essence, la maintenir dans son élément"105(*). Ce "pouvoir" n'a rien d'une domination, il est différent du pouvoir tel que nous pourrions l'imaginer. Heidegger fait exprès d'utiliser ce langage pour que le lecteur fasse la différence entre le pouvoir de la technique et du politique par exemple et le pouvoir de l'Être. Dans le domaine de la technique, pouvoir signifie tenter de maîtriser la totalité de l'étant : on a affaire à un double langage car Heidegger essaie de montrer qu'il existe un langage ontologique, qui dit les choses, non plus du côté de l'étant mais du côté de l'Être. L'Être n'est pas aliénant, son pouvoir ne constitue pas une entreprise d'aliénation mais un rappel parce qu'il y a eu oubli de l'Être. Ce dernier rappelle à l'homme son sens, il lui rappelle son essence qui est cette ouverture à ce sens. "L'Être attend toujours que l'homme se le remémore comme digne d'être pensé (Noch wartet das Sein, dass Es selbst den Menschen denkwürdig werde)"106(*). L'Être n'est pas contrainte, il est présence (Anwesenheit), présence en tant qu'attente (das warten). Cette attente n'est ni une passivité, ni une soumission ou une négation mais plutôt l'attente d'un signe qui indique un tournant (Wende), un tournant de la pensée et une ouverture à l'Être. L'homme n'est homme que parce qu'il s'ouvre à l'Être : ce n'est pas un animal social mais un animal ontologique. L'Être a besoin de l'homme pour être pensé et accéder à une présence encore plus éclairante. On ne peut pas avoir de renversement dialectique des rapports dans la mesure où l'Être est encore l'indéfini, ce qui est en attente d'être défini mais qui ne pourra jamais être défini du point de vue de l'étant. Ce rapport de l'homme à l'Être, c'est en quelque sorte la relation de l'homme à sa propre vérité. L'Être se caractérise essentiellement par l'attente d'un questionnement. La métaphysique est fermeture de cette attente : "La métaphysique se ferme (Die Metaphysik verschliesst...) à la simple notion essentielle que l'homme ne se déploie dans son essence qu'en tant qu'il est revendiqué par l'Être"107(*). La métaphysique refuse de prendre en compte cette revendication (die Anspruch), elle voile encore plus le sens de l'essence de l'homme qui est de questionner l'Être, elle est même surenchère dans ce voilement ; elle veut fermer cette question en faisant le tour complet de l'étant. Pour Heidegger, il est important pour l'homme de se situer dans cette attente et de renverser la vapeur : il faut qu'il essaie d'envisager les choses non pas du point de vue de son être mais du point de vue de l'Être. "se tenir dans l'éclaircie de l'Être, c'est ce que j'appelle l'ek-sistence de l'homme (Das Stehen in der Lichtung)"108(*). Cette ek-sistence se distingue de la simple existence, elle est ce dans quoi l'homme maintient le questionnement de sa provenance et de sa détermination. La particule ek- manifeste la structure extatique de toute existence qui est cette compréhension de l'ouverture à l'Être. "L'homme est bien plutôt "jeté" par l'Être lui-même dans la vérité de l'Être, pour qu'en la lumière de l'Être, l'étant apparaisse comme étant qu'il est"109(*). Cette phrase éclaire bien le concept de projet tel qu'il apparaît au début d'Être et Temps. L'homme ne projette pas, il est plutôt pro-jeté c'est-à-dire jeté dans un questionnement ontologique. Le Da de son Dasein fonde et ouvre son ouverture à l'Être. C'est dans cette ouverture qu'il doit se maintenir car l'ek-sistence réside dans ce maintien, afin qu'il éclaire rétrospectivement la vérité de l'étant. L'être de l'étant ne doit pas se déterminer à partir de l'étant mais à partir de la position de l'homme dans cette ouverture du sens de l'Être. On pourrait critiquer Heidegger de manière hégélienne en lui trouvant des accents schellingiens car comme pour ce dernier, tout dépend d'une position de l'homme par rapport à cette ouverture, position qui n'est presque qu'une intuition. C'est en ce sens que Heidegger est plus proche de Schelling que de Hegel. Heidegger critique même le sens de l'existence chez hegel : "Hegel la détermine comme l'idée de la subjectivité absolue qui se sait elle-même"110(*). Or, Heidegger prend lui un point de départ abstrait qu'il faudrait intuitionner. Hegel part d'une détermination car le point de départ doit lui-même se dialectiser tandis que Heidegger part du Es de l'Être. La Phénoménologie de l'Esprit demeure une présentation scientifique de l'expérience de la conscience, et c'est une oeuvre rigoureusement philosophique tandis qu'on a l'impression que Heidegger ne fait que se promener dans les parages de cette intuition de Être comme si penser l'Être, ce serait pressentir son ouverture infinie. Ce moment de l'intuition (die Anschaung) n'est pas aussi clairement démontré que chez Schelling mais on peut interpréter la pensée heideggerienne dans ce sens. Hegel montre dans la préface de La phénoménologie de l'Esprit, que "la vraie figure de la vérité est donc posée dans cette scientificité"111(*). La vérité de la philosophie ne réside ni dans l'entendement en tant que puissance de représentation (die Vorstellung) ni dans l'intuition (die Anschaung) mais dans la synthèse des deux, la présentation (die Darstellung). Or, quand on lit une phrase de Heidegger comme "Il se tient en extase en direction de l'ouverture de l'Être (Es steht in die Offenheit des Seins hinaus)"112(*), on voit bien que cette structure extatique de l'existence est un positionnement, une ouverture à l'Ouverture et une ouverture à l'intuitionné, car l'intuitionné est aussi l'Ouvert. C'est la compréhension de l'homme qui est cette ouverture fondamentale (die Erschlossenheit) à l'Être. Dans le début d'Être et Temps, Heidegger insiste sur cette Erschlossenheit. François Vezin se proposait de traduire ce terme par le néologisme ouvertude, qui signifiait non pas l'ouverture mais l'ouverture de l'ouverture, la structure ontologique de l'Ouvrir c'est-à-dire la confluence entre l'Ouverture de l'Être et l'ouverture de l'homme. Ce dernier, dans la déchéance de son là (die Verfallenheit) a la possibilité de se positionner dans cette ouverture. L'ex-tase qui était d'ailleurs un terme mystique, c'est l'intuition du sens de l'Être et c'est ce qui nous pousse dans cette intuition. Le renversement ontologique des rapports entre l'Être et l'homme n'a donc rien à voir avec le renversement dialectique et plus réel chez Hegel. * 105 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.37. * 106 Ibid., p.51. * 107 Ibid., p.57. * 108 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.57. * 109 Ibid., p.77. * 110 Ibid., p.63. * 111 G.W.F HEGEL, Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome I, p.8. * 112 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.131. |
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