3.2- gestion du rythme et art du contre-pied.
Alors que la structure scénaristique
carpentérienne semble a priori relativement simple et facilement
dominée par le spectateur, elle ne cesse pourtant de le surprendre.
Pourquoi ? Parce que Carpenter maîtrise à la perfection les
changements de direction ou de ton et multiplie les enjeux secondaires qui
découlent tous de l'enjeu central, celui de la survie (voir la partie
précédente). C'est pour cela qu'empruntant une image
mathématique on pourrait qualifier la structure carpentérienne de
sinusoïdale, le réalisateur choisissant de dilater certains moments
ou d'en ellipser d'autres (ainsi, dans Fog, on peut remarquer qu'il
prend le temps, dans un très long prologue de presque 10 minutes, de
soigneusement retranscrire les effets de l'approche de la force
maléfique en une succession de plans aux quatre coins de la ville -
voitures malmenées, électricité coupée,
supermarché saccagé - préparant même l'incursion de
ces effets surnaturels venus bouleverser l'espace quotidien en une longue
scène dans le supermarché a priori banale, puisque nous suivons
un employé en plein nettoyage, mais où nous sentons pourtant
intuitivement par le jeu sur le découpage, la musque et la longueur des
plans, que quelque chose va arriver. Au contraire, il choisit de ne pas montrer
certains moments, comme le passage à l'acte de la relation entre Jamie
Lee Curtis et Tom Atkins), imprimant un rythme variable à ses
séquences, enchaînant moments de pause (dans The Thing,
c'est par exemple l'étude médicale du corps difforme, avant que
la chose ne se révèle dans le chenil) et brusques regains de
tension (la scène du test sanguin). Sur la gestion du rythme, on pourra
citer les effets de montage de The Thing, puisque « aux
traditionnels fondus au noir, [Carpenter] substitue pour moitiés
d'étranges fondus au blanc qui assurent la respiration
intraséquentielle tout en enveloppant les personnages, au choix, dans
un no man's land immaculé ou au plus profond de
l'obscurité. ». Même gestion étrange du rythme
qui bouscule les repères du spectateur dans Le Village des
Damnés : les nombreuses ellipses temporelles nous mettent en
difficulté pour nous repérer par rapport au temps qui passe,
donnant la sensation que le temps peut aussi bien s'écouler
incroyablement vite (les enfants qui grandissent) qu'incroyablement lentement
(la séquence de résistance mentale du Dr Chaffee dans les ultimes
séquences qui paraît alors en comparaison extrêmement
longue). Voyons enfin comment Bertrand Rougier (46) analyse la construction, ou
plutôt la déconstruction rythmique qu'adopte Carpenter dans
Vampires : « Par le biais de [son introduction brutale],
Carpenter vise à captiver [le spectateur] par un rythme qui ne se
relâchera pas, l'assaut de la première séquence provoquant
une onde de choc qui se propage sur tout le film, infléchissant
même son intrigue. Le mouvement, la tension, au lieu d'accompagner le
récit qui les engendrent parviennent ici à le dérober,
à s'en rendre maître, tendant à assouplir le
découpage au profit de la continuité du rythme. La composition
filmique classique, fondée sur les principes d'équilibre, de
variété et d'harmonie, en est bouleversé au point que
Carpenter en vienne à contester le rôle directeur du
scénario. Si le récit progresse bien vers un climax, chaque
scène se développe de manière autonome en exploitant
toutes ses ressources jusqu'à l'épuisement. Dans Vampires,
Carpenter décide de valoriser la vitalité du mouvement au
détriment de la cohérence stricte du récit. Mais le
miracle permanent des réactions en chaîne permet à
Carpenter de conserver intacte l'énergie produite au départ. Le
cinéaste (...) joue avec les nerfs d'un public déjà bien
surpris par les accélérations et les ralentissements impromptus
du récit. [l'ouverture] communique dès le départ aux
spectateurs toutes les informations dont ils auront besoin pour
appréhender correctement le film et ses protagonistes. Carpenter peut
donc se permettre de laisser retomber la pression, le long-métrage
adoptant un rythme lancinant, bercé non pas par le crépitement
des armes, mais par l'alternance du cycle jour / nuit, les plaines
ensoleillées du Far-West s'opposant aux repères étroits,
lugubres, dans lesquels les monstres sont confinés jusqu'au
crépuscule, moment où les grands espaces s'ouvrent à leur
tour à la menace. » Ainsi, Carpenter, à travers un
subtil mais précis travail de gestion du rythme des séquences, de
leur enchaînement, de leurs respirations (respirations internes aux
séquences et respirations entre les séquences), ainsi que
grâce à un enchevêtrement d'enjeux qui s'associent se
répondent et se valorisent mutuellement, Carpenter complexifie et
densifie la structure de son scénario.
Cela est favorisé par la volonté de Carpenter de
retarder au maximum l'affrontement final (Laurie / Myers, Nada / les
envahisseurs, Loomis / l'Anti-Dieu, Trent / Sutter Cane, Mac-Ready / la chose)
promis par son scénario, car étrangement, plus que le climax, ce
qui semble l'intéresser c'est ce qui se passe avant, toute la
préparation scénaristique qui va conduire le spectateur à
aborder ce final dans un état de tension particulier, conscient des
enjeux de tous ordres qui ont été posés tout au long du
film. Pour Carpenter, la préparation du climax semble d'ailleurs presque
plus jouissive que le climax lui-même : peut-être parce que
c'est cette préparation, en tant qu'elle place le spectateur dans un
état à la fois d'attente et d'anticipation permanente, qui est la
plus émotionnellement intéressante. Carpenter définit
d'ailleurs ainsi le sentiment de peur (47) : « il faut tenir
compte du fait que la peur émane de l'anticipation d'un
événement atroce. Une fois l'événement
passé, on tombe dans la tragédie. Imaginez vous à
Hiroshima en 1945. La partie terrifiante des évènements a lieu
avant le largage de la bombe, après c'est autre chose. » Pour
continuer à surprendre le spectateur et réactiver sans cesse son
anticipation de l'événement atroce, Carpenter va jouer
sur deux éléments : le travail sur l'état transitif
et la capacité à prendre le contre-pied des attentes du
spectateur. Il travaille donc d'abord sur l'état transitif :
état transitif du héros carpentérien, qui, comme nous
l'avons vu se construit dans l'affrontement physique et métaphysique, et
surtout état transitif de ce qui le menace. Les contours de la menace se
précisent (On ne voit d'abord que le bras de Myers, puis son dos, puis
son masque et enfin son visage) où se transforment (la créature
de The Thing qui se transforme à chaque apparition, signe de son
caractère protéiforme), obligeant le spectateur, en bouleversant
continuellement ses repères et la représentation visuelle qu'il
peut avoir de la menace, à se tenir constamment sur ses gardes.
Carpenter sait également parfaitement jouer sur les changements de ton
ou les effets de surprise qui vont venir désarçonner le
spectateur dans ses attentes ; on pourra citer deux exemples de traits
d'humour noir qui viennent désamorcer des situations tendues : dans
le Village des Damnés, dans la séquence d'ouverture,
l'arrivée des extra-terrestres provoque l'évanouissement
inexplicable des habitants : lorsque ceux-ci se réveillent sans
aucun souvenir de ce qui a bien pu se passer, le spectateur constate,
mi-effaré mi-amusé, que l'un d'entre eux s'est évanoui...
sur son barbecue ! Même humour noir et violent dans Ghosts of
Mars, lorsque le frère de Désolation Williams se coupe
accidentellement tous les doigts en voulant démontrer sa force. Mais si
Carpenter sait désamorcer des situations, il sait également, en
déjouant les attentes du spectateur, en amorcer de nouvelles :
attardons-nous sur la gestion du cas Mac-Ready dans The Thing. Rafik
Djoumi (48) relève que dans ce film Carpenter va tellement loin dans sa
volonté de déjouer les attentes du spectateur qu'il va
carrément «abattre un interdit narratif. En effet Mac-Ready,
référent du spectateur, se trouve à son tour
suspecté d'être la chose. Or, au lieu de nous faire partager son
sentiment d'exclusion, Carpenter met tout en oeuvre pour que nous le
suspections à notre tour ! Sa main tente d'ouvrir lentement une
poignée de porte, en référence à un plan
incontournable du film de fantômes. Puis il nous apparaît dans la
remise d'explosifs, éclairé sur un fond bleuté glacial,
les yeux brillants, métalliques, et une barbe de givre qui lui
confère une apparence de mort-vivant. Impossible dès lors, de
pousser plus loin la confusion paranoïaque du spectateur, qui vient de
soupçonner son référent, la projection de soi à
l'écran. » En posant comme postulat qu'il est le seul
maître à bord de son espace filmique et qu'il peut à tout
moment renverser les perspectives du spectateur, Carpenter entraîne alors
le spectateur dans les mailles de son filet, suscitant le trouble et l'angoisse
du prochain renversement : en un mot, Carpenter, avec brio
créé l'angoisse, ce sentiment de ne pouvoir se reposer sur aucune
certitude qui est la caractéristique même de son cinéma. Le
spectateur est, littéralement, soumis à la volonté de
Carpenter !
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