L'utilité chez Hegel et Heidegger( Télécharger le fichier original )par Christophe Premat Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998 |
Chapitre V : l'utilité n'est elle pas plutôt une figure du renversement des rapports ?L'utilité ne peut pas se réduire à un simple utiliser ; il semblerait que chez Hegel et Heidegger il existe une véritable utilité qui dépasse la sphère des besoins vitaux et qui regarde l'existence en tant que savoir de la vie. Cette utilité exhibe un jeu entre l'existence et la vie, elle est au-delà de l'utilisation et elle est une ruse par rapport à cette utilisation. Ce n'est pas dans l'utilisation que j'épuiserai son utilité pour moi: si cette ruse se manifeste de manière dialectique chez Hegel, elle est plutôt ontologique chez Heidegger, car ce qui se déploie chez ce dernier, c'est l'incessant jeu de l'Être et de l'homme ou de l'Être avec une de ses possibilités, le Dasein. Précisons le renversement des rapports qu'induit cette ruse. l'utilité comme renversement des rapports chez HegelIl ne s'agit pas tant d'une ruse chez Hegel que d'un combat véritable et l'existence humaine tire son sens dans cet affrontement, cette lutte pour la reconnaissance de sa valeur. C'est dans ce célèbre passage concernant la Domination et la Servitude c'est-à-dire l'indépendance et la dépendance de la conscience de soi de la Phénoménologie de l'Esprit que Hegel effectue une analyse du processus fondamental de reconnaissance (die Anerkennung). On sait que la conscience que l'homme prend de lui-même, est la conscience de la vie et aboutit à la conscience malheureuse. En effet, prendre conscience de la vie universelle, c'est nécessairement s'opposer à elle en même temps que la retrouver en soi. La conscience de la vie n'est pas la vie naïve mais le savoir du Tout de la vie, comme négation de toutes ses formes particulières. Hegel écrit que "la vie est la position naturelle de la conscience, l'indépendance (Selbstständigkeit) sans l'absolue négativité"100(*). Il manque cette dimension existentielle de "l'absolue négativité" c'est-à-dire qu'il manque l'essence de la négation même. La vie, c'est la conscience qui refuse de se saisir, c'est la conscience qui refuse de se voir dépendante de l'altérité. C'est pourquoi la reconnaissance de l'altérité et de soi-même va être utile à l'homme en ce sens qu'elle va lui apporter une identité non pas vitale mais existentielle. L'utilité est présente dans la nécessité de la reconnaissance : l'autoconscience est d'abord un être simple immédiat, exclusif, qui marque l'être-autre du caractère négatif et inessentiel, mais pour être complètement elle-même, elle a besoin qu'on la reconnaisse. L'autre autoconscience lui est nécessaire pour qu'elle s'y oppose. L'autoconscience se définit en fait par "être-pour-soi pur" (Reines Fürsichsein). En fait, la reconnaissance est la sortie d'une lutte, celle de la conscience servile (das dienende Bewusstsein) et de la conscience du maître. Au milieu de la relation, la chose est présente dans sa choséité. Ce que veut le maître, c'est utiliser la force de l'esclave pour maîtriser la chose: ainsi, il veut manifester sa domination à la fois sur la chose et sur l'esclave c'est-à-dire qu'il veut accroître sa domination pour en faire une domination absolue. Il veut utiliser la puissance de la chose mais ne veut pas en être l'utilisateur direct et ainsi il utilise l'esclave pour utiliser et travailler la chose: nous avons un transfert d'utilité. On voit bien que l'utilité est ici conçue comme une médiation pour atteindre la possession de la chose, car ce que veut le maître, ce n'est pas qu'utiliser la chose mais surtout la posséder, car pour lui utiliser les possibilités d'une chose est synonyme de posséder. D'ailleurs, le maître se rapporte médiatement à l'esclave par l'intermédiaire de la chose, cet "être indépendant"101(*). Ce qu'il souhaite, c'est assouvir à son désir (die Begierde). Le désir est ce mouvement de la conscience qui ne respecte pas l'être mais le nie c'est-à-dire l'utilise et le fait sien. Ce désir suppose le caractère phénoménal du monde qui n'est qu'un moyen pour le Soi. Cette conscience désirante se considère comme autonome par rapport à l'autre conscience considérée comme inessentielle, elle se complaît dans sa tautologie Moi=Moi. Or, la vérité de la conscience n'est pas dans cette tautologie mais dans un débat avec le monde car le monde est pour cela le non-subsistant, ce qui disparaît et ce qui est destiné à être utilisé. L'utilisation est éphémère, elle se fait commutative. Cette conscience vise la négation de son objet de désir, de cet "être indépendant", elle veut le consommer et ainsi se rassasier et se rassembler avec elle-même. Mais elle ne sait pas que sa vérité ne réside pas dans l'utilisation de l'objet mais dans son désir d'utilisation et pour qu'elle sache cela, il faut qu'elle se mette en relation avec le désir d'une autre conscience. La relation de maîtrise devient une projection hors de soi d'une autoconscience surévaluée. Ainsi, pour que le maître désire, il faut que le valet c'est-à-dire la conscience servante, travaille le monde. Le valet reste dans la dépendance de la vie immédiate, dépendance qui est double : en dépendant de la chose, il dépend du désir du maître. Il ne peut s'abstenir de cette dépendance qu'en travaillant cet "être indépendant" qu'est la chose. Il va servir (dienen) le maître en effectuant ce "service". Ce travail servile va être source de réflexion et sera une médiation du désir, un freinage du désir du maître. Le Soi, c'est le maître qui nie la vie dans sa positivité ; l'Autre, c'est l'esclave, une conscience encore, une conscience qui n'est plus que la conscience de la vie comme positivité. Ainsi, dans le travail, l'esclave agira par "peur" et rencontrera la mort, cette négativité absolue c'est-à-dire cette maîtrise absolue. Il va découvrir la profondeur de la négativité et affirmer sa vie dans cet être-pour-la-mort. Autrement dit, le valet, dans l'acte de "former"la chose, se dit lui-même dans sa puissance négative, dans son être-pour-la-mort ; le travail qu'il effectue lui permet d'apprivoiser cette mort. À force d'utiliser la chose, il devient le véritable usager de celle-ci. Le travail lui est utile non pas immédiatement mais médiatement car il va mettre à distance cette figure d'altérité radicale qu'est la mort et lui donner une forme objective dans la transformation de la chose. Cette utilité du travail permet un renversement des rapports entre le maître et l'esclave : la domination et la servitude par un renversement dialectique conduisent à la libération de l'esclave. Il a su donner une forme de création au négatif et a manifesté sa désaliénation ; il existe une culture (Bildung) de la conscience de soi de l'esclave ; c'est par la peur, le service, le travail que se forme la conscience de soi. L'esclave deviendra le maître du maître et le maître l'esclave de l'esclave : son immédiateté devient aliénante mais par l'esclave, il va accéder à la vérité de sa conscience de soi. Ainsi, dans cette lutte pour la vie par la mort, les deux consciences s'éveillent et se reconnaissent. Le maître est éveillé à une inautonomie qu'il ignorait pendant que le valet découvre une autonomie en maîtrisant le monde. La peur et le service ne seraient pas suffisants pour élever la conscience de soi de l'esclave à la véritable indépendance, mais c'est bien le travail qui transforme la servitude en maîtrise. Ce qui se dégage dans ce texte, ce n'est pas simplement la médiation de l'utilité mais l'utilité de la médiation (die Vermittlung). La médiation, c'est l'effectivité concrète qui se pose pour poser un être ; ici, la dernière médiation constitue le travail. Cette médiation se nie pour affirmer autre chose : c'est dans le travail que l'esclave devient capable de donner à son être-pour-soi la subsistance et la permanence de l'être-en-soi. "la conscience travaillante en vient ainsi à l'intuition de l'être indépendant, comme intuition de soi-même"102(*). Le travail permet une réflexion sur soi qui est une réflexion d'identité, un dévoilement progressif de soi-même. "Cet être pour-soi, dans le travail, s'extériorise lui-même et passe dans l'élément de la permanence"103(*). L'élément de la permanence, c'est l'élément de la chose en soi. Alors que la jouissance immédiate du maître n'aboutissait qu'à un état disparaissant, le travail fait subsister l'oeuvre et fait apparaître un "élément permanent". Nous avons un jeu du disparaître et de l'apparaître c'est-à-dire un renversement des rapports à la suite du combat pour la reconnaissance. Et ainsi, nous avons développé la définition qu'Hegel proposait au début du passage : "La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu'elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi c'est-à-dire qu'elle n'est qu'en tant qu'être reconnu"104(*). C'est l'autre qui me fait prendre conscience de ce que je suis, il m'est utile en un sens existentiel, car c'est lui qui me renvoie à ma propre existence, le savoir du tout de la vie et le savoir du tout de ma vie. L'utilité est médiation, l'utilisation est immédiate et ainsi on peut opposer à juste titre utilité et utilisation. Cette lutte pour l'identité qui est en même temps une lutte pour l'altérité n'est jamais unilatérale : il faut qu'il y ait un affrontement véritable, et quand Hegel écrit que la conscience de soi "n'est qu'en tant qu'être reconnu", il faut que cet "être reconnu" suscite une action opposée. L'utilité n'est pas qu'un rapport social, elle peut être aussi un renversement des rapports qui est plutôt un inversement des rapports ; ce renversement est dialectique et ontologique en ce sens qu'il touche la vérité de l'Être. * 100 G.W.F HEGEL, Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome I, p.160. * 101 G.W.F HEGEL, Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome I, p.161. * 102 G.W.F HEGEL, Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome I, p.165. * 103 Ibid., p.165. * 104 Ibid., p.155. |
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