Les mythes fondateurs de l'A.P.R.A: Témoignages et production historiographique( Télécharger le fichier original )par Daniel Iglesias Université Paris VII-Denis Diderot - Maîtrise d'Histoire 2004 |
b) La sacralisation de Gónzalez PradaCette création d'une identité ne se limita pas à des origines conjoncturelles étrangères. Elle nécessitait une figure locale de qui se réclamer. Le choix se porta sur l'anarchiste Gónzalez Prada, un personnage très controversé de son vivant, mais qui demeurait inébranlablement identifié à la lutte anti-civiliste et au combat pour le droit des indiens. Se basant sur leur expérience personnelle avec cet éminent intellectuel péruvien, certains collaborateurs de la revue se lancèrent au fil des numéros à une entreprise de sacralisation de ce dernier, tout en publiant à de nombreuses reprises des extraits des oeuvres les plus importantes de celui qui incarna, «la possibilité d'un Pérou nouveau»134(*). Gonzalez Prada consacra en effet de nombreux ouvrages à la recherche de ce renouveau, et se forgea au fil des années, une réputation de combatif et de farouche critique envers un pays qu'il qualifiait « d'organisme malade : où l'on pose le doigt, le pus coule »135(*). Malgré sa mort en 1917 et même s'il ne s'imposa jamais comme chef politique, sa radicalité demeurait encore vivace dans les esprits des années vingt, surtout parmi les étudiants universitaires. Cette radicalité était même pour Bourricaud, à l'origine de l'idéologie de la génération des années vingt. Elle traduisait un doute radical des structures en place, alors que les légitimations traditionnelles devenaient caduques et qu'une obligation de « trouver autre chose » et de « faire quelque chose » était de plus en plus ressentie par une population confrontée à un régime corrompu. Gónzalez Prada et sa pensée personnifiaient la remise en cause de l'oligarchie et de la lutte contre le « tout venant, la fournée des amis du président recrutée plus ou moins hâtivement, et qui ne survit pas à la fortune politique du chef de l'exécutif. »136(*). Ce doute radical portait sur les causes de la domination oligarchique et sur les raisons qui continuaient à maintenir un système reposant sur l'exclusion de l'indien et l'immobilisme culturel. Il fustigeait la période coloniale, dans laquelle il voyait la source des maux que subissait le pays et qui se traduisait par de l'injustice sociale, dans le cadre d'une féodalité favorisant l'oppression de l'indien et l'immoralité politique. Ainsi présentée, la figure de Gónzalez Prada revînt sur le devant de la scène grâce à la revue Amauta. Annoncé par Haya de la Torre au son d'un « Nous avons recupéré Prada, l'arrachant du chauvinisme civiliste, pour l'offrir au peuple »137(*), cette récupération fit de Prada une icône. Il s'agissait pour l'aprisme, de se réclamer de l'unique figure qui ne succomba pas à la tentation civiliste, et qui dédia sa vie à la lutte pour la justice sociale. Ce travail d'exposition par procuration, visait à ce que l'on puisse identifier l'APRA, non seulement à Gónzalez Prada, mais aussi à ses idées en matière de lutte contre les vices, les corruptions, et les crimes des classes dominantes. Mêlant l'héritage de Vasconcelos et celui de Gónzalez Prada, la lutte pour la défense de l'indien que prophétisait Haya de la Torre, devait servir de base à la libéralisation progressive du continent latino-américain du joug de son passé. La pensée de « l'apôtre » fut également présentée comme un signe précurseur du renouveau politique du continent américain. Sa fécondité intellectuelle fut placée au même rang que celles des « précurseurs de futur »138(*) ou en quelques mots, les précurseurs du projet apriste : Bolivar, Sarmiento, Montalvo et Martí. Plaçant Prada au même rang que ces grandes figures de l'histoire latino-américaine, les apristes souhaitaient en effet revendiquer le rôle joué par la pensée péruvienne dans le processus de construction régionale, et surtout faire de ce dernier, le chaînon entre les figures du 19ème siècle et le tout nouveau mouvement émergent. La collaboration entre l'APRA et l'Amauta permit l'introduction progressive des thématiques apristes sur le sol péruvien. Plus encore, elle en présenta les composantes, tout en dotant ce mouvement politique d'origines illustres telles que la Réforme universitaire de Córdoba, la Révolution mexicaine, les luttes des étudiants contre Leguía ou l'action politique contestataire de Gónzalez Prada. Elle bénéficia pour cela de l'éclatement des forces contestataires, dont les forces vives n'appartenaient à aucun parti politique organisé. Il n'existait en effet, aucun organe encore capable de réunir les forces progressistes dans un front commun, ce à quoi l'aprisme se hâta de se consacrer dans les colonnes du journal. La situation politique du pays ne favorisait pas non plus la constitution de mouvements de masse. Le régime de Leguía en effet, menait une politique très active contre les partis traditionnels, ce qui entraîna leur disparition progressive, au détriment de l'unique figure du caudillo. Des complications surgirent à partir de 1928, autour de la question des rapports éventuels que pouvaient entretenir l'APRA avec l'Internationale communiste. En outre, la question des statuts de l'APRA créa des affrontements internes et des jalousies avec le directeur d'Amauta. Il s'agissait de savoir si l'APRA devait rester un mouvement politique, une simple alliance anti-impérialiste où coexisteraient socialistes, communistes et bourgeois libéraux, au bien s'il devait se prévaloir de statuts et se transformer en un véritable parti politique de masse. La crise éclata dans le courant de l'année, lorsque fut fondé le Partido Nacional Libertador, qui cherchait à structurer les idées apristes dans la cadre d'un parti, en vue de lancer la candidature de Haya de la Torre à la présidence de République péruvienne. Le directeur de la revue Amauta, José Carlos Mariategui refusa son adhésion au parti, ce qui marqua la fin de la collaboration avec l'aprisme. Des articles très critiques envers les non-communistes furent publiés par la revue, et des sujets qui jusqu'alors jouissaient de l'unanimité générale, servirent de prétexte à des affrontements idéologiques. Le rôle du prolétariat mexicain durant la Révolution mexicaine fut, par exemple, critiqué par Eudocio Ravines, car celui-ci oublia de jouer son rôle historique de classe révolutionnaire. S'en suivit la dissolution de la cellule apriste de Paris, dirigé par Eudocio Ravines et à laquelle s'était associé temporairement Mariátegui, le 1er mai 1929. Des premiers groupes communistes firent leur apparition à Cuzco, alors qu'au contraire, certains collaborateurs de la revue comme Luis Alberto Sanchez, rejoignirent l'APRA. La séparation fut finalement scellée en 1930, avec la fondation à un mois d'intervalle, du Parti Communiste Péruvien et du Parti Apriste Péruvien. Cette rupture marqua dès lors la division de la gauche péruvienne en deux grands blocs rivaux et antagonistes, qui s'opposèrent dans la rue, par les mots, et qui nourrirent sensiblement la culture politique péruvienne. * 134 Orrego Antenor, « Prada, «hito de juvenilidad en el Perú», Amauta, Année III, n°16, juillet 1928, p.1 * 135 González Prada Manuel, Páginas libres/Horas de lucha, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1976 * 136 Bourricaud François, op. cit. * 137 Haya de la Torre, Obras Completas, op. cit., p.34 * 138 Haya de la Torre, Obras Completas, op. cit., p.34 |
|