II- une montée progressive de la tension.
1-une structure simple et récurrente que domine
le spectateur.
1.1- des oeuvres séminales à l'oeuvre
synthèse: vers
une définition de la recette Carpenter.
Carpenter fait partie cette catégorie de
réalisateurs cinéphiles qui expriment un amour viscéral
pour l'art qu'ils expérimentent tout autant comme réalisateur que
comme spectateur : Carpenter est ainsi prompt à convoquer la longue
liste de films ou de cinéastes qui ont influencé aussi bien son
travail que la construction de sa personnalité. Il répond par
exemple ainsi (28) à un journaliste lui demandant la liste de ses films
favoris : « Seuls les anges ont des Ailes de Hawks,
grâce à son romantisme stylisé, et à son
côté fataliste qui [lui] plaît beaucoup. The Quatermass
Experiment (Le Monstre) et Quatermass 2 (La Marque) de
Val Guest. Les deux Quatermass sont terrifiants, tournés avec un
budget ridicule en noir et blanc, l'ambiance y est vraiment atroce... Rio
Bravo bien sûr, Le Grand Sommeil pour son cynisme... La
Rivière Rouge, Cent dollars pour un Shérif d'Henri
Hathaway... Chinatown de Polanski... La Dame du Vendredi de Hawks
parce que c'est amusant... La liste serait trop longue. » La liste
serait trop longue... Peut-on pourtant tenter de définir un nombre
restreint d'oeuvres séminales, qui portent en elles les germes du
travail carpentérien à venir ? On note évidemment
chez Carpenter l'influence de cinéastes comme Jacques Tourneur
(Rendez-vous avec la peur) pour sa capacité à jouer sur le
hors-champ et la suggestion ; Sam Peckinpah (Chiens de
Paille) pour la capacité à construire une tension
progressive éclatant dans un feu d'artifice de violence finale, et
également pour cette capacité à s'affranchir du
système (« Je suis un rebelle comme Sam Peckinpah
l'était par le passé. Je revendique ce titre. »
(29)) ; Hitchcock, auquel il rend hommage dans Fog :
« dans les deux films [Fog et les Oiseaux], une
population se retrouve soumise à un fléau insolite. D'ailleurs
nous avons tourné quelques plans à Bodega Bay, la ville que
Hitchcock a utilisée pour tourner Les Oiseaux. C'est une petite
station balnéaire étrange, située dans le nord de la
Californie. » (30). Il ira même (hasard ou choix volontaire)
jusqu'à employer Janet Leigh, mère de Jamie Lee Curtis mais
surtout victime de la célèbrissime scène de douche de
Psychose...
Pourtant, plus encore que la liste de cinéastes
précitée, si je ne devais retenir que deux noms ayant posé
les fondements de l'oeuvre de Carpenter, je choisirai Howard Hawks et George A.
Romero. De Howard Hawks, Carpenter a déjà retenu bien entendu
Rio Bravo, qui fut pour lui une expérience fondatrice de son
désir de faire du cinéma : « Puis, en 1959,
à onze ans, j'ai découvert Rio Bravo. Toute la ville se
battait pour aller voir ce film, je me suis demandé ce que cela pouvait
signifier. Je n'avais aucune conscience du système mis en place
derrière tout ça, mais je me suis dit que quelque chose
d `énorme se tramait là-dessous, et je voulais en faire
partie. A cette époque, mon père m'a offert une petite
caméra et j'ai mis en pratique, ou du moins j'ai tenté de mettre
en pratique les idées qui me passaient par la tête. Le
résultat était nul. Personne ne verra jamais mes premières
tentatives. Jamais ! » (31). C'est tout naturellement
qu'après Dark Star, pastiche de 2001, l'Odyssée
de l'Espace et film de fin d'étude gonflé pour une sortie
en salle, Carpenter décidera de s'orienter, avec l'inconscience
caractéristique des débuts, de réaliser sa propre version
de Rio Bravo. Apprenant qu'il n'aura pas le budget nécessaire
pour se payer des chevaux, il rédige en huit jours un scénario
transposant le schéma hawksien dans un cadre contemporain en s'inspirant
d'un fait-divers bien réel. Il fait d'Assaut une version
contemporaine de Rio Bravo, mais va également entièrement
structurer son oeuvre autour des leçons fondamentales qu'il tire de son
film-référence. Ainsi, ce qu'il retient principalement de Hawks,
c'est la construction patiente d'une situation d'attente menacée (dans
Rio Bravo, John Wayne et Dean Martin, représentants de la loi, se
préparent pendant l'essentiel du film à l'attaque de bandits
désirant libérer l'un des leurs retenu prisonnier) qui servira de
révélateur pour ses personnages : John Wayne apprenant
à s'ouvrir au monde et à l'amour, Dean Martin retrouvant sa
dignité en dépassant sa faille originelle à savoir sa
dépendance à l'alcool. Or, Carpenter semblerait presque pouvoir
réutiliser ce système à l'infini (Assaut, The
Thing, Prince des Ténèbres, Ghosts of Mars...)
tout en le réinventant constamment dans le détail et les
thématiques : par exemple, dans Assaut, Carpenter dépasse le
modèle hawksien, car si Rio Bravo exposait d'emblée
l'identité et l'objectif des tueurs, le suspens se construisant sur le
moment de l'attaque, Assaut laisse volontairement en friche ambitions et
identité des gangsters, Carpenter conférant une dimension
fantastique et métaphorique à son propos qu'il n'y avait pas chez
Hawks. Il retiendra également de son maître à penser une
donnée essentielle de sa filmographie, le travail sur
l'ambiguïté des situations et des personnages, soulignant à
quel point la frontière entre le Bien et le Mal peut se
révéler ténue, les deux extrêmes se rejoignant
parfois même. Ainsi, chez Carpenter, flic et bandit, héros et
menace, Bien et Mal ne se tiennent jamais bien loin l'un de l'autre : pour
plus de précision sur cette notion, on peut se référer
à la partie III 2.2 de cette étude, intitulée
« de l'inversion qui dissimule une ressemblance
à l'humaine monstruosité , une
réflexion sur ce qui fait l'Humanité. » Enfin,
dernière caractéristique fondamentale du cinéma de Hawks
que Carpenter emploie à son compte, l'idée que c'est dans
l'action que l'Homme prouve sa valeur, indépendamment de ses origines
sociales ou économiques, chacun d'entre nous ayant en soi le potentiel
de se transcender pour accomplir des miracles : le meilleur exemple en est
John Nada, travailleur itinérant qu'a priori rien ne distingue du
reste
de la masse des exclus que produit le système
ultra-capitaliste américain et qui pourtant, par sa capacité
à accepter de bouleverser ses repères et son mode de
pensée, puis par sa volonté de défendre ce qui fait
l'Humanité (capacité d'initiative, liberté de
pensée et d'action) au prix de sa propre vie, endossera le statut de
Sauveur au sens le plus noble du terme. On pourrait relever encore de
nombreuses citations de moindre importance de l'oeuvre hawksienne chez
Carpenter (par exemple, Bertrand Rougier (32) remarque que dans Assaut
Carpenter montre « jusqu'aux tics cinématographiques du
réalisateur du Grand Sommeil et du Port de l'Angoisse,
comme en atteste la position dominante de la cigarette dans tout dialogue
spirituel » ; avec notamment le fameux gimmick de
Napoléon Wilson : « Do you have a
smoke ? »). Enfin, on notera que comme Hawks, Carpenter
s'est essayé, directement ou indirectement (le western), à
explorer les genres pour mieux les renouveler.
Carpenter, dans son travail de scénariste et de
réalisateur, emprunte aussi beaucoup à Romero. Il y a
déjà bien sûr dans ses films de nombreuses
références plus ou moins directes au zombie si cher à
Romero, cette figure fantastique obsédant particulièrement
Carpenter : les fantômes lépreux décomposés de
Fog et leur marche en avant inéluctable qui rappelle celle de
Michael Myers dans Halloween, personnage démoniaque à
l'apparence humaine mais qui n'est ni vivant ni mort ; la meute cannibale
que croise rapidement Plissken dans New-York 1997 (à noter
d'ailleurs que la composition musicale qui accompagne cette séquence a
été intitulée par Carpenter... « He's still
alive Romero » !!) ; les corps possédés et
mutilés de Ghosts of Mars ou bien encore les extra-terrestres
décomposés de Invasion Los-Angeles ; d'ailleurs
Carpenter a volontairement rapproché le look des envahisseurs de celui
des morts-vivants de son modèle : « Nous voulions que les
aliens ressemblent aux créatures du Zombie de George Romero.
Ceux-ci représentaient déjà des personnages pourris,
corrompus... Mais j'ai craint que les gens pensent que le film mettait en
scène des morts-vivants. C'est pourquoi j'ai choisi d'accentuer le
côté extra-terrestre avec des yeux métalliques, de
façon à les robotiser. » (33) Il ira même dans ce
film jusqu'à placer un clin d'oeil directement adressé à
Romero lorsque une télé diffuse les images d'un envahisseur
déguisé débattant du danger que représente le
cinéma violent du réalisateur de La Nuit des
Morts-Vivants. Mais c'est surtout le discours social de Romero qui
intéresse Carpenter ; en effet sous couvert de divertissement
fantastique et de cinéma d'exploitation, Romero dresse une
métaphore extrêmement subversive, la décomposition des
cadavres revenus à la vie renvoyant directement à la
déliquescence d'une société américaine en bout de
course : il ne faut pas oublier que La Nuit des Morts-vivants sort
sur les écrans américains pour la première fois en 1968,
date symbolique s'il en est. Par la suite, Romero ne cessera de travailler et
de développer son propos au travers d'une ré-écriture
permanente de son oeuvre (Zombie, Le Jour des Morts-Vivants et le
dernier en date, Land of The Dead, dont le discours sur la fracture
sociale aux Etats-Unis, machine à créer des exclus, rappelle, par
un curieux renvoi d'ascenseur, le discours tenu quinze ans plus tôt par
Carpenter dans Invasion Los-Angeles.). Dans la même optique,
Carpenter a toujours travaillé à créer des divertissements
avec un vrai fond, développant dans chacun de ses films une
réflexion poussée sur l'Humanité ou la
société américaine, peut-être au prix d'un
succès commercial qu'il a trop peu rencontré (à part
peut-être, dans une certaine mesure Assaut et Halloween)
compte tenu de la qualité de son cinéma. Il en exprime une
amertume bien compréhensible (34) : « je ne fais pas de
films sûrs. Plutôt des trucs sauvages. Les gens en ont-ils
besoin ? Peut-être qu'en ce moment ils ne veulent pas en entendre
parler. On a repoussé beaucoup de dates de sorties. Encore pour
contenu inapproprié. C'est la manière
américaine : repliez-vous, ayez peur ! »
Enfin, on notera que si Rio Bravo et La Nuit des Morts-Vivants
constituent des oeuvres séminales, Ghosts of Mars, le dernier
film en date de John Carpenter, semble bien constituer une oeuvre
synthèse dans le sens où il résume et synthétise
purement et simplement à lui seul presque l'ensemble de sa filmographie.
On y retrouve ainsi tous ses leitmotivs et toutes ses obsessions : travail
sur le genre westernien (l'exploitation minière abandonnée,
véritable ville fantôme du genre ; esprits de Mars dont
l'aspect tribal fait directement référence aux Indiens
d'Amérique ; topographie Martienne rappelant fortement celle des
rocheuses...) ; rapprochement entre les deux facettes de la nature humaine
(la collaboration du flic, Mélanie Ballard et du
bandit, désolation Williams) ; les changements de ton (le
frère qui se coupe les doigts en pleine préparation de la
bataille) ; la notion de virus (les esprits de Mars qui se
répandent d'un corps à l'autre) ; l'espace clos (ils sont
assiégés) ; la notion d'affrontement et de survie pour
assurer sa domination (les esprits de Mars veulent récupérer leur
terre) ; la position ambivalente des femmes (aussi bien porteuses d'espoir
comme le souligne le matriarcat adopté comme norme politique dans le
futur, que corrompues : Mélanie Ballard se drogue, Pam Grier la
harcèle sexuellement) ; le discours politique (une critique de
l'attitude colonialiste et méprisante des Etats-Unis)... Carpenter
lui-même considère ce film (35) comme « un
mélange de ce qu'[il a] pu faire auparavant (...) » : que
faire après avoir ainsi parfaitement analysé et
synthétisé son propre travail ? Carpenter, ayant le
sentiment d'avoir fait le tour de la question, a envisagé un moment de
se retirer définitivement du circuit. Contre toute attente, il a
pourtant annoncé il y a peu de temps avoir entamé la
préparation d'un nouveau projet énigmatique, temporairement
intitulé Le 13ème apôtre.
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