1.2- regard entomologique et temps d'avance du
spectateur.
L'une des premières et plus évidentes constatation
que l'on peut faire à propos de la mise en scène de John
Carpenter, c'est que pour ainsi dire elle ne se voit pas: en effet, à la
vision isolée d'un film de Carpenter, sans effectuer de rapprochement
avec le reste de sa filmographie, le spectateur peut-être tenté
de définir le pur découpage technique de transparent. C'est un
fait que chez Carpenter le découpage se refuse à être
démonstratif et s'efface au profit de la narration; de plus on peut
effectivement remarquer chez lui une nette propension à l'utilisation de
plans larges ou moyens permettant de délivrer un maximum d'informations
(scénaristiques ou spatiales) et garantissant la fluidité
narrative de l'ensemble. Bien sûr Carpenter n'exclue pas l'utilisation du
plan serré (même s'il serait intéressant de prendre le
temps de compter le nombre moyen de gros plans par film dans sa filmographie)
ou de l'effet (voir par exemple l'utilisation ultra-efficace de la
caméra-viseur dans Assaut lorsque les assaillants cherchent une
cible): mais il est important de noter l'importance extrême qu'il accorde
à l'utilisation du chaque gros plans. Ainsi l'insert n'est
utilisé que pour donner une information capitale, qu'elle soit d'ordre
narrative (une main saisit une arme qu'elle va utiliser par la suite) ou autre
(l'insert sur le paquet de cigarette écrasé à terre dont
se saisit Snake Plissken - Kurt Russell, symbole d'une Amérique
respectueuse des libertés individuelles -celle de fumer en l'occurrence,
cette activité étant prohibée dans le film- et disparue
dans la fiction d'anticipation New-York 1997 ). Cette utilisation
parcimonieuse ne donne que plus de sens à chaque emploi du gros plan,
qui créé là un véritable choc visuel chez le
spectateur amené, même inconsciemment, à s'interroger sur
la raison de sa présence: par exemple, il est souvent utilisé
pour traduire une forme de violence. On notera deux exemples: tout d'abord dans
Invasion Los-Angeles, lorsque le personnage de John Nada s'attaque
à la station de télévision chargée de retransmettre
les ondes servant à asservir la population. Nada prend d'assaut la
station en éliminant les extra-terrestres sur son passage. Un montage
régulier raccorde des plans tailles et des plans larges de Nada qui
avance et tirant et des très gros plans récurrents du canon de
son arme en train de cracher des balles: ces gros plans souligne la violence de
l'entreprise de Nada, et en particulier pour les témoins de la
scène car il ne faut pas oublier que dans le film les extra-terrestres
se dissimulent sous une apparence humaine que seuls les résistants
humains (dont Nada) peuvent percer à l'aide de lentilles
spéciales. Aussi pour les employés de la station dans
l'ignorance, Nada est tout simplement un fou-furieux en train de tirer sur des
innocents. C'est cette violence reçue par les témoins qui est ici
mise en valeur. Violence qui est aussi celle reçue par le spectateur: en
effet, Nada est équipé de lentilles spéciales qui lui
permettent de déceler l'ennemi, mais le spectateur lui, ne l'est pas.
Bien sûr, il est mis au courant de cette réalité par le
biais du scénario et de la mise en scène (utilisation de plans
subjectifs de Nada voyant les extra-terrestres), mais dans cette
séquence, en l'absence (volontaire) de l'emploi de plans subjectifs, le
spectateur ne voit réellement... qu'un homme qui tire sur d'autres
hommes. Et comme l'a déjà magnifiquement démontré
Brian De Palma, au cinéma ce que le spectateur voit c'est ce qui est. Il
y a pour le spectateur une vérité de l'image, et dans cette
séquence il ne peut recevoir l'action de Nada autrement que comme
violente, adoptant malgré lui le point de vue de la masse dormante
jugeant les résistants comme des criminels alors qu'ils
représentent leur seule chance de liberté.
On pourra noter également un autre exemple de ce type
d'utilisation signifiante du gros plan chez Carpenter dans le film Fog:
lors de l'attaque des fantômes lépreux sur le bateau aux abords
d'Antonio Bay, les marins voient s'approcher un brouillard étrange qui
les décime un par un. Le dernier marin ne voit pas la brume
derrière lui, dont s'extrait un fantômes qui l'attaque avec un
crochet. s'ensuivent une série de très gros plans successivement
sur l'arme puis sur la partie du corps frappé enchaînés
cut, ce découpage exprimant la soudaineté et la sauvagerie de
l'attaque. On retrouve en fait là une référence directe au
découpage de la scène de douche de Psychose avec sa
succession de très gros plans enchaînés, le choc visuel du
découpage étant l'exact pendant visuel de la violence de l'acte.
On sait que Carpenter considère comme majeure l'influence de Hitchcock
sur son travail, même si Hawks et Romero restent ses deux plus grandes
sources d'inspiration visuelle et scénaristique: d'ailleurs, cette
scène d'attaque n'est pas la seule référence au
maître du suspens dans Fog, Carpenter ayant choisi de tourner
quelques plans à Bodega Bay, la ville utilisée par Hitchcock
comme cadre pour son film Les Oiseaux.
Ce recours quasi-systématique à des valeurs de
plan larges ou intermédiaires permet à certes Carpenter
d'inscrire ses personnages dans un espace (et l'on sait l'importance de
l'espace chez lui - voir la partie I - ) mais permet également au
réalisateur de se poser en narrateur omniscient, et même plus en
démiurge observant ses personnages se débattre dans les
situations qu'il a crée. Or, ces situations vont se
révéler de véritables catalyseurs propres à exposer
toutes les failles des personnages puis à leur permettre de les
dépasser, et c'est en cela que le regard de Carpenter se
révèle parfaitement scientifique et entomologique: le plan large
c'est situer les personnages par rapport à l'espace mais
également les uns par rapport aux autres, c'est poser physiquement
(distance/proximité, gestuelle...) les rapports de force et les liens
qui unissent (ou justement désunissent) les personnages. Ainsi, on
pourra prendre l'exemple de Assaut, où les personnages sont
amenés physiquement, par leur placement à, comme le dit
très justement l'expression, "choisir leur camp": lorsque des
dissensions se font sentir sur la stratégie à adopter, la
standardiste du commissariat vient se mettre aux côtés de l'agent
de police afin de signifier qu'elle choisit de lui accorder sa confiance, et
bien sûr Carpenter choisit de les filmer en plan moyen, l'agent de police
laissant à ses côtés dans le cadre un espace que viendra
combler la standardiste qui fait son entrée dans le champ. Comme le
remarque Rafik Djoumi à propos du Prince des
Ténèbres et du Village des Damnés,
l'utilisation du plan large, et notamment du cinémascope, "permet de
constants rapports de force entre les groupes et les individus à
l'écran" (36). Le cinéma de Carpenter c'est donc aussi ça:
placer des personnages dans un espace restreint (Assaut, The
Thing, Ghosts of Mars...), une temporalité restreinte sur
laquelle pèse une sorte de compte à rebours (Vampires et
la contamination de Baldwin qui progresse, le personnage de Trent dans
l'Antre de la Folie qui doit mener son enquête rapidement...)
voire même les deux en même temps (comme dans New-York 1997,
où Plissken est enfermé dans New-York et contaminé par un
virus); puis observer leurs réactions et en tirer finalement une analyse
de la nature humaine, nature qui se révèle dans les situations de
crise. Ainsi, comme nous le verrons à nouveau plus tard, le sujet du
cinéma carpentérien, derrière la couverture fantastique,
c'est l'Homme, et peut-être même plus précisément
l'homme américain et sa place dans la paradoxale société
américaine.
Or, comme nous l'avons dit, pour observer la nature humaine, il
faut placer les personnages en situation de crise. C'est avec une certaine
jubilation que Carpenter construit patiemment ces situations de crise, prenant
le temps de faire exister ses personnages tout en posant les jalons de la
confrontation à venir. Dans le début d'Assaut, un montage
alterné nous montre d'un côté les différents
protagonistes (l'agent de police, le père et sa fille...) évoluer
dans un cadre quotidien (l'agent en patrouille, le père et la fille en
voiture) tandis que d'un autre côté nous voyons la menace se
préciser (le gang se réunit, s'arme, se ballade en voiture
à la recherche d'une cible...): cela permet à Carpenter de
construire une base psychologique pour ses personnages (l'agent de retour dans
le quartier de son enfance, désormais en proie à la violence,
l'attachement du père pour sa fille et la notion de
responsabilité qu'il développe à son égard...) tout
en préparant de manière inéluctable leur rencontre avec la
force menaçante (le gang), le père de famille servant de trait
d'union entre ces deux univers, puisque, poursuivi par le gang il viendra se
réfugier dans le commissariat confié à l'agent de police.
Mais Carpenter va encore plus loin en entraînant le spectateur dans la
jubilation de cette mise en place par l'intermédiaire de l'utilisation
du suspens et de l'ironie dramatique: en laissant toujours un temps d'avance au
spectateur durant cette préparation, cette mise en place des
événements, il le rend tout simplement complice de sa
démarche entomologique. Ainsi le spectateur en sait plus que les
personnages... Soit. Mais comment cela se manifeste-t-il?
Premièrement, il y a les informations
supplémentaires que Carpenter livre au spectateur, notamment par le
biais du montage. Dans Halloween, on trouve de nombreuses manifestations
de ce phénomène: lorsque Jamie Lee Curtis se trouve dans la
voiture avec son amie, le montage nous fait passer successivement de
l'intérieur de la voiture où les filles rigolent et discutent,
à l'extérieur de la voiture, ce qui nous permet de constater que
la voiture est suivie par une autre voiture, voiture que nous avons vu
être volée par le tueur peu de temps auparavant. Pendant ce temps,
les filles elles ne se doutent de rien... D'ailleurs toute la construction du
film repose sur ces temps d'avance du spectateur: pendant près d'une
heure nous voyons le tueur observer Jamie Lee Curtis, puis lorsque elle se
retourne, il n'est plus là. Mais si elle ne sait pas, le spectateur lui
sait... Ce qui permet parfois de l'entraîner dans de fausses pistes:
ainsi lorsque la baby-sitter se rend dans la buanderie, le spectateur, sachant
que le tueur rôde, s'attend à ce qu'elle se fasse attaquer (ce qui
est annoncé également par la rythmique musicale associée
au tueur). Pourtant il ne se passera rien: Carpenter pose ses règles du
jeu, mais n'hésite pas à les redéfinir lorsque cela lui
chante, conservant ainsi sa capacité à surprendre le spectateur.
Toujours dans cette perspective de temps d'avance du spectateur, on notera
qu'Halloween est une très bonne illustration de l'utilisation de
la profondeur de champ chez Carpenter, laquelle est souvent utilisée
pour dissimuler une menace au personnage tout en la livrant au spectateur: on
citera le plan très célèbre, ayant souvent servi de visuel
pour le film, où l'on voit Jamie Lee Curtis net au 1er plan, face
caméra, armée d'un couteau, et dans la profondeur, flou, la
menace Michael Myers s'approcher dans son dos.
Deuxièmement, il y a les indices que Carpenter se
plaît à livrer au spectateur: ce ne sont pas à proprement
parler des informations, mais ils orientent la vision que se fait le spectateur
du métrage, instaurant une tension certaine. Dans The Thing,
Carpenter fait une utilisation toute particulière de la figure du chien
récupéré par l'équipe de scientifique. Dans la
magistrale ouverture du film, nous voyons des scientifiques Norvégiens
en hélicoptère poursuivre un chien afin de l'abattre: cette
situation surréaliste prend tout son sens en un plan qui interviendra
plus tard au court du métrage. Une fois le chien
récupéré par les scientifiques américains, celui-ci
se promène librement dans la station. Or, lorsque Mac-Ready - Kurt
Russell revient du campement Norvégien, un plan d'une simplicité
terrifiante nous montre le chien en train de regarder le retour de Mac-Ready
d'une manière presque humaine, comme s'il comprenait ce qu'il se passe
et les enjeux de ce retour. Le tout accompagné d'une rythmique musicale
répétitive lourde de menace. En un plan, Carpenter rend sensible
l'intelligence supérieure qui habite cet animal, et le danger qu'elle
représente, illustrant le propos même du film: les apparences sont
trompeuses... Plus tard, quand les scientifiques comprendront que ce chien
n'est pas vraiment ce qu'il semble être et qu'ils s'interrogeront sur les
personnes exposées à la contamination, le spectateur lui se
souviendra qu'il est entré dans la chambre de l'un des membres de
l'équipe, Carpenter choisissant de couper la séquence en fondu au
noir au moment où l'ombre de ce dernier se tourne vers le chien. En
jouant ainsi sur le hors-champ et la suggestion, le réalisateur laisse
fonctionner l'imaginaire du spectateur à plein régime,
manière la plus simple et la plus efficace de susciter l'angoisse...
Enfin, dans la liste des indices subtils délivrés par Carpenter,
toujours dans The Thing, on pourra noter l'exemple suivant,
relevé par Rafik Djoumi (37): lors de chaque monologue de Mac Ready, "la
caméra panote sur les visages des protagonistes et les mots "the thing"
sont prononcés lorsque la caméra passe sur le personnage
effectivement contaminé". Cet effet plutôt anecdotique car
très difficile à remarquer est en tout cas une bonne illustration
de l'esprit retors et calculateur de Carpenter, qui dans sa construction
filmique ne laisse apparemment rien au hasard!
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