2.2- masse indistincte contre agglomérat
d'identités.
C'est une caractéristique majeure de la menace
carpentérienne: son in-distinction. Dans Fog, les fantômes,
toujours plongés dans le brouillard, ne distinguent physiquement
absolument pas les uns des autres. Dans Le Village des Damnés,
Carpenter joue sur une parfaite uniformisation (de physique, de pensée)
et une parfaite synchronisation, notamment dans les déplacements,
créant une homogénéité que viendra d'autant plus
perturber le seul élément différent du groupe, le petit
David. Dans Prince des Ténèbres, tous les sans-abris sous
l'emprise de l'Anti-Dieu font montre de la même in-expressivité de
visage, cette absence d'une quelconque émotion leur retirant
irrémédiablement toute notion d'identité. Seul le marginal
incarné par Alice Cooper semble être légèrement mis
en avant, soit par sa position spatiale par rapport au reste du groupe
(quelques pas en avant par rapport aux autres) soit par le fait que c'est lui
qui tue l'un des étudiants venant de s'aventurer à
l'extérieur de l'église. On pourra noter également que
Carpenter travaille cette idée de menace maléfique comme
indistincte avec la métaphore des insectes. L'Anti-Dieu est un
être qui s'incarne: or il s'incarne soit en un groupe de marginaux (comme
on l'a dit) indistincts dont il prend possession, soit en une nuée
d'insectes: fourmis sur le sol, blattes sur une télé, sur le
visage d'une clocharde, vers sur la vitre d'une église et enfin cafards
carnivores qui dévorent complètement un personnage. Et qu'elle
meilleure image d'une masse indistincte, confuse et sans identité
peut-on avoir que celle d'un tas d'insectes? Ce phénomène d'
indistinction est particulièrement intéressant dans
Assaut: à partir du moment où le gang s'attaque au
commissariat, il sera exclusivement filmé en plans larges, au mieux en
plan moyen, le cinéaste refusant de s'approcher plus près afin
d'éviter toute existence aux membres du gang en dehors de
l'identité de groupe. L'action se déroulant de nuit, la
pénombre renforce encore cet effet de masse, de meute avec un
côté presque animal (voir les plans où ils se
déplacent autour du commissariat, toujours avec des valeurs larges ou
lointaines.) On notera d'ailleurs que Carpenter refuse de nous montrer ne
serait-ce qu'un seul des assaillants isolé: individuellement ils ne
représentent rien, seule la notion de gang leur donne une raison
d'exister (belle représentation par Carpenter de ce qu'est en
réalité la notion de gang aux Etats-Unis: un groupe fort qui
assure une protection à ses membres en échange du sacrifice de
leur propre personnalité au profit de celle du groupe, cela passant par
des tatouages et autres signes rituels destinés à dire à
la face du monde que l'on fait partie de ce gang.). Dans le même ordre
d'idée, Bertrand Rougier (12) note très justement que dans
Assaut, "les assaillants succombent au moment précis où la
pellicule capture leur image en gros plan (fin du siège)". Dans
Assaut, quelle valeur peut-on accorder à cette masse
d'assaillants sans visages sur laquelle travaille la mise en scène de
Carpenter? C'est que le réalisateur souhaite volontairement donner un
aspect surréaliste, surnaturel à ses assaillants, la comparaison
qu'effectue Bertrand Rougier (13) avec les zombies de Romero ("la lenteur des
déplacements des assaillants d'Assaut, masse unitaire et homogène
soumise à une régénération permanente, rappelle la
procession des zombis de La Nuit des Morts-Vivants." n'étant pas
dénuée d'intérêt: les assaillants de Carpenter sont
une facette du Mal, une image pure de la violence au sein de la
société américaine, la situation de décomposition
sociale que sous-tend Assaut constituant un troublant rappel de la
décomposition physique au centre de l'oeuvre de Romero. Il est donc
logique que Carpenter refuse parfaitement d'individualiser la menace qui
pèse sur le commissariat, sa métaphore (à la fois
politique, sociale et métaphysique) n'en prenant que plus de sens.
Jean-François Richet, en réalisant le remake d'Assaut
(Assaut sur le central 13), a complètement occulté cet
aspect, passant finalement à côté du sens profond du film
de Carpenter: en ne gardant que la trame du film original (un commissariat
menacé) mais surtout en donnant scénaristiquement une
identité aux agresseurs, il n'a livré qu'un "actioner" sans
âme de plus, au contraire me semble-t-il de Florent Emilio-Siri qui avec
son remake officieux intitulé Nid de Guêpes colle au plus
près à l'esprit et à l'univers carpentérien.
En face de cette masse indistincte, Carpenter pose des
personnalités fortes, de vraies identités affirmées mais
différentes, ce qui crée des points de frictions
intéressants d'un point de vue dramaturgique, qui fragilisent leur
résistance face à une menace, elle, homogène. Certains
couples de personnages notamment mettent bien en valeur cette notion, Carpenter
n'hésitant pas à travailler sur des couples diamétralement
opposés: dans Assaut, c'est le couple Bishop (l'agent de police
noir qui a grandit dans ce quartier) / Napoléon Wilson (le criminel
blanc venu de l'extérieur, Carpenter s'amusant à renverser les
stéréotypes); dans Prince des Ténèbres c'est
le couple Birak (le physicien qui fait confiance à la science) / Loomis
(le prêtre qui s'appuie sur sa foi); dans Invasion Los-Angeles
c'est enfin le couple Frank (l'ouvrier noir qui veut croire en
l'Amérique) / John Nada (le travailleur itinérant blanc qui a
découvert le "vrai visage" de l'Amérique). Ainsi, face à
la menace, les individualités résistantes semblent a priori
plutôt difficilement "s'agglomérer" que de trouver une
véritable cohérence. Mais c'est peut-être le combat
à mener qui se révélera le véritable ciment de ces
personnages.
Enfin notons qu'un film de Carpenter semble renverser ce rapport
entre "masse indistincte et agglomérat d'identités fortes": ce
film c'est The Thing. Cette fois-ci, c'est la créature qui est
individualisée (puisque unique) et le groupe de scientifiques
américains uniformisé. C'est ainsi un casting entièrement
masculin, où au départ peu de figures se détachent:
Carpenter aura ainsi rapidement l'idée d'affubler Mac-Ready d'un chapeau
de cow-boy (encore une référence à l'univers du western)
afin de permettre au spectateur de plus facilement identifier son
"référent". Pourtant ce rapport va se renverser au fil du
métrage, les résistants s'individualisant progressivement tandis
que la créature révèle sa véritable nature,
c'est-à-dire celle d'un être parfaitement transparent. En effet,
lorsque la créature absorbe un être, elle s'identifie physiquement
parfaitement à elle, et sur tous les points: déplacements,
apparence, voix, capacités physiques... Elle peut adopter toutes les
identités, mais dans un mouvement inverse elle n'exprime personnellement
strictement aucune identité. L'absorption et la destruction des autres
formes de vie semble être son seul projet. Quel peut-être le sens
d'une telle existence? Au contraire, en individualisant ses personnages (par
exemple en les isolant progressivement dans l'espace les uns par rapport aux
autres, contredisant la situation de départ où ils sont tous
regroupés), et ce y compris au travers des erreurs qu'ils commettent
(Mac-Ready qui abat un humain non-contaminé), Carpenter nous livre en
réaction le véritable prix de l'existence humaine: celui de
pouvoir construire son identité, y compris dans l'adversité et la
souffrance, et affirmer son individualité en effectuant des choix que
l'on assume. Mac-Ready a bien saisi ce prix, lui qui envisage de se sacrifier
pour éviter que "la chose" ne contamine l'humanité. Voilà
donc une double référence (pas forcément volontaire, mais
néanmoins bien présente) à Sartre pour Carpenter:
référence au huis-clos sartrien (son fameux "l'enfer c'est les
autres", comme en témoigne le plan final nous laissant sur une
ambiguïté terrible: y'a t-il un contaminé parmi les deux
survivants?), et référence à la morale sartrienne pour qui
l'Homme est "condamné à être libre", c'est-à-dire
qu'il a la liberté d'agir comme bon lui semble, mais cette
liberté s'accompagne d'un devoir existentiel terrible, celui d'assumer
strictement tous nos actes ainsi que leurs conséquences, et notamment en
cas d'erreur. "On est ce que l'on fait": voilà une morale qui, comme
nous le verrons sied bien à l'univers carpentérien
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