3.2- des codes westerniens à la menace
interne : l'Amérique revisitée.
Carpenter n'a jamais réalisé de western, bien
qu'il ne sache pas très bien lui-même pourquoi (82) :
« j'ai failli en faire un mais je ne sais pas pourquoi je ne suis
jamais passé à l'acte. Je ne saurais formuler une réponse
correcte. Peut-être que je n'ai pas eu le courage. Il ne faut pas oublier
que les jeunes n'en ont plus rien à faire des westerns. Ils ont fait
leur temps. » Pourtant le genre traverse toute son oeuvre, de la
ville déserte d'Assaut aux fantômes desperados de Fog, du
chapeau de cow-boy de Mac-Ready aux duels dans les couloirs de la
station de télé dans Invasion Los-Angeles, de l'arrivée de
Trent à Hobb's End (rien que le nom de cette ville est en soi un
manifeste !) tel un cow-boy vengeur dans l'Antre de la Folie aux esprits
primitifs de Mars venus récupérer leur terre conquise par les
terriens... a propos de Vampires, Bertrand Rougier (83) signale que
« Carpenter signe tout autant un western nocturne inspiré par
Rio Bravo (la musique), la Nuit des Mots-Vivants (l'ambiance et
la progression du récit) et la Horde Sauvage (les
thématiques générales et la gestion de l'espace) qu'un
remake de Prince des Ténèbres. » Mais les films
dans lesquels cette influence du western se fait le plus sentir, c'est
peut-être le couple New-York 1997 / Los-Angeles 2013 ;
Carpenter lui-même les définit ainsi (84) :
« Los-Angeles 2013 est comme New-York 1997, un western
noir, un film avec des Indiens et des cow-boys ».
Pourquoi cet attrait pour le western ? par goût bien
sûr, puisque c'est le cinéma populaire qui a bercé son
enfance et a provoqué ses premiers émois de spectateur... Mais
aussi parce qu' évoquer le western, c'est évoquer l'histoire des
Etats-Unis, et pas n'importe quelle histoire... C'est évoquer la
culpabilité originelle d'un pays qui s'est construit dans la violence et
dans le sang, et cette culpabilité, Carpenter n'a cessé de
travailler à la représenter à sa façon: dans
Fog avec les fantômes venus faire payer son crime à une
communauté qui se complaît dans le mensonge, dans Ghosts of
Mars avec les colons qui apprennent à leurs dépend qu'on ne
s'approprie pas une terre aussi aisément (les esprits se
définissant clairement comme un reflet vengeurs des Indiens
d'Amérique chassés de leur terre), et finalement au travers de
toute son oeuvre. En effet la notion de culpabilité et de
généalogie maudite structure complètement l'oeuvre
carpentérienne. C'est pourquoi Cédric Delelée
n'hésite pas à établir une comparaison pleine d'à
propos entre Carpenter et Clint Eastwood, les deux s'inscrivant dans une
même logique de conteurs de l'histoire de l'Amérique (84) :
« Carpenter se rapproche d'un autre grand cinéaste
fasciné par l'Amérique et sa mythologie . Il est en effet
impossible de ne pas songer dans Fog à l'Homme des Hautes
Plaines de Clint Eastwood, le seul réalisateur avec Carpenter
à s'inscrire dans une veine classique héritée de John
Ford, Howard Hawks, Anthony Mann et John Sturges. La passion que partagent
Carpenter et Eastwood est là pour le prouver , tout comme leur
désir de transmettre des légendes typiquement américaines
(c'est-à-dire inscrites dans l'inconscient collectif d'une nation encore
jeune) et qui ne peuvent avoir été forgées que dans ces
espaces héroïques que sont le Far-West et l'Océan. Dans
Fog, les spectres qui surgissent de la mer évoquent plus d'une
fois une bande de desperados. Et ce n'est pas un hasard si Carpenter en profite
pour mettre l'accent sur le fait que l'Amérique a été
bâtie sur les cadavres d'innocents à qui on a volé leurs
terres, tout comme l'avait fait Eastwood dans Josey Wales
Hors-la-loi. ».
Enfin, notons que si Carpenter nous balade d'un bout à
l'autre de l'Amérique (New-York, Los-Angeles, suburb, province, ville
côtière, grand nord...), c'est bel et bien , sous couvert de
divertissement, pour dresser un catalogue des menaces qui pèsent sur
elle... Quelles sont-elles ? Menace d'uniformisation avec les envahisseurs
du Village des Damnés ou les extraterrestres d'Invasion
Los-Angeles qui standardisent les comportements humains
(obéissez ! Mariez-vous !), cette uniformisation
étant aussi celle qui menace spécifiquement le monde du
cinéma (Carpenter dit ainsi (85) « qu'à l'époque
sa rage n'était pas dirigée contre un studio en particulier ou un
producteur. Ce qui le rendait fou, c'était plutôt l'état
dans lequel se trouvait le cinéma américain. Il était
révolté par ce qu'on proposait aux spectateurs, mais aussi par
l'apathie du public en général. Un public qui n'accepte plus
l'originalité et se rassure en consommant bêtement des formules
toutes faites. »). Dans la même optique, menace de la perte
d'identité individuelle dans The Thing, et menace de la perte
d'identité collective, c'est-à-dire notre culture, dans
Invasion Los-Angeles (ce qu'Hélène Frappat qualifie de
menace de la laideur, un nivellement par le bas de notre société
qui s'enferme dans la médiocrité : « le danger le
plus grand que les exploiteurs font courir à notre monde est moins sa
destruction que son enlaidissement. » ), menace de la
fracture sociale et de la violence de la grande machine capitaliste (machine
à produire de l'exclusion) dans Invasion Los-Angeles, menace de
la violence aveugle comme seule règle (Assaut, New-York
97 : c'est virtuellement la loi du plus fort qui règne), menace
du puritanisme et de la perte de libertés individuelles (Los-Angeles
2013, Los-Angeles se révélant paradoxalement le dernier espace de
liberté.), menace de la censure contre la différence (Trent dans
l'Antre de la folie est censuré parce que sa vision de la
réalité n'est pas conforme... Il est donc fou.) et enfin menace
de la technologie aliénante qui nous réduit à
l'état de moutons dépendants... (c'est le sens du dernier bras
d'honneur de l'incontrôlable Plissken qui décide d'éteindre
le monde).
Or ces menaces que Carpenter décide de faire peser de
manière fictionnelle sur les Etats-Unis (extra-terrestres, monstres...)
sous couvert de divertissement ne sont finalement que le reflet des obsessions
et des hantises qui rongent l'Amérique de l'intérieur. Finalement
voilà tout le mouvement métaphorique du cinéma de John
Carpenter : prendre les menaces bien réelles qui minent notre
société de l'intérieur et les déguiser en de moins
dérangeantes menaces extérieures fictives. Pourtant, bien
malgré nous nous ne sommes pas dupes. Voilà bien toute la
leçon du cinéma carpentérien ; s'il nous fait aussi
peur, c'est parce qu'il ne fait que nous tendre le reflet disgracieux de nos
névroses les plus intimes...
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