3- flux et reflux, une structure sinusoïdale.
3.1- le basculement des enjeux.
Il y a chez Carpenter un talent certain pour cumuler les enjeux
et une évidente facilité à passer de l'un à
l'autre. Comme nous l'avons vu précédemment, il y a un enjeu
principal et essentiel dans l'oeuvre carpentérienne, c'est celui de la
survie. En analysant de près sa filmographie, on se rend pourtant compte
que c'est loin d'être un enjeu exclusif. Quels sont donc ces autres
enjeux?
Les enjeux narratifs tout d'abord. Pour le héros
carpentérien, il y a toujours une quête principale liée,
comme on l'a dit, à sa survie: ramener le président ou la boite
noire pour Snake Plissken dans New-York 1997 puis Los-Angeles
2013, empêcher le gang de venir prendre le père de famille
réfugié dans son comissariat pour l'agent Bishop dans
Assaut, échapper à la mort masquée pour Laurie
Strode dans Halloween, découvrir qui est "la chose" et comment
l'éliminer pour Mac Ready dans The Thing, retrouver Valek le
vampire pour Jack Crow-James Wood dans Vampires ou bien encore
comprendre le fonctionnement des envahisseurs afin de mieux les repousser pour
le Dr Alan Chaffee - Christopher Reeve dans Le Village des
Damnés... Mais cette quête principale va avoir pour effet de
faire surgir une multitude de petits enjeux secondaires comme autant
d'étapes obligatoires à la réalisation de l'enjeu
principal. Prenons l'exemple de Assaut: le lieutenant Bishop
décide de sauver le père qui a trouvé refuge dans son
commissariat, à partir de ce moment, il lie donc son propre sort
à celui de cet homme. L'enjeu principal de Bishop devient celui de la
survie, enjeu que nous nommerons enjeu A. Pour survivre, Bishop doit
résister aux assauts du gang pendant un temps indéterminé
en attendant les renforts, et donc organiser la défense du commissariat
(enjeu B). Or la défense du commissariat peut se faire, mais à
l'unique condition que Bishop arrive à convaincre ses compagnons du bien
fondé de sa démarche (sauver cet homme qu'il ne connaît
pas) et de sa stratégie: c'est l'enjeu C. Par la suite, se rendant
compte qu'il risque de ne pas être en mesure de résister
suffisamment longtemps, Bishop cherche une solution avec Napoléon Wilson
afin de s'échapper de leur refuge qui n'en est plus un (enjeu D). On
voit donc comment enjeu principal et enjeux secondaires se croisent, se
répondent et se construisent les uns par rapport aux autres (notamment
dans le fait que chez Carpenter, très souvent la résolution d'un
enjeu secondaire entraîne l'apparition d'un nouvel enjeu secondaire, et
que la résolution dramatique de l'ensemble de l'oeuvre filmique ne peut
se faire qu'au prix de la résolution successive de tous les enjeux
secondaires) contribuant à maintenir un niveau de tension dramatique
constant, sans temps mort. On pourra également citer la construction
dramatique de The Thing, où Mac Ready afin de survivre doit
résoudre également une multitude d'enjeux secondaires (comprendre
le fonctionnement de la chose, comment l'éliminer, découvrir qui
est infecté, convaincre qu'il est lui même un "corps sain",
trouver un moyen d'empêcher que la menace se propage...), tout comme le
Dr Chaffee dans Le Village des Damnés (s'approcher des
envahisseurs pour mieux les détruire, trouver comment résister
à leurs attaques mentales...). A noter d'ailleurs que, comme nous
l'avons vu, comprendre la menace est un enjeu secondaire mais nécessaire
que l'on retrouve au sein de toute l'oeuvre de Carpenter.
A côté de cette stratification des enjeux
narratifs, d'autres types d'enjeux se manifestent, moins attendus mais qui
trouvent tout autant leur place. On s'attardera ainsi sur un enjeu majeur chez
John Carpenter, l'enjeu métaphysique: en effet, traverser le
métrage carpentérien c'est également bien souvent mettre
à l'épreuve la notion de réalité. Finalement
qu'est-ce que désigne ce mot? Pour Carpenter c'est une vieille question
qui "donne sa définition au genre fantastique: comment savoir que ce que
l'on voit ou expérimente est bien réel?" (mad p.22) C'est tout le
sens de cette phrase d'Edgar Allan Poe placée en exergue au début
de Fog: "is all that we see or seem but a dream within a dream"
("tout ce que nous voyons ou croyons voir n'est-il qu'un rêve dans un
rêve?"). En effet, dépasser les apparences et découvrir la
véritable nature de la "réalité" ou de la soit-disant
réalité dans laquelle il évolue peut s'avérer une
étape fondamentale dans la démarche du héros
carpentérien: John Nada doit ainsi chausser par hasard une paire de
lunettes pour découvrir que le monde dans lequel il évoluait et
en lequel il croyait ("je crois en l'Amérique!"
s'écrie-t-il naïvement au début du film) n'existe pas,
ou plutôt n'existe plus. La terre n'est plus qu'une masse d'individus
apathiques et soumis régentée par une race d'extra-terrestres
hideux et dissimulés parmi la population. Dès lors Nada doit
faire table rase de ses anciens repères et se reconstruire une
réalité: charge à lui d'effectuer des choix afin de
déterminer comment se placer par rapport à cette
réalité. Certains, tel un sans-abris entr'aperçu au
début du film, choisiront de collaborer. Nada, lui choisira de mourir en
combattant, déterminé à s'exclure de ce monde dont il a
découvert qu'il n'était qu'un leurre. Mais il ne partira pas sans
avoir créé une brèche dans le réalité de
carton pâte mise en place par les extra-terrestre (il détruit
l'antenne qui masque le véritable aspect des aliens), ouvrant la voie
à une résistance humaine mondiale dont on devine qu'elle ne
tardera pas à se mettre en place, John Carpenter réutilisant
là la structure et le final de la nouvelle, "Eight O'Clock in the
Morning", dont est tiré le film. Même phénomène
chez Laurie Strode qui va découvrir que la mort se dissimule
derrière l'apparente tranquillité d'un petit "suburb"
américain (Halloween), et surtout chez John Trent, le
privé cynique et revenu de tout, qui va voir sa conception de la
réalité s'effriter à mesure qu'il va progresser dans son
enquête. En effet, John Trent va finir par découvrir qu'il n'est
rien d'autre qu'un personnage de fiction inventé par un écrivain
démoniaque; le film se conclue d'ailleurs sur un John Trent en camisole,
dans un cinéma, en train de regarder défiler depuis le
début le film de ce qu'il a vécu, réalisé par un
certain... John Carpenter! Le tout en une boucle probablement sans fin, une
mise en abyme perpétuelle sans doute la plus absurde et la plus absolue
qu'il ait été donné de voir au cinéma... On
constatera avec quel maîtrise Carpenter joue sur les différents
niveaux de réalité, mettant à mal les certitudes de Trent
comme celles du spectateur: voir par exemple la magnifique scène
onirique de la voiture où Trent semble croiser sans cesse le même
cycliste puis où la voiture quitte le sol pour se retrouver de l'autre
côté du tunnel, c'est-à-dire, et la métaphore en est
évidente, de l'autre côté du miroir, là où la
frontière entre fiction et réalité n'existe plus. Ce
travail de déconstruction de la réalité passe
également par la figure du cauchemar, figure ultra-classique ici
revisitée par Carpenter grâce à un subtil artifice: Trent
fait un cauchemar, puis se réveil... dans un nouveau cauchemar!
Illustration au mot près des propos de Poe cités plus haut, et
manière de dire qu'il serait illusoire de chercher à
définir précisément les limites de la
réalité dans laquelle nous vivons, car cela échappe aux
capacités de raisonnement de la nature humaine. Carpenter ne dit pas
autre chose au début de son film Le Prince des
Ténèbres, lorsque un le professeur de physique expose
à ses élèves les limites de leur perception de la
réalité ("laissez tomber ce que vous croyez être la
réalité!" s'exclame-t-il): il démontre, à
travers l'exemple de l'indiciblement petit (les particules), qu'il existe des
éléments dont nous n'avons pas conscience mais dont la science
prouve l'existence. Etre scientifique c'est chercher à tout expliquer,
mais c'est aussi apprendre à accepter que certaines choses puissent nous
échapper. Car vouloir appréhender les limites de la
réalité à tout prix peut s'avérer dangereux, comme
va l'apprendre à ses dépends John Trent: le film commence par son
incarcération dans un asile psychiatrique, où il est
considéré comme fou. Pourtant son discours apparemment absurde va
se révéler bien plus cohérent que prévu, puisque
les événements vont lui donner raison: le final, poursuivant la
scène d'introduction, va tout simplement voir s'avérer la
destruction de l'humanité. Mais Trent, qui sait la vérité
(si tant est qu'il y ait une vérité. comme le précisera de
manière absolument relative l'un des personnages, "la
vérité c'est que nous disons être vrai". Et encore,
après tout, tout ceci n'est-il pas qu'un autre "rêve à
l'intérieur d'un rêve", un de plus...), peut il être
considéré autrement que comme fou par ses pairs? Accepter son
discours reviendrait à remettre en cause les principes mêmes de la
réalité, de notre réalité... Comme le dit justement
Stéphane Moïssakis, "quel stade de folie Trent doit-il atteindre
pour prouver au monde entier sa logique imparable?" Voilà que John
Carpenter relance un vaste débat, et vieux comme le monde: les fous, ou
considérés comme tels, sont-ils des marginaux, des exclus de la
réalité, ou bien de manière paradoxale sommes-nous, nous
les gens "sains", à la marge d'une réalité que nous
croyons à tort appréhender, les fous devenant alors des
élus, une minorité d'êtres qui eux "savent"...
Enfin, derrière ces enjeux narratifs et
métaphysiques, se jouent chez Carpenter des enjeux humains: rapports de
force, de confiance ou de défiance qui se nouent et se dénouent
tout au long du film. Ce sujet a déjà été
abordé dans les sections intitulées "un agglomérat
d'individus qui se construit dans la différence" et "dépasser la
logique de l'élimination pour choisir d'être humain", aussi nous
ne nous attarderons pas dessus... A noter tout de même comment ces enjeux
humains peuvent se retrouver au coeur même de la construction filmique
(écriture et mise en scène) de Carpenter: c'est le cas de The
Thing, où les rapports au sein du groupe sont la condition
même de sa survie, et plus encore le sujet du film. Nous assistons
à des retournements permanents de hiérarchie, de pouvoir et de
confiance, Mac-Ready passant par exemple du statut de leader à celui de
suspect potentiel dont on cherche à se débarrasser, chaque
fissure au sein du groupe précipitant un peu plus celui-ci vers une mort
inéluctable. Se soutenir les uns les autres c'est survivre, se
déchirer c'est donner du pouvoir à la chose, et donc mourir. Mais
comment savoir qui ment? Même la découverte du test sanguin ne
résout pas le problème, car pour effectuer le test il faut
quelqu'un de confiance! L'enjeu humain est bien le sujet central du film,
au-delà de l'argument fantastique, en témoigne le final, d'une
efficacité totale: la confrontation de deux hommes, perdus dans
l'immensité glaciale, condamnés à attendre
d'hypothétiques renforts en se soupçonnant mutuellement,
n'attendant qu'un faux pas de la part de l'autre pour l'attaquer... Carpenter
va même encore plus loin en laissant l'ambiguïté: ni l'un ni
l'autre se savent qui est "la chose", mais le spectateur non plus! Dans une
ironie toute carpentérienne, l'on pourrait même imaginer que ni
l'un ni l'autre n'est infecté et que, doutant l'un de l'autre, ils
finissent par s'entretuer... Une illustration bien contemporaine de la morale
du "Huis-Clos" de Sartre, "l'enfer c'est les autres".
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