1.2- une hostilité progressive: l'espace
déréglé et contaminé.
Les personnages carpentériens s'inscrivent donc
viscéralement dans un espace propre: le pénitencier de New-York
et l'enfer de Los-Angeles pour Plissken, à nouveau Los-Angeles pour John
Nada, le "suburb" d'Haddonfield pour Laurie Strode, la base scientifique et
l'immensité glaciale de The Thing, la ville maudite d'Antonio Bay
dans The Fog, Midwich dans Le Village des Damnés, le
commissariat d'Assaut...
Cet espace peut sembler tout d'abord pour le personnage
carpentérien un espace-refuge en mesure de le protéger des
agressions extérieures. Or ce sentiment peut se révéler
illusoire; ainsi dans Assaut, les personnages, et Bishop en tête,
se sentent dans un premier temps en confiance dans le commissariat où
ils sont réfugiés, d'abord pour des raisons concrètes (les
murs de l'enceinte) mais également pour une raison d'ordre symbolique:
cet espace est une représentation physique d'une institution, celle de
la police, donc un espace a priori sacralisé et inviolable. Le tabou va
être pourtant brisé, car la menace qui se profile, en tant que
représentation épurée du Mal, n'a pas (et ne peut pas
avoir) de limites. Le commissariat, pris d'assaut, va donc perdre son statut de
sanctuaire intouchable, et, pire encore, se voir progressivement
"contaminé" par la masse assaillante pour finir par se refermer sur ses
occupants. Comment va se construire cette contamination? D'abord par le message
délivré par les assaillants, qui désigne "officiellement"
le bâtiment comme cible. Puis par leurs balles, qui vont venir briser la
frontière symbolique des vitres et détruire l'intérieur du
commissariat (voir la succession irréelle d'inserts sur les balles qui
viennent frapper et démolir les éléments du décor,
donnant le sentiment d'un nombre illimité de munitions), transformant un
espace ordonné et stable en un champ de ruines à l'image de la
violence aveugle du gang. En détruisant cet espace ils le contaminent et
le modifient à leur image. Puis ils vont le pénétrer, se
l'appropriant petit à petit et reléguant Bishop et ses compagnons
dans un environnement à l'inverse de plus en plus confiné:
l'assaut final sera ainsi donné dans un couloir très
étroit. C'est ainsi que l'espace d'abord refuge, du fait de la
"contamination" dont nous avons parlé, se referme progressivement sur
ses occupants. C'est d'ailleurs pour cette raison que s'extraire du
commissariat deviendra un enjeu de plus pour Bishop, Wilson et les autres,
Carpenter empruntant directement cette séquence à La Nuit des
Morts-Vivants, où les survivants, terrés dans une maison
éloignée, tentent de gagner une voiture postée à
l'extérieure afin de fuir. Dans les deux cas, l'échec sera
cinglant. Pour Carpenter, on ne déserte pas un espace aussi facilement
qu'on l'investit, surtout lorsque celui-ci a laissé
pénétrer le Mal. Car le Mal contamine l'espace et se l'approprie.
Bertrand Rougier (2), s'il ne parle pas à proprement parler de
"contamination", ne dit pas autre chose: "A l'instar de la majorité des
films de Carpenter, Assaut est hanté par un malaise qui sourd
à tous les coins de rue, chaque parcelle du cadre étant
minée par la promesse d'un drame. Figure archétypale du Western,
la "ville morte" d'Anderson est habitée par les forces destructrices. La
lente désagrégation des murs a libéré les esprits
maléfiques de la cité."
L' espace peut également sembler au départ
rassurant parce que le personnage carpentérien y est parfaitement
habitué, développant avec son environnement une relation
quotidienne. Les habitants d'Antonio Bay (Adrienne Barbeau, Janet Leigh...)
constituent un bon exemple de ces personnages carpentérien qui vont voir
l'espace qu'ils maîtrisent (Janet Leigh est ainsi la maire, donc celle
qui détient l'autorité sur la ville, Adrienne Barbeau est la
gardienne du phare, celle qui domine physiquement la ville) se
dérégler progressivement. Et de la même manière que
dans Assaut, ce sont les forces maléfiques qui menacent la ville
qui en l'infiltrant (encore une fois en la "contaminant" donc) vont provoquer
son dérèglement: Hélène Frappat (3) relève
que "dans le long générique en forme de prologue (il dure presque
10 minutes), l'irruption des fantômes fait dérailler
l'électricité (lampes et télévisions qui
s'éteignent ou s'allument), endommagent un supermarché et une
station météorologique, renverse les voitures." Bref,
note-t-elle, "les fantômes menacent l'Amérique à travers
ses biens de consommation, c'est-à-dire ce qu'elle a de plus
précieux". Là encore, la force menaçante modifie l'espace
à son image, le brouillard supprimant les moyens de communication
modernes et l'électricité, renvoyant littéralement la
ville d'Antonio Bay dans le passé, et donc à son passé
(coupable). A noter enfin que l'image du brouillard, masse sans matière
qui s'infiltre, se faufile et se répand traduit bien cette idée
de "contamination" que nous avons évoqué. On pourra rapidement
relever ce même système de
"contamination-dérèglement de l'espace" dans Prince des
Ténèbres et Halloween : dans Prince des
Ténèbres, Arnaud Bordas (4) remarque que "Carpenter enferme
donc à nouveau ses personnages dans un lieu clos assiégé
de l'extérieur et miné de l'intérieur." Développant
l'idée de virus maléfique, Bordas constate également que
"le Mal gangrène [l'église] de l'intérieur, par ses
attaques répétées sur les protagonistes, mais aussi de
l'extérieur, par les nombreux changements qu'il entraîne dans le
comportement des humains (clochards menaçants) et des animaux
(grouillement d'insectes) mais aussi par la modification des conditions
climatiques ("il y a quelque chose dans l'air" dira le
prêtre).". Dans Halloween, c'est le personnage de Myers qui va
dérégler de sa présence fantomatique le cadre urbain
d'Haddonfield, Carpenter pliant cet espace, par le simple fait de sa mise en
scène, à la volonté du tueur. Par un savant jeu de
montage, Carpenter lui donne ainsi la capacité d'apparaître et de
disparaître à volonté, le rendant invisible aux yeux de
Laurie pendant les trois-quarts du film (seuls les enfants pouvant apercevoir
le "croquemitaine"). Myers imprègne même complètement
l'espace (voir par exemple le plan où il observe la maison de Laurie: un
plan large nous dévoile la maison, avec au premier plan Myers à
côté d'un arbre. Plus tard, Carpenter réutilisera le
même plan, avec exactement la même valeur et le même cadre,
mais sans le tueur. Pourtant la mémoire visuelle du spectateur fait
l'association entre les deux plans et "insère" malgré lui dans le
deuxième plan un Myers pourtant physiquement absent.) pour finir par
fusionner parfaitement avec lui comme en témoigne les derniers plans du
film, des plans larges de la ville accompagnés de sa respiration
caractéristique: plus qu'il n'est dans la ville, Michael Myers est la
ville en tant qu'il la hante. Pour finir, on pourra relever dans The
Thing un dernier exemple d'espace contaminé et modifié par ce
qui le menace: lorsque Mac-Ready se rend à la base Norvégienne,
il découvre un espace complètement déstructuré,
corrompu, en ruines (Carpenter qualifie lui-même ce passage de
"séquence maison hantée") mais ne comprend pas ce qui c'est
passé. A la fin du film, après que Mac-Ready ait affronté
la chose, un des derniers plans nous le dévoile errant dans les vestiges
de sa propre base en ruine, cette destruction de l'espace constituant la marque
caractéristique du passage de la chose. Notons enfin que l'idée
de « contamination » et même de virus au sens large
est présente à travers toute la filmographie de Carpenter :
de l'Anti-Dieu qui projette sa matière verte sur les personnages pour
les assujettir dans Le Prince des Ténèbres aux
envahisseurs qui inséminent les habitants de Midwich dans Le Village
des Damnés (cette idée d'infiltration étant
déjà présente dans le livre dont s'est inspiré
Carpenter comme il le révèle lui-même (5) :
« The Midwich Coockoos écrit par John Wyndham. Le
coucou du titre est une race d'oiseaux qui mettent leurs oeufs dans le nid
d'autres oiseaux afin qu'ils élèvent ces créatures comme
les leurs. Méthode que les extraterrestres appliquent chez les habitants
du Village des Damnés. »), en passant par les ondes
radios qui asservissent l'humanité dans Invasion Los-Angeles, le
syndrome vampirique de Vampires ou les esprits de Mars qui voyagent de corps en
corps dans Ghosts of Mars. Cette idée de virus trouve bien
sûr son apogée dans The Thing où la créature
absorbe les identités les uns après les autres par simple
contact, ses cellules contaminant et détruisant celles du corps que la
chose vient remplacer. En lisant un article avant même le tournage
Carpenter s'étonnera d'ailleurs des similitudes entre le syndrome HIV
qui vient de faire son apparition et sa propre créature.
Enfin, concluons ce chapitre en remarquant tout de même
qu'il peut arriver que le héros Carpentérien n'assiste pas au
dérèglement progressif de son espace, mais qu'il prenne
simplement conscience qu'il a simplement toujours évolué dans un
espace contaminé sans le savoir. Ainsi, dans Invasion
Los-Angeles, John Nada découvre que tout l'espace dans lequel il
évolue est régi par des extra-terrestres manipulant
l'humanité. Le dérèglement, déjà
opéré, a institué un nouvel ordre qui est désormais
la norme. En voulant renverser cet ordre, Nada devient lui-même le virus
qui dérègle l'espace, Carpenter retournant ici ses propres
stéréotypes cinématographiques. Pourchassé par la
police et l'armée, véritable système immunitaire de
l'ordre instauré par les extraterrestres, le corps étranger John
Nada (d'autant plus étranger qu'au début du film il
débarque à Los-Angeles) va néanmoins réussir
à poser les bases d'un renversement de la situation de nature à
rétablir l'équilibre initial (c'est-à-dire avant que les
envahisseurs ne prennent le pouvoir).
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