3- un espace qui oblige à la confrontation avec
l'autre, donc avec soi-même.
3.1- du huis-clos sartrien à la construction d'une
unité dans la différence.
Ainsi Carpenter s'ingénie donc à confronter ses
personnages à une situation de crise caractérisée par
l'affrontement d'une menace extérieure dans un espace / temps clos et
restreint. Mais ce qui est encore plus intéressant, c'est que Carpenter
va aller plus loin en démontrant que la menace vient aussi de
l'intérieur. Et cette menace va naître des différences
physiques, intellectuelles, morales qui règnent entre les personnages.
En effet, si la menace extérieure est caractérisée par son
homogénéité et son fonctionnement "symbiotique", les
résistants, eux, doivent construire la cohérence
nécessaire à leur survie. Car dans un premier temps, Carpenter va
construire un huis-clos tout ce qu'il y a de plus "sartrien", où chacun
va découvrir que si l'enfer est à l'extérieur, il est
aussi présent en chacun de nous, dans notre difficulté toute
humaine à coexister. Ainsi, notons que le système de mise en
scène de Carpenter, lorsqu'il désire traduire les rapports
humains qui se construisent parmi les résistants, repose presque
systématiquement sur une confrontation entre plans larges et surtouts
plans moyens d'un côté, lesquels permettent de représenter
dans l'espace les rapports de force, de défiance et de hiérarchie
entres les différents groupes ou personnages, et systèmes de
champ / contre-champ d'un autre côté, ce système
étant le plus à même de traduire le fossé qui
sépare, idéologiquement et stratégiquement, les
personnages. Ainsi, lorsque les personnages débattent, par exemple, de
la conduite à tenir ou de la stratégie à adopter,
Carpenter met en scène "l'affrontement" à travers, donc, un
système de champ / contre-champ sans quasiment jamais placer d'amorce:
de cette manière il sépare même physiquement les
personnages qui ne coexistent plus dans le plan, accentuant la "distance" (au
sens le plus large du terme) qui les sépare (on peut constater cet effet
dans la première partie d'Assaut, un exemple parmi d'autres) .
Dans le même ordre d'idée, on pourra s'attarder sur la
manière dont Carpenter met en image la tension et le rapport de force
psychologique qui se construisent dans le huis-clos The Thing;
écoutons pour cela le monteur du film, Todd Ramsay (14), parler de la
manière dont Carpenter a découpé la scène cruciale
des poches de sang trouées révélant le fait que l'un des
scientifiques est "la chose": "Mettre en scène 10 personnages debout,
dans un lieu relativement clos, avec quatre enjeux simultanés (les
renvois de soupçons entre Garry et le Dr Copper, l'arbitrage de Mac
Ready, le début de rixe entre Childs et Palmer, la fuite de windows) est
en soi un défi narratif incroyable. N'importe quel réalisateur
aurait choisi la solution de facilité, en plaçant sa
caméra au centre d'un cercle délimité par les
protagonistes. John a, au contraire, découpé son espace en
mettant en valeur les interactions entre tel ou tel personnage, avec une
incroyable précision. Je n'ai pas le souvenir de m'être dit:
"Ah si je pouvais avoir tel ou tel angle!". Sa couverture était
parfaite. Cette séquence compte parmi mes préférés
dans toute ma carrière." Ainsi, Carpenter accorde une attention toute
particulière à mettre en scène de manière
très précise les rapports a priori difficiles qui se mettent en
place entre les personnages, éludant et éllipsant dans un
mouvement inverse d'autres types de relations psychologiques (par exemple la
love story de Jamie Lee Curtis dans Fog est à peine
suggérée: elle est prise en stop, on la retrouve dans la
séquence suivante alors qu'elle vient de coucher avec Tom Atkins, puis
le sujet ne sera plus évoqué. De même, dans Invasion
Los-Angeles, la relation d'amitié que Nada semble entretenir avec
Franck est à peine esquissée.) au profit des points de friction.
Qu'est-ce que cela signifie?
Ce que Carpenter nous fait partager, c'est le
décentrement originel que tout être humain expérimente dans
sa vie et notamment lorsque, enfants, nous nouons nos premiers
véritables rapports sociaux. En effet, durant les premiers mois de notre
vie, nous sommes au centre de toutes les attentions, notamment maternelles, et
nous ne faisons pas de différence entre nous et les autres: ou
plutôt nous confondons les autres avec nous même en une grande
fusion ego-centrique (au sens premier, notre "moi" se posant comme le centre de
tout). Puis nous découvrons qu'il existe d'autres "moi" et que chaque
"moi" est le centre de son propre monde au sein duquel il "m'objectivise",
n'hésitant pas à me juger et parfois même à me
condamner. Décentrement fondateur donc, puisque avec la
découverte de l'alter-ego (c'est-à-dire au sens propre "l'autre
moi") c'est mon statut d'être unique et supérieur qui
s'évanouit. C'est le même mouvement que l'on observe chez
Carpenter: en privilégiant les points de frictions et les confrontations
entre ses personnages, il les oblige à prendre conscience de
l'existence et de la valeur de l'autre. Et avec cette prise de conscience,
c'est la découverte d'une vision du monde différente, et
même d'une autre réalité possible. C'est ce que Carpenter
(15) qualifie de "réalité créée par celui qui
l'observe" , c'est une vision relativiste du monde, changeant suivant celui qui
le regarde. C'est cette même théorie d'une réalité
relative que développe un des personnages de l'Antre de la Folie
lorsqu'il dit que "la vérité c'est ce que nous disons
être vrai". Une des clefs de la personnalité et de
l'oeuvre de Carpenter, c'est donc cette question de la relativité: "La
relativité du temps, de l'espace et de ce que l'on perçoit, sont
des choses qui paraissent tout à fait normales. Plus tard, on les
comprend à nouveau, mais d'un point de vue plus intellectuel et moins
émotionnel."(16). C'est ainsi que nous pouvons voir dans le professeur
Birak (Victor Wong dans Prince des Ténèbres) un double
métaphysique de Carpenter lui-même, car comme le dit
Hélène Frappat (17), "en quoi consistent les thèses
"relativistes" défendues par le scientifique Birak dans Le Prince des
Ténèbres? Dans la découverte que ce que nous croyons
être la réalité ne repose sur aucun socle "absolu" ou
"objectif"." Chez Carpenter, les morts se relèvent, les extra-terrestres
nous contrôlent ou nous "inséminent", et que ces situations
contredisent ou non la vision du monde qu'ont les personnage (et ce qu'ils
pensent possible ou non), il va leur falloir faire avec et s'organiser pour
résister. Vision relativiste de la vie intéressante (et qui
justifie peut-être le caractère insaisissable et
"kaléïdoscopique" de John Carpenter lui-même) mais
dangereuse. Pour le réalisateur (18), "c'est un truc très
compliqué et ça fait peur; beaucoup l'ignorent parce que
ça pourrait remettre en question tous leurs acquis sur le monde qui les
entoure."
Mais une fois dépassé ce premier rapport difficile
avec l'"autre", les résistants vont véritablement se construire
une unité à même de répondre à
l'homogénéité de la menace extérieure, unité
qui se construit par delà les différences et même
grâce à celles-ci. En effet, la friction et même plus loin
l'affrontement est une donnée essentielle de l'apprentissage de la
différence, apprentissage qui est lui même une étape
nécessaire de la construction d'une identité commune, celle de la
résistance. Cet affrontement peut-être d'ordre stratégique
(dans le Village des Damnés, comment s'opposer aux enfants
télépathes?), idéologique (dans Assaut, faut-il risquer le
prix de sa propre vie pour défendre un parfait inconnu?), physique (le
combat urbain entre John Nada-Roddy Piper et son ami Franck-Keith David, combat
nécessaire pour que Franck accepte d'abandonner ses certitudes afin de
voir au-delà des apparences, ce combat d'une longueur insensée
-presque 10 minutes!- faisant directement référence à
L'Homme Tranquille de John Ford où John Wayne et Victor McLaglen
n'en finissaient pas de se battre.) et enfin thématique comme dans
Prince des Ténèbres, où le professeur Birak et le
père Loomis semble d'abord exposer des points de vue totalement
différents: l'un se posant comme explorateur de la matière,
l'autre se posant comme croyant en l'existence de Dieu. Pourtant, la
confrontation de leurs points de vue va être la source d'un rapprochement
inattendu, comme le souligne Hélène Frappat (19), car à
leur insu ils partagent une même attitude ambivalente: "Ces deux hommes
sont ambivalents car ils oscillent entre la croyance et le scepticisme. D'un
côté ils sont croyants: le prêtre croit en Dieu, le
physicien croit en la science; d'un autre côté ils ne cessent de
douter: le prêtre doute parce qu'il reconnaît la "force
spirituelle" du mal et du diable, le scientifique parce qu'il se heurte
sans cesse à l'impuissance de la science.". La confrontation et
l'affrontement des points de vue est donc une condition de la découverte
et de l'apprentissage de l'autre permettant un éventuel rapprochement.
Que se passe-t-il ensuite?
Ensuite vient tout simplement le moment de combattre et donc de
prouver sa valeur dans l'action. En confrontant les points de vue et en se
rapprochant, on efface les préjugés et les a priori, en bref on
"remet les compteur à zéro". Charge ensuite à chacun de
soumettre sa valeur, cette fois-ci à travers l'affrontement avec la
menace extérieure, à l'évaluation des autres personnages
comme à celle du spectateur, dans Assaut le présumé
criminel Napoléon Wilson accédant ainsi au statut de héros
tout autant que Bishop le policier. Selon Bertrand Rougier (20), "pour
Carpenter et Hawks, l'action l'emporte sur les préjugés et
l'éducation, la valeur d'un homme s'appréciant à l'aune de
son comportement face à l'adversité. Ainsi, les individus
affichant un défaut de compétence (crise de nerf,
égoïsme) sont nécessairement destinés à
succomber." Comme succombe l'employée du commissariat dans Assaut,
éliminée parce qu'elle refuse de prendre le risque de payer de sa
vie la défense d'un inconnu. Finalement, chez Carpenter, on est rien
d'autre que ce que l'on fait, manière en quelque sorte de mettre fin aux
inégalités (sociales, raciales, économiques) qui
structurent et stratifient la société américaine.
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