CONCLUSION
Il est impossible sur une si courte étude de faire le
tour de Carpenter comme de son oeuvre, riche et iconoclaste. Mais pour
résumer, que devrait-on en retenir ? Probablement deux traits
majeurs :
D'une part, si Carpenter aime à endosser le rôle du
metteur en scène / artisan, gestionnaire avisé des moyens de
productions au service de son récit (écoutons-le à ce
propos : « Ce dont je suis sûr, c'est que je suis d'abord
conduit par le récit. C'est toujours lui qui guide ma démarche de
metteur en scène. Je construis toujours mes images à partir du
récit et non l'inverse. J'essaie ensuite de viser la plus grande
simplicité possible. J'essaie surtout de faire en sorte que mon style,
c'est-à-dire la façon dont les images vont raconter l'histoire,
soit presque invisible. » (86) ), il est, quoi qu'il en dise,
indubitablement un cinéaste d'une profondeur (politique et
philosophique) rare et salutaire dans le cinéma contemporain. C'est
notamment dans le travail d'épure et d'économie (au sens large du
terme) qu'il entreprend à chaque instant que réside le secret de
l'universelle résonance de son oeuvre. Sous couvert de divertissement
fantastique, Carpenter nous livre bien autre chose : une réflexion
sur l'humanité, ce qui fait son prix, ses limites. John Carpenter, si
cela était encore à prouver, est, « comme Edgar G.
Ulmer ou Phil Karlson en leur temps, un auteur, un vrai » (87). Et
à ceux qui trouveraient surprenant que cinéma de genre et
cinéma fantastique puissent véhiculer du sens,
certifions avec Kent Jones que « l'engagement artistique de Carpenter
prétend satisfaire aux conventions du genre et aux exigences de la
narration tout en filtrant à travers elles des préoccupations
plus profondes. » (88). D'ailleurs Hélène Frappat voit
même en Invasion Los-Angeles une symbiose parfaite de la forme
(film de science-fiction) et du fond (discours politique) : « un
documentaire sur Los-Angeles en 1988, c'est nécessairement un film,
à la fois de politique et de science-fiction. C'est
l'articulation entre les deux qui fait la force et l'originalité
d'Invasion Los-Angeles : pour John Carpenter, la politique est
inséparable de la science-fiction, car dès qu'on regarde
la réalité sociale, économique et politique d'un pays
comme l'Amérique, on bascule dans la science-fiction. (...) Et si l'on
regarde de plus près, les « riches » qui peuplent
les hauteurs de la ville ne sont-ils pas, vu d'en bas, de chez les
« pauvres », aussi étranges que des
extra-terrestres ? » (89)
D'autre part, il y a chez Carpenter un mouvement
général de l'extérieur vers
l'intérieur, un mouvement que l'on pourrait qualifier
d'introspectif au sens large du terme : le menace extérieure
devient une menace interne, le mal qui menace le héros
carpentérien devenant une métaphore du démon
intérieur qu'il doit combattre (peur, méfiance,
égoïsme, lâcheté...) tout comme les menaces
fantastiques que le cinéaste fait peser sur l'Amérique dans sa
filmographie deviennent des métaphores des maux qui rongent la
société américaine de l'intérieur (fracture
sociale, marginalisation, perte d'identité...). Car Carpenter, s'il est
un auteur, est également (et peut-être surtout) sincèrement
et profondément humaniste. Un humaniste certes parfois critique à
l'instar d'un Clint Eastwood, n'hésitant pas à s'attarder sur le
« côté obscur » de la nature humaine, mais un
humaniste tout de même en ce sens qu'il place l'Homme et ses
potentialités de dépassement de soi au centre de son oeuvre,
faisant de la survie de l'Humanité (et des ses valeurs, ses principes et
son mode de vie) l'enjeu absolument nécessaire d'un combat entre le Bien
et le Mal : or comme nous venons de le préciser, pour Carpenter le
combat que doit mener l'Humanité c'est d'abord un combat avec
elle-même, avec « la sauvagerie et la brutalité qui font
partie de chacun d'entre nous et qui est là si on y fait pas
attention » (90), mais un combat qui vaut la peine d'être
mené car l'homme a en lui les ressources nécessaires et
suffisantes pour en sortir vainqueur. Comme il le précise
également (91), « il existe deux types de récits
d'horreur. Imaginez que nous sommes tous (..) les membres d'une même
tribu, et que nous parlons autour d'un feu. Notre chef va nous dire que
où se trouve le diable, il va nous protéger de cette
manière, en pointant du doigt la zone obscure au-delà de la
lumière des flammes. « là-bas dans le noir ce sont
nos ennemis, ils ne nous ressemblent pas. » C'est le premier
genre de récit d'horreur. Pour le second, dans la même situation,
le chef dira que l'ennemi est ici, parmi nous, autour du feu...
« Nous sommes tous capables de ce genre de choses. Nous devons
choisir de ne pas le faire, et notre humanité nous
sauve. » Cette deuxième option est la plus difficile en
Amérique car les gens vont directement vers l'autre,
« eux », ceux qui n'ont pas la même couleur de peau,
qui ont de drôles de chapeaux sur la tête, qui parlent une langue
bizarre. Nous sommes comme ça. ». Et ce combat contre
« la sauvagerie et la brutalité », Carpenter le
connaît mieux que quiconque, lui qu'il l'a expérimenté de
(très) près ; ainsi se confie-t-il en novembre 2001 :
« J'ai eu affaire au diable très jeune et de très,
très près. Un autre genre de diable, c'était... quelque
chose de similaire à ce que l'on voit dans certains de mes films... une
situation difficile... (...)Ce que je sais, c'est que les films que je tourne
sont le résultat de ce qui m'est arrivé. D'un côté
ça a été une chance : j'avais quelque chose pour
construire une oeuvre, un domaine dans lequel je suis un expert. Mais d'un
point de vue personnel, cela a été difficile et ça l'est
encore » (92). On notera comment la résilience dont nous parle
Carpenter semble soudain un écho bien douloureux aux personnages de son
oeuvre qui se construisent eux aussi dans le combat et la souffrance... Mais
malgré tout, Carpenter garde foi en l'humanité, comme il le
confie à Dario Argento : « Si le regard que vous portez
sur la société, et plus largement sur l'humanité, est
négatif, si vous ne croyez plus à l'autre, si vous n'êtes
plus capable de faire un film motivé par un sentiment d'amour ou
d'humanité, alors il faut changer de métier. » (93)
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