2- un espace qui oblige à la confrontation avec
l'ennemi.
2.1- une logique d'affrontements et de domination avec
un seul enjeu: la survie.
Dire que la survie est le seul enjeu de l'univers
carpentérien est probablement exagéré... Comme nous le
verrons ultérieurement, d'autres enjeux (narratifs, thématiques,
métaphysiques même) viennent structurer le film en se
succédant et se répondant les uns les autres. Il serait
probablement plus juste de dire que cette "survie" en est l'enjeu principal,
celui qui est le coeur même du film et dont découlent tous les
autres. Penchons nous précisément sur les films de Carpenter
afin de vérifier cette logique de la survie comme enjeu central: dans
Assaut, Bishop et les occupants d'un commissariat doivent survivre aux
assauts d'un gang venu récupérer un père de famille
coupable d'avoir exercé sa vengeance sur l'un des leurs; dans
Halloween, afin d'assurer sa survie Laurie Strode tente
d'échapper à un tueur masqué et sans mobile apparent; dans
The Thing, Mac-Ready et un groupe de scientifiques américains
cherchent à repousser une créature protéiforme venue de
l'espace qui les absorbe les uns après les autres; dans Prince des
Ténèbres, le professeur Birak (Victor Wong) et le
prêtre Loomis (Donald Pleasence, ainsi nommé en
référence à son rôle de docteur dans
Halloween) entament une lutte à mort contre l'Anti-Dieu et ses
serviteur afin d'empêcher son avènement; dans Invasion
Los-Angeles, John Nada (Roddy Pipper) un ouvrier pauvre fraîchement
débarqué à Los-Angeles découvre que la
réalité n'est pas ce qu'elle semble être et que le monde
est en fait contrôlé par des extra-terrestres ayant réduit
l'humanité à l'asservissement, ce qui provoque son engagement du
côté de la résistance; dans le Village des
Damnés, des envahisseurs fécondent les femmes du petit
village de Midwich afin que les enfants ainsi créés prennent le
contrôle de la planète; dans Vampires, Jack Crow cherche
à éliminer Valek avant qu'il ne récupère un
artefact qui le rendrait quasi-invincible et condamnerait l'humanité
à disparaître; dans Ghosts of Mars, Mélanie Ballard
et son équipe doivent survivre à l'attaque des esprits de Mars,
bien décidés à récupérer leur terre...
Survivre, voilà bien le maître mot de la dramaturgie
carpentérienne. Et cette survie s'exprime tout d'abord de la
manière la plus concrète, la plus physique, la plus organique qui
soit: le héros carpentérien et la force qui le menace ne peuvent
coexister, la victoire de l'un passant nécessairement par
l'élimination physique de l'autre, tout du moins dans l'espace / temps
pur du métrage (en effet nous verrons plus tard que chez Carpenter rien
n'est jamais vraiment terminé, chaque victoire de l'un ou l'autre camp
n'étant qu'une simple bataille dans l'immense -et éternelle?-
guerre que se livrent le Bien et le Mal), l'exemple le plus probant
étant sûrement celui de la chose dans The Thing, qui pour
éliminer sa proie prend strictement sa place. Ainsi lorsque le
héros carpentérien échoue à éliminer
physiquement ce qui le menace, la victoire lui échappe, car une menace
simplement repoussée est une menace destinée à revenir
"hanter" le personnage : ainsi en est-il de Michael Myers dans
Halloween, dont le final suggère que le tueur masqué,
parce qu'il n'a pas été, encore une fois, physiquement
éliminé (mais peut-il réellement l'être?), reviendra
encore et encore tourmenter sa proie, Myers devenant même le héros
d'une franchise ultra-rentable et mondialement connue (une dizaine de suites,
dont un nouveau projet qui vient tout juste d'entrer en pré-production!)
même si elle n'entretient plus de rapport direct avec John Carpenter. De
même, dans Le Village des Damnés, la survie du petit David,
envahisseur humanisé mais envahisseur tout de même, annonce
probablement une nouvelle lutte à mort à venir...
Mais la menace qui pèse sur le héros
carpentérien peut-elle être d'ailleurs éradiquée? En
étudiant de près la filmographie de Carpenter, on peut en douter:
dans Prince des Ténèbres, le sacrifice de Catherine semble
condamner l'avènement de l'Anti-Dieu, pourtant un dernier plan final
terrible montre l'inutilité de son acte, qui n'aura finalement servi
qu'à gagner un peu de temps. On ne lutte pas contre une force
supérieure semble nous dire Carpenter dans un constat froidement
pessimiste. Allons même plus loin en prenant l'exemple d'Assaut,
un des rares films de Carpenter où le héros carpentérien
semble anéantir complètement la menace qui pèse sur lui,
en l'occurrence un gang déterminé à aller au bout de son
action meurtrière, quel qu'en soit le prix à payer: en effet,
Bishop et Napoléon Wilson, retranchés dans la cave du
commissariat finissent par prendre tous les risques en "dynamitant" purement et
simplement leurs assaillants. La victoire semble alors totale. Mais Bishop, qui
a grandi dans ces quartiers et les a vus progressivement gangrenés par
la corruption et la délinquance, peut-il réellement croire que
cette victoire anecdotique suffira à mettre fin à la violence qui
embrase les rues? Bien évidemment non. Même constat amer de
Carpenter, qui avoue s'être entretenu de ce sujet avec l'acteur et
ex-chanteur de hip-hop Ice Cube (du groupe NWA, Niggas With Attitude, issu des
ghettos les plus durs de Los-Angeles), à l'occasion du tournage de son
dernier film Ghosts of Mars (6): "la situation aujourd'hui n'est pas
reluisante, regardez ce qu'ils ont fait au commissariat ici à
Los-Angeles. Il y a eu un article dans Rolling Stone Magazine qui
affirmait que les gangs de L.A. avaient infiltré la police. Pourquoi se
battent-ils? Ice Cube a tenté de m'expliquer la situation, il m'a dit:
"imagine que tu vives pépère dans ton quartier. Seulement
à côté de chez toi il y a des gars qui ont des gros
calibres. Ben t'es obligé de choper l'équivalent pour être
prêt lorsqu'ils viendront faire chier. C'est la guerre mec!". Le
pire c'est qu'ils n'ont que faire des victimes, ils arrosent les rues un point
c'est tout. Les gamins apprennent à se jeter par terre lorsqu'ils
entendent des coups de feu. Je ne pense pas que mon film (Assaut)
était si terrible quand je vois les rues de L.A. aujourd'hui."
Un personnage dans l'oeuvre de Carpenter est
particulièrement représentatif de cette idée de survie
comme enjeu majeur voire unique: c'est le personnage de Snake Plissken. Que ce
soit dans New-York 1997 ou bien dans Los-Angeles 2013, Plissken
est un être dont toute l'énergie est dirigée vers un seul
but, assurer sa survie coûte que coûte. Une scène, qui a
fait couler beaucoup d'encre, illustre parfaitement cet instinct de survie
prioritaire: lorsqu'au début du film, alors qu'il vient d'entrer dans
New-York, on le voit passer à côté d'une femme en train de
se faire violer sans qu'il daigne intervenir. Surprenant de la part d'un
"héros"? Pas si l'on considère que Plissken n'est absolument rien
d'autre qu'un survivant, et que donc tout ce qui peut le détourner des
conditions de sa survie n'existe pour ainsi dire pas. Plissken n'est pas
au-dessus des notions de bien ou de mal, il est ailleurs: un
personnage plus amoral qu'immoral. Ou plus précisément, la seule
morale qui tienne, c'est celle qui lui permettra de s'en tirer. Comme
l'explique Carpenter (7) : « je crois que ce détail fait
froid dans le dos, parce qu'il montre que Plissken est un homme
renfermé, même cynique, et qui place sa mission au-dessus de tout.
La seule chose qui l'intéresse, c'est de retrouver le président
des Etats-Unis pour sauver sa peau.". Pour résumer, Carpenter (8)
définit d'ailleurs ainsi le personnage: "Snake Plissken symbolise
surtout la liberté totale sans entrave, sans la moindre contrainte
sociale. Il se fiche de tuer, de secourir des gens. Il est terriblement
mauvais, terriblement innocent. Rien ne peut le changer, c'est un
incorruptible. Tout ce qu'il désire c'est vivre 60 secondes de plus." Et
effectivement, Snake est parfaitement réductible à son instinct
de survie. Ce n'est pas par hasard qu'il est choisi par deux fois pour mener
à bien les missions périlleuses, pour ainsi dire même
impossibles, de traverser des espaces mortifères (traduisons: où
la mort rôde à chaque coin de rue): en lui injectant un poison (ou
en le lui faisant croire, l'effet placebo se révélant tout aussi
efficace) qui le ronge lentement, c'est-à-dire en mettant en balance sa
vie contre la réussite de la mission qui lui est assignée
(ramener le président ou une étrange boite noire: missions que
Hélène Frappat qualifie de "mac guffin" (9) vivre constituant
bien sa seule et unique quête), ses employeurs profitent son instinct de
survie, qui, concentrant toute ses ressources vers ce seul but, lui permettent
de littéralement déplacer des montagnes. Ainsi, Carpenter
sème les pires embûches sur le chemin de son personnage, lui
dressant un parcours initiatique que l'on peut qualifier de véritable
chemin de croix sans qu'à aucun moment Plissken ne semble même
songer à renoncer: trahi, kidnappé, roué de coups,
humilié, s'éloignant de son objectif à chaque fois
même qu'il semble s'en approcher, le "snake" ne cesse jamais de reprendre
sa marche en avant, sur une jambe s'il le faut, inéluctablement, en un
étrange reflet du personnage de Michael Myers. Si ce dernier est conduit
par un besoin de tuer qui transcende son statut de mortel, c'est la
volonté de vivre qui donne à Plissken un caractère
surnaturel, quasi-miraculeux; on peut citer la séquence de
l'épreuve de basket dans Los-Angeles 2013, où Cuervo Jones
qui vient de le capturer lui lance un défi insurmontable: effectuer des
allers-retours sur un terrain de basket en mettant un certain nombre de paniers
en un temps limité, ce que personne n'a jamais réussi.
Tâche d'autant plus difficile pour un Plissken affaibli, qui pourtant n'a
qu'un panier de retard à la dernière seconde: un dernier panier
à marquer... du milieu de terrain! En un plan large magistral, Carpenter
nous montre Plissken prendre le ballon, le lancer de manière peu
orthodoxe, presque à l'aveuglette et réussir l'impossible (le
gang de Cuervo Jones en reste sans voix pendant de longues secondes, dans un
silence assourdissant, avant de se mettre à scander son nom, validant
son statut de figure "mythique"), mais finalement de manière
parfaitement prévisible. Echouer signifie mourir: et pour Plissken,
voilà l'impossible. En effet, ce personnage est le seul "héros"
carpentérien à être ainsi virtuellement immortel: pourquoi?
Peut-être parce qu'il est déjà d'une certaine
manière, toujours à l'instar d'un Michael Myers,
déjà mort. Hélène Frappat relève ainsi (10)
que dans New-York 1997 "'à chaque nouvelle rencontre s'engage le
même dialogue: "t'es Snake Plissken, je te connais. Je te croyais
mort." "- toi t'es un flic? - Non moi je suis un con. - Je te connais,
j'avais entendu dire que t'étais mort. - Je le suis.". Ce dialogue
en forme de running gag se poursuivra évidemment dans
Los-Angeles 2013 (...): "Plissken est mort tellement de fois qu'on
ne peut pas toutes les compter." A l'un des ennemis qui le menace:
"s'il m'arrive quelque chose tu es mort" Plissken, en toute logique,
répond: "je suis déjà mort"." Allant plus loin
encore, Hélène Frappat (11) dresse une association entre le final
de Los-Angeles 2013 et le statut fantomatique du héros: "Snake
est le fantôme du héros, et sa nature fantomatique surgit
d'ailleurs "en pleine lumière" à la fin de Los-Angeles
2013, quand il envoie à ses adversaires un hologramme, autrement dit
un leurre de lui-même". Personnage donc particulièrement
paradoxal, et donc d'autant plus intéressant, qui ne cherche rien tant
qu'à assurer sa survie par tous les moyens alors qu'il a peut-être
déjà quitté le monde des vivants.
Enfin , notons succinctement que le combat pour la survie du
héros carpentérien engage presque systématiquement la
survie de l'humanité entière, faisant de ce héros, plus
qu'un dernier rempart de l'humanité, un représentant symbolique
de celle-ci. Le combat du héros carpentérien, c'est le combat de
l'humanité pour sa survie et celle de ses valeurs contre la menace du
Mal, que ce soit le Dr Allan Chaffee qui s'oppose aux enfants envahisseurs et
à leur volonté d'uniformisation, Mac-Ready contre "la chose" et
la menace qu'elle fait peser sur l'identité humaine ou John Nada
résistant à la volonté d'asservissement intellectuel et
mental des extra-terrestres... Comme le prouve le final de l'Antre de la
Folie, l'échec de Trent, notamment à saisir ce qui fait les
limites de notre perception de la réalité, entraîne la
disparition de l'humanité entière contaminée par la
réalité terrifiante proposée comme nouveau modèle
par Sutter Cane. Au contraire dans Assaut, la victoire de Bishop, c'est
celle (temporaire) des valeurs d'entraide, de loyauté et de confiance
sur la violence aveugle...
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