Naissance médiatique de l'intellectuel musulman en France (1989-2005)( Télécharger le fichier original )par Tristan WALECKX Université Montpellier 3 - Master Histoire 2005 |
B) L'émergence de la figure du combattant musulman des injustices socialesPrincipalement autour de la question du voile donc, la problématique de l'islam s'implante au centre des débats sur l'intégration. Le paysage des leaders des mouvements luttant pour l'intégration se voit dès lors considérablement modifié en fonction de cette donnée nouvelle. D'une part, apparaissent de nouvelles associations qui se définissent avant tout comme islamiques, arguant pouvoir réussir là où les anciens mouvements de revendications citoyennes ont échoué. D'autre part, ces dernières sont par ricochet obligées de se repositionner par rapport à la religion coranique. A partir de ces nouvelles données émergent de nouvelles figures d'intellectuel musulman : la référence à un islam, fût-il laïque, devient porteuse. 1) Une nouvelle figure : le leader de la réislamisation Depuis le tournant des années 1990 et l'essoufflement avéré de la popularité des associations antiracistes traditionnelles, quelques associations religieuses tentent de s'engouffrer dans la brèche, s'appuyant sur l'idée qu'un certain nombre de jeunes musulmans présentent une volonté de se différencier de l'attitude de leurs parents en revendiquant plus fortement leur foi, ceci afin de renégocier leur insertion dans l'espace public français. Des leaders de ces substituts à l'action sociale des années 1980 émergent alors pour former une figure médiatique inédite : l'intellectuel prédicateur. Parmi ces activistes, il y en a un qui a véritablement surpassé tous les autres médiatiquement, il s'agit de Tariq Ramadan. Il est l'emblème du leader musulman qui a acquis une aura certaine grâce à son travail de réislamisation des jeunes immigrés ou fils d'immigrés dont l'insertion sociale a failli. « Le grand frère des Beurs paumés, le sous-traitant mystique de l'action sociale213(*) », se positionne clairement pour un nouveau type d'intégration, considérant que le modèle républicain à la française est un échec. Tariq Ramadan réclame sans complexe, à la différence des associations laïques plus ou moins déchirées sur le sujet, un droit à la différence et une intégration communautaire en rupture avec la tradition hexagonale : « L'engouement dans les années 80 pour une intégration type SOS-Racisme ou pour la société dite pluriculturelle semble marquer le pas (...) Il se pourrait bien que le musulman le mieux `intégré' ne soit pas celui qui pratique le moins sa religion ou encore qui s'habille comme tout le monde et dont on ne mesure pas les tensions et les déchirements intérieurs. Bien au contraire, celui à qui on a donné les moyens de se construire une personnalité `de l'intérieur' sera mieux à même de s'adapter à son environnement spécifique214(*). » L'activité associative en faveur des jeunes d'origine étrangère permet à Tariq Ramadan de tisser un réseau intellectuel certain. Dès 1992, il crée le mouvement des Musulmans et Musulmanes de Suisse. Il se rapproche au cours des années 1990 de la fédération musulmane de l'UOIF (Union des organisations islamiques de France), mais aussi et surtout d'associations de jeunes musulmans, comme l'UJM (Union des jeunes musulmans), très active dans la banlieue lyonnaise. Son travail de prêcheur sur le terrain, notamment dans cette région, lui permet de tisser des relations avec des personnalités d'autres confessions bénéficiant alors d'une visibilité médiatique non négligeable, comme le père Christian Delorme, le célèbre « curé des Minguettes ». Tariq Ramadan bénéficie également d'attaches dans les milieux laïques qui lui ont notamment permis de faire partie de la commission « Islam et laicité » au sein de la Ligue de l'enseignement de 1995 à 2000. Nous pouvons émettre l'hypothèse que l'accusation de double discours à l'encontre de Tariq Ramadan s'explique en partie par le fait qu'il joue en réalité sur deux tableaux : celui, comme nous l'avons vu en partie II, du réformateur musulman, mais également sur celui du guide d'une intégration par la religion. C'est parce qu'il apparaît publiquement dans ces deux rôles différents que son discours paraît souvent adapté à son auditoire, comme le prouve ses liens ambigus avec le mouvement des Frères musulmans : « Tariq Ramadan préfère faire oublier son grand-père quand il veut se faire passer notamment face aux journalistes, comme un intellectuel musulman. Mais quand il se retrouve devant les jeunes des banlieues, il veut convaincre qu'il est le digne héritier d'al Banna215(*) .» Si Tariq Ramadan a bien deux discours, c'est parce qu'il s'appuie sur deux postures intellectuelles distinctes. Nous pouvons également supposer qu'un certain scepticisme de l'opinion publique à l'égard de la figure de l'intellectuel leader de la réislamisation, vient du fait qu'un tel accompagnement social musulman fait nécessairement penser à la stratégie des islamistes au Maghreb. Mais cette méfiance compréhensible, démultipliée par un tapage médiatique hors du commun, a paradoxalement permis à Tariq Ramadan de se créer une place, certes contestée, mais incontournable dans le champ intellectuel français. Car les médias finalement ne cessent de lui reprocher une médiatisation dont ils sont à l'origine, et qu'ils multiplient tel un cercle vicieux. A la fois omniprésent et décrié par la presse traditionnelle, Tariq Ramadan trouve également son salut médiatique sur Internet, ce qui renforce d'ailleurs son image de champion des « musulmans d'en bas » défendant la base face aux élites médiatiques et musulmanes dont il fait pourtant partie. Le cyberjournal Oumma216(*) est son principal relais. C'est sur ce site, fondé en 1999, que Tariq Ramadan publie son très polémique article Critique des (nouveaux) intellectuels communautaires 217(*) en octobre 2003, après que les grands journaux français ont refusé de le publier dans leurs pages. A côté de ce« frère Tariq » envahissant, Il ne reste donc logiquement que peu de place dans le champ de l'intellectuel musulman aidant les jeunes à s'intégrer par un plus grand respect de la tradition islamique. Hassan Hiquioussen, qui est au Nord ce que Tariq Ramadan représente à la région lyonnaise et qui aurait pu lui voler la vedette, est sûrement moins adroit que son homologue suisse et s'est définitivement mis hors du jeu « médiatico-intellectuel » par des propos ouvertement antisémites218(*). De plus, la plupart des prédicateurs travaillent au niveau local et n'ont pas vocation à devenir des icônes médiatiques fortes. Il n'en reste pas moins que certains commencent à comprendre que la figure encombrante de Tariq Ramadan leur fait peut-être de l'ombre. Voilà sans doute pourquoi l'emblématique association UJM a décidé de renvoyer Yamin Makri, accusé d'être trop proche de l'intellectuel suisse219(*). Si l'islamisation des débats sur l'intégration a permis l'irruption médiatique d'acteurs musulmans inédits, certaines anciennes figures des mouvements sociaux traditionnels se sont reconverties en intellectuels musulmans de type également nouveau. 2) Des ex-Beurs devenus musulmans Les anciens leaders des mouvements associatifs issus de l'immigration maghrébine effectuent, au cours de années 90, des choix différents face à la nouvelle problématique qui leur est proposée. Certains contestent le tournant islamique de leur combat en affirmant leur athéisme et leur refus de s'enfermer dans une identité musulmane. C'est par exemple le cas de Malek Boutih, l'ancien président de SOS Racisme, qui est même qualifié d' « islamophobe220(*) » par le sociologue Vincent Geisser. D'autres font le chemin inverse. Il s'agit de la stratégie choisie entre autres par Mouloud Aounit, secrétaire général du MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples) depuis 1989, qui fait une priorité de la lutte contre l'islamophobie, « derrière laquelle se dissimule la haine des populations arabo-musulmanes221(*) ». Les dernières sorties publiques de ce dernier, pour défendre des filles voilées ou réclamer de la viande halal dans les cantines scolaires soulignent ce changement de préoccupations. Ce choix est globalement perçu avec scepticisme par la presse, qui juge que « le MRAP s'apparente désormais moins à la lutte antiraciste qu'au combat intégriste222(*) ». Il est vrai que l'appel à la pénalisation du blasphème par cette association est une donnée nouvelle puisque l'islamophobie n'est pas stricto sensu une forme de racisme mais bien la critique d'une religion. Et c'est derrière cette subtile distinction entre la phobie d'une religion et la phobie de la population qui s'y identifie (ou que l'on stigmatise par ce moyen) que se cache un profond clivage qui secoue les associations se battant pour l'intégration des jeunes immigrés. Car la majorité des stars antiracistes des années 1980 ont bien choisi une option différente. Ni publiquement athées comme Malek Boutih, ni pourfendeurs de l'islamophobie comme Mouloud Aounit, beaucoup de personnalités mettent en avant le fait qu'elles sont musulmanes, mais ceci afin de mieux montrer que leur foi n'est pas incompatible avec une intégration républicaine. Ces musulmans laïques réalisent donc à la fois une acceptation de la nouvelle problématique religieuse - puisqu'ils se présentent désormais comme musulmans - et une négation de celle-ci - puisqu'ils se présentent comme républicain avant tout. Afin de réorienter leur combat, ces ex-Beurs convertis à la citoyenneté musulmane choisissent alors de fonder des mouvements de musulmans laïques. L'année 2003 est particulièrement fructueuse dans le domaine. C'est le 26 mai de cette année-là que Tokia Saïfi, Rachid Kaci et Amo Ferhati créent le Conseil Français des Musulmans Laïques (CFML). Quinze jours plus tôt, l'entrepreneur Yazid Sabeg lance la Convention Laïque pour l'égalité des droits et la participation des musulmans de France (CLE). Quant à Aziz Sahiri, qui en a « assez que l'on parle tout le temps des islamistes, et jamais des musulmans citoyens223(*) », il devient en même temps président du tout nouveau Mouvement des musulmans laïques de France (MMLF). Au mois d'octobre 2003, c'est au tour du Conseil des démocrates musulmans de France (CDMF) de voir le jour sous la houlette d'un conseiller principal d'éducation, Abderrahmane Dahmane. Ce mouvement, bien qu'il ne s'autoproclame pas «laïque», s'insère également dans la mouvance républicaine. Or ces musulmans laïques sont souvent des anciens du mouvement beur des années 1980 reconvertis. Nous avions évoqué précédemment le cas des banlieues lyonnaises. Là encore, la figure de Djida Tazdaït présidente à Lyon du mouvement JALB (Jeunes arabes de Lyon et sa banlieue), est révélatrice. Celle-ci était une véritable icône du mouvement beur des années 1980, participant notamment à une médiatique grève de la faim en 1986 pour protester contre les lois Pasqua. Mais le JALB finit par être totalement marginalisé dans le département du Rhône par la concurrence de son homologue islamique, l'Union des Jeunes Musulmans (UJM), qui voit le jour en 1987. Consciente de l'évolution, Djida Tazdaït s'est donc laissée convaincre de la nécessité d'agir en tant que citoyenne musulmane et milite désormais au sein du CFML. Son objectif premier n'est plus formulé comme la tentative d'intégrer les jeunes immigrés à la société française, mais de montrer que « la majorité des musulmans de ce pays ne pensent qu'à adapter leur mode de vie aux règles républicaines224(*) ». De la même façon, Rachid Kaci fut membre de France Plus, tandis que Tokia Saïfi et Amo Ferhati, anciens « marcheurs », étaient engagés au sein de l'association citoyenne « Espace Intégration » dans les années 1980. Revendiquant un islam laïque, cette intelligentsia maghrébine, devenue publiquement musulmane plus par nécessité que par choix, multiplie les pétitions depuis quelques années, ce qui décuple sa visibilité. L' « Appel de mai 2003 », rédigé par le MMLF, est signé par des « intellectuels musulmans opposés à la légitimation du voile225(*) » . Le 16 février 2004 c'est au tour du « Manifeste des libertés », du syndicaliste Tewfik Allal, d'être paraphé par quelque six cents « femmes, hommes, de culture musulmane, croyants, agnostiques ou athées226(*) ». Ce manifeste, désormais constitué en association, cherche à devenir «un vrai lieu de réflexion autour de l'islam, perçu comme un ensemble géopolitique et culturel autant que religieux227(*)». Il essaie donc aussi de bâtir des ponts avec les réformateurs libéraux issus du monde arabo-musulman. Voilà pourquoi des rénovateurs de l'islam228(*), comme le psychanalyste Fethi Benslama ou l'anthropologue Malek Chebel, se retrouvent souvent parties prenantes de ces engagements de musulmans laïques. Cette « beurgeoisie » laïque s'est en partie constituée afin de faire contrepoids à l'intelligentsia musulmane organique née de la consultation sur l'islam de France organisée par les pouvoirs publics Désirant créer l'équivalent d'un « CRIF musulman », les musulmans laïques pensent ainsi minimiser le poids du CFCM. Mais en donnant à toute personne « d'origine musulmane » une étiquette identitaire globalisante, n'y a-t-il pas du coup un risque d' « ethnicisation » de la religion, comme le note Vincent Geisser ? « Quand le ministère de l'intérieur favorise l'émergence d'une instance représentative du culte comme le CFCM, il limite la communauté musulmane à sa plus petite expression : une communauté réduite aux croyants et pratiquants. Tandis que lorsqu'une association prétend représenter l'islam laïque, l'unité de base n'est plus le musulman pratiquant, c'est toute personne d'origine arabo-musulmane229(*) ». Les critiques sont vives y compris au sein de la communauté musulmane dite modérée, comme le montre la réaction d'Amar Dib, sociologue et président national du « Club Convergences ». « Ceux et celles qui, soudain, se présentent comme musulmans, alors qu'hier ils ne voulaient pas entendre parler de cette étiquette, voudraient-ils nous dire que l'islam est un danger pour la République et qu'eux seuls pourraient nous protéger du péril230(*) ? » Bien que cherchant à lutter contre la prédominance des religions, les initiatives de ces intellectuels musulmans laïques contribuent à semer un peu plus la confusion en donnant un caractère englobant à une identité religieuse. A tel point que toutes personne « d'origine musulmane » qui critique le CFCM se voit coller l'étiquette de « musulman laïque ». De la sorte, même Malek Boutih, qui a pourtant affiché maintes fois son athéisme, est parfois assimilé à un « musulman laïque »231(*). Étrangement, par une confusion conceptuelle, ils contribuent en quelque sorte à créer un communautarisme qu'ils exècrent. Paradoxe qui fait même dire à Rachid Kaci, quelques mois après avoir créé le Mouvement des Musulmans Laïques de France, que l'« on fait tout pour marginaliser une partie de la population française, les Français d'origine maghrébine, en obligeant ceux-ci à se déterminer comme musulmans et non comme citoyens232(*) » ! Il n'en reste pas moins que l'existence de cette nouvelle caste de musulmans républicains paraît rassurante pour une opinion plutôt sceptique à l'égard de l'islam et qu'elle est grandement plébiscitée par beaucoup de journaux français. Hanane Harrath explique même comment celle-ci est une construction médiatique destinée à rassurer des craintes éphémères de la société française : « L'appellation [musulmans laïques], selon eux, n'est plus une fin ni l'aboutissement d'une revendication identitaire sur une base religieuse, elle n'est que transitoire. Elle n'est opératoire que parce qu'elle permet d'assumer le regard de l'autre et ensuite de le dépasser : du statut du regardé qui subit, on passerait ainsi à celui de regardé qui assume pour parvenir au regardé qui dépasse 233(*) » Si l'évolution des débats sur l'intégration a abouti à la reconversion de beaucoup de Beurs des années 1980 en musulmans laïques dans les années 1990, une évolution très semblable se constate dans les mouvements féministes. Il y a bien depuis 1989 et la première affaire du voile de nouvelles figures qui apparaissent, arguant combattre au nom d'un nouveau féminisme, le féminisme musulman. 3) Les « néoféministes » musulmanes C'est également autour de la problématique religieuse que le mouvement féministe se scinde. Une figure de féministe musulmane apparaît pour mieux montrer que l'islam est compatible avec tous les engagements républicains, y compris le féminisme. Quelques personnalités, comme Nadia Amiri, chercheuse en sociologie à l'EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) et ancienne dirigeante de l'association France Plus, désormais vice-présidente du Comité Laïcité République de Paris, défendent cette particularité du féminisme musulman républicain. Mais les grandes gagnantes médiatiques du créneau sont incontestablement les responsables du mouvement NPNS (Ni Putes Ni Soumises). Surfant au début des années 2000 sur quelques scandales médiatiques concernant les banlieues comme le retour du problème du foulard et surtout celui des « tournantes »234(*), l'association organise, à l'instar de la marche des Beurs de 1983, une « marche des femmes pour l'égalité et contre les ghettos » de février à mars 2003. Elle tente de se démarquer du féminisme traditionnel. Sous le slogan « Mixité, Egalité, Laïcité », les leaders de NPNS organisent d'ailleurs leur propre manifestation lors de la Journée de la Femme 2005 afin d'éviter d'être confondues avec les féministes classiques, et surtout, « parce qu'il n'y a pas de combat plus urgent pour l'émancipation des femmes que celui de la lutte contre toutes les formes d'intégrisme et d'obscurantisme235(*) ». En vingt ans, Fadela Amara est ainsi passée du statut de simple militante de SOS-Racisme au symbole par définition de la féministe musulmane en prenant la tête de NPNS. Celle qui se définit comme « musulmane pratiquante », mais pour qui le voile est « un outil d'oppression imposé par les sociétés patriarcales236(*) », voit une partie de ses efforts consacrés en obtenant le Prix du Livre Politique 2004237(*). Quant à l'autre figure de proue de NPNS, qui partage parfois avec tension le leadership du collectif238(*), il s'agit de Loubna Méliane, qui est également vice-présidente de SOS-Racisme. En face, quelques rares icônes, comme Saida Kada, responsable de l'association FFEME (Femmes françaises et musulmanes engagées), apparaissent pour tenter de prouver que l'on peut être une féministe voilée. Car comme l'explique Dounia Bouzar, co-auteure avec elle de l'ouvrage L'une voilée, l'autre non239(*) : « Les femmes de référence musulmane sont spécialement assignées à des places prédéfinies : on leur donne le choix entre le stéréotype de la musulmane soumise qui sera réduite à l'infériorité et le stéréotype de la femme `occidentale' moderne qui, pour acquérir sa liberté, son autonomie, devrait rompre avec toute référence religieuse240(*) .» En effet, s'il est vrai que l'« on n'entend que les voix des musulmans les plus radicaux, pourtant moins nombreux que les modérés 241(*)», comme le soulignent deux journalistes de L'Express d'ailleurs sûrement en partie responsables, ces extrémistes se retrouvent dans les deux pôles d'un débat présenté comme binaire. Entre ces deux choix tranchés, se situent des positionnements tempérés, mais forcément moins médiatiques, comme celui de la porte-parole du collectif « Une école pour tous-tes », Hamida Ben Sadia, qui n'est pas voilée mais dont la vision du féminisme préconise que la femme soit libre de porter ou non le foulard, y compris dans les lieux publics. Mais cette dernière ne rentrant ni dans la case de la féministe voilée, ni dans celle de la féministe anti-voile, son discours est resté marginal dans la presse. Pour la seule question du foulard, la problématique est complexe : être opposé à la loi ne signifie par exemple pas que l'on adhère au principe de la prescription. Mais la plupart des médias ont procédé à une simplification exceptionnelle de la controverse, prolongeant cet aspect manichéen du débat intra-musulmans dans tous les domaines soumis à discussions. 4) Des figures multiples pour un débat binaire Parmi cette élite qui a émergé du monde associatif luttant pour l'intégration, un certain nombre de clivages médiatiques frisant la caricature sont nés et semblent se rigidifier. Nous trouvons d'un côté un pôle de musulmans intransigeants - intégristes pour certains - qui combattent l'islamophobie comme un racisme ordinaire. De l'autre, se côtoient pléthores de musulmans laïques - laïcistes pour leurs adversaires - qualifiés même de « musulmans islamophobes242(*) » par Vincent Geisser, sociologue clairement affiché en soutien de l'autre tendance. Les deux camps s'opposent systématiquement sur tous les débats contemporains ayant un lien direct ou non avec la problématique de l'islam. La distorsion naît, nous l'avons vu, autour de la question du foulard islamique. Pour les musulmans laïques ayant signé l'« Appel de mai », la condamnation du voile est claire : « Le débat surréaliste actuel sur le foulard islamique, véritable étendard de l'islamisme politique, la mise en cause de la laïcité française, ne doivent pas faire perdre de vue qu'il s'agit là, pour la France et les Français, de refuser et de résister à l'implantation sur notre territoire d'une idéologie dangereuse, perverse et surtout mortelle pour la République243(*). » Les leaders musulmans qui ont choisi le combat de la défense de la religion islamique, à l'instar de Mouloud Aounit, dénoncent quant à eux une législation qualifiée de liberticide : « Une loi interdisant les signes religieux, dans le contexte actuel d'islamophobie, apparaît comme une loi d'exception à l'égard de la seule religion musulmane 244(*).» Derrière le problème du voile, c'est bel et bien la question du relativisme culturel qui est facteur de clivage. Pour Vincent Geisser , « dans l'idée des islamophobes [les musulmans laïques], cette jeune fille [voilée] contredit l'universalisme, un désir de `porter de la lumière' (...). Ils considèrent que les français de culture ou de religion musulmanes sont encore porteurs d'une part d'infériorité dont il faut les aider à se délivrer245(*)». Ce camp assimile en quelque sorte l'universalisme républicain à du racisme alimentant la paranoïa sécuritaire et rejette une assimilation supposée colonialiste. Si le clivage est apparu avec le voile, il est sans cesse ravivé, notamment avec le problème du Proche-Orient. Ainsi, les « musulmans laïques » sont accusés, comme l'illustrent les propos de Mouloud Aounit, d'« ethniciser » le racisme, condamnant le fait que l'on fasse de l'antisémitisme « un virus arabo-musulman246(*) ». Fadela Amara, figure de prou du féminisme musulman laïque se fait régulièrement traiter « d'Arabe enjuivée247(*) ». Nous pouvons noter également que, tel un cercle vicieux, le discours de chacun se radicalise avec le temps. L'exemple de Tariq Ramadan est patent. Celui-là même qui affirme en 2001 « que l'antisémitisme est inacceptable et indéfendable248(*) » signe un texte en 2003 qui reprend tous les vieux clichés antisémites249(*). De la même façon, s'il appelle en 2001 à « lutter contre le sentiment de victimisation qui colonise de nombreux esprits parmi les citoyens français musulmans et notamment parmi les plus marginalisés250(*) », il choisit quatre ans plus tard d'investir le champ des frustrations mémorielles en signant l' appel « Nous sommes les indigènes de la République ! » 251(*). Cet appel est d'ailleurs sans surprise condamné par les musulmans laïques, qui le jugent « communautariste » et « victimisant » : « Le travail de mémoire doit se faire, mais cela ne doit pas participer à la construction identitaire (...). Ceux qui veulent nous faire assumer la posture de l'indigène méconnaissent volontairement l'histoire. Ils instrumentalisent le passé pour mettre à bas la liberté et l'égalité, les valeurs de ce qu'ils osent appeler le `chauvinisme universaliste'. Qui ne voit qu'en appelant à ce soulèvement moral des `colonisés' ils préparent, pour les jeunes filles, le terreau d'une sorte de `statut personnel', pour reprendre l'expression de Leïla Sebbar ? Il se joue la légalisation du multiculturalisme. Et les digues qui nous en protègent se nomment mixité et laïcité252(*). » Plus que jamais, les membres issus de la « beurgeoisie » semblent sommés de choisir un camp, quitte à accepter les dérives de celui-ci, ceci empêchant l'instauration d'un débat sain et pluriel. Dès 1989, Djida Tazdaït, emblème beur, déclarait : « depuis l'affaire Rushdie, on nous somme de nous positionner comme `bons' ou `mauvais' musulmans253(*). » Force est de constater que cette naissance binaire de l'intellectuel musulman engagé dans la vie de la cité n'a fait que s'accentuer au cours de cette dernière quinzaine d'années. L'élite maghrébine des années 1980 s'est ainsi scindée en deux de manière caricaturale, entre un camp national-républicain accusé d'islamophobie et un camp « différentialiste » présumé islamiste. Malgré la radicalisation des débats, quel que soit le créneau qui a été choisi, la référence islamique est en tout cas devenu presque un chemin obligé pour tout militant d'origine maghrébine dans les années 1990. Cette islamisation des leaders associatifs a-t-elle une répercussion dans la vie politique française ? * 213 Cynthia Fleury & Emmanuel Lemieux, « L'entrisme de Tariq Ramadan », Libération, 19/11/2003. * 214 Tariq Ramadan, « Pour une laïcité ouverte », Le Monde, 13/10/2004. * 215 Soheib Bencheikh, « Préface », in Lionel Favrot, Tariq Ramadan dévoilé, Editions Lyon Mag', 2003, p. 41. * 216 http://www.oumma.com. * 217 Tariq Ramadan, « Critique des (nouveaux) intellectuels communautaires », Oumma, 3/10/2003. * 218 Cf. Cécilia Gabizon, « Le prêcheur vedette des banlieues professe un antisémitisme virulent », Le Figaro, 28/10/2004. * 219 Cf. Xavier Ternisien, « Les associations de jeunes musulmans prennent leurs distances avec Tariq Ramadan », Le Monde, 24/5/2005. * 220 Vincent Geisser, La Nouvelle Islamophobie, La Découverte, 2003, p. 102. * 221 « Claude Imbert l'islamophobe », communiqué de presse du MRAP, 24 octobre 2003. * 222 Jacqueline Remy, « Le Mrap dérape », L'Express, 24/1/2005. * 223 Claire Chartier, « Musulmans mais laïques », L'Express, 13/12/2004. * 224 Dépêche AFP, « Pro-voile contre pro-loi : la `majorité silencieuse' des musulmans courtisée », 19/1/2004. * 225 MMLF, «L'Appel de mai », Le Figaro, 12/5/2003 : texte signé entre autres par Nadia Amiri, Leila Babès, Soheib Bencheikh, Malek Chebel, Bétoule Fekkar-Lambiotte, Rachid Kaci, Michel Renard, Aziz Sahiri, Mohamed Sifaoui, Djida Tazdait. * 226 Tewfik Allal, « Retrouver la force d'une laïcité vivante », Libération, 16/2/2004 : texte signé entre autres par Nadi Amiri, Jamel Eddine Bencheikh, Fethi Benslama, Mohamed Harbi, Kébir Jbil, Michel Renard, Hassan Zerrouky. * 227 Tewfik Allal, cité par Claire Chartier, « Musulmans mais laïques », L'Express, 13/12/2004. * 228 Cf. partie II. * 229 Entretien de Xavier Ternisien avec Vincent Geisser, Le Monde, T21/5/2003. * 230 Xavier Ternisien, « Les élites musulmanes à la recherche d'une représentation laïque », Le Monde, 21/5/2003. * 231 Cf. Gilbert Charles, Claire Chartier, Vincent Hugeux, Besma Lahouri, Alain Louyot, Eric Pelletier, Jean-Marie Pontaut, Delphine Saubaber, « Les leçons d' une épreuve », L'Express, 6/9/2004. * 232 Eric Conan et Besma Lahouri , « La laïcité face à l'islam », L'Express, 18/9/2003. * 233 Hanane Harrath, « Musulmans et citoyens comme les autres » , in Le Nouvel Observateur hors-série, « Les nouveaux penseurs de l'islam », avril-mai 2004. * 234 Cf. Laurent Mucchielli, Le scandale des « tournantes », La Découverte, 2005, qui explique comment de nouveaux mouvements féministes ont profité de la construction purement médiatique d'une vague de viols collectifs. * 235 « L'Appel pour un nouveau combat féministe », disponible sur le site de NPNS : http://www.niputesnisoumises.com. * 236 Fadela Amara citée par Jean-Pierre Thibaudat, « Voile : flottements autour d'une loi », Libération, 8/12/2003. * 237 Fadela Amara & Sylvia Zappi, Ni putes, ni soumises , La Découverte, 2003, 172 p. * 238 Cf. Stéphanie Marteau, « Mouvements d'humeur », Le Point, 2/1/2004. * 239 Saida Kada & Dounia Bouzar, L'une voilée, l'autre pas, Albin Michel, 2003, 216 p. * 240 Dounia Bouzar, « Il est plus facile d'essentialiser l'islam », Oumma, 16/12/2003. * 241 Besma Lahouri & Eric Conan, « La laïcité face à l'islam », L'Express, 18/9/2003. * 242 Vincent Geisser, La Nouvelle Islamophobie, La Découverte, 2003, pp. 95-112. * 243 MMLF, «L'Appel de mai », Le Figaro, 12/5/2003 . * 244 Mouloud Aounit, « Les véritables défis de la laïcité », Marianne, 27/10/2003. * 245 Entretien de Amara Bamba avec Vincent Geisser, Saphirnet, 5/1/2004. * 246 Mouloud Aounit, « Le racisme, plaie collective », Libération, 21/5/2004. * 247 Claude Askolovich, « Antisémitisme : le prétexte palestinien », Le Nouvel Observateur, 9/6/2004. * 248 Tariq Ramadan, « Existe-t-il un antisémitisme islamique ? », Le Monde, 24/12/2001. * 249 Tariq Ramadan, « Critique des (nouveaux) intellectuels communautaires », op. cit. * 250 Id., « Existe-t-il un antisémitisme islamique ? », op. cit. * 251 « Nous sommes les indigènes de la République ! », Oumma, 18/1/2005. * 252 Fadela Amara, « Moi, fille d'immigrés, pour l'égalité et la laïcité », Libération, 2/3/2005. * 253 Entretien de Sylviane Stein avec Djida Tazdaït, L'Express, 27/10/1989. |
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