2.2- une menace retardée car suggérée
et incarnée.
Notons que si la menace peut être observée et
étudiée par le personnage carpentérien, c'est qu'avant de
se manifester frontalement, elle s'incarne d'abord dans un premier temps
physiquement par des effets sur notre monde scientifiquement observables.
Hélène Frappat (42) souligne que « l'oeuvre de
Carpenter s'est [toujours] attachée à prouver l'existence du mal
par les effets qu'il produit ». Ainsi, dans Fog, avant que les
fantômes ne marchent sur la ville, un médecin pratique une
autopsie sur le cadavre d'un des marins, celui-ci portant une marque physique
(son corps est décomposé comme s'il avait séjourné
extrêmement longtemps dans l'eau) surnaturelle mais scientifiquement
observable qui lui a été léguée par le brouillard
maléfique. Dans The Thing, Mac-Ready ramène du camp
Norvégien une preuve de l'existence de la chose avec ce corps
horriblement difforme fruit d'une mutation avortée. Ce corps,
étudié par Blair, en plus d'incarner l'existence de la chose,
livrera de précieuses informations sur son mode de fonctionnement, ce
qui permettra de la combattre. Dans Halloween, le Dr Loomis prouve la
présence de Michael Myers dans la ville grâce au cadavre de chien
trouvé dans la maison abandonnée, cadavre qui lui permettra dans
le même temps de prouver au policier la violence extrême et
gratuite du personnage, qui comme il prendra bien soin de le préciser,
« n'est pas humain » (« Ce n'est pas
un être humain. C'est le mal en personne. Ce qui vit derrière ce
regard n'est que le mal à l'état pur. » « A
man wouldn't do that. This is not a man »). Enfin, dans
Prince des Ténèbres, Arnaud Bordas (43) précise que
la menace trouve son incarnation physique « dans une corruption de la
chair qui envahit littéralement le film. Un personnage est
complètement dévoré par une multitude de cafards
carnivores, tandis que Calder s'égorge au moyen d'une écharde en
bois et qu'un bleu étrange grossit sur le bras de Kelly. Cette
progression virale du mal, cette contamination, est une marque de fabrique de
Carpenter, et il s'emploie, dans Prince des Ténèbres,
à en développer toute la richesse thématique. Le Mal, dans
ses films en général, et dans Prince des
Ténèbres en particulier, n'est pas une notion abstraite,
c'est une réalité tangible qui s'imprime dans les chairs et
suinte des murs. ». A côté de cette incarnation physique
et concrète du Mal par les effets qu'il produit, Carpenter travaille
à sa suggestion par l'intermédiaire de sa mise en
scène : on ne reviendra pas sur la manière dont Carpenter
gère sa représentation de l'espace pour imprégner la ville
toute entière de la présence de Michael Myers, suggérant
sa présence oppressante en permanence. On peut par contre citer
l'utilisation qu'il fait de plans faussement subjectifs dans The
Thing : lorsque Mac-Ready s'approche du camp Norvégien, la
caméra, placée à l'intérieur du camp
abandonné, derrière la fenêtre, à hauteur d'homme,
effectue un léger mouvement de travelling accompagnant le mouvement du
visiteur, donnant la sensation que quelqu'un (ou quelque chose) est là
et observe Mac-Ready. En fait, il n'en est rien ; il s'agit juste d'une
fausse piste employée pour faire ressentir au spectateur le poids de la
menace qui pèse sur les personnages sans avoir besoin de la
matérialiser physiquement. Enfin, on ne peut pas ne pas citer l'emploi
particulier que fait Carpenter de la musique qu'il compose essentiellement par
lui-même (dans la liste de films que nous avons retenu, seule la musique
de The Thing n'a pas été composée par
Carpenter ; elle est l'oeuvre de Ennio Morricone), utilisée pour
suggérer la présence du Mal qui rôde près des
personnages : que ce soit la rythmique musicale de Fog qui
accompagne les avancées du brouillard ou bien encore la fameuse
mélodie 5/4 (cinq temps dans une mesure) accompagnant le boogey man
d'Halloween (et que Carpenter tient de son père), la musique
chez Carpenter devient un palliatif suffisant à la représentation
physique de la menace : autrement dit, même s'ils ne sont pas
présents à l'image, le simple fait d'entendre la musique qui leur
est liée suffit au spectateur pour ressentir physiquement la
présence des fantômes de Fog ou celle de Michael Myers.
Cette utilisation ambivalente de la suggestion (qui
désincarne et métaphorise la menace) et de l'incarnation physique
(qui au contraire ne la rend plus abstraite mais bien physique) rapproche
beaucoup la mise en scène de Carpenter de l'écriture de
Lovecraft : cet écrivain né à Providence (Rhodes
Island) en 1890 et mort en 1937, partage en effet cette même ambivalence
dans sa représentation du mal, représentation qui est le coeur
même de son écriture. D'un côté, il traite du Mal
indicible et innommable qui ne peut
irrémédiablement être que suggéré pour la
simple et bonne raison qu'il dépasse les capacités
d'appréhension intellectuelle de l'Homme. D'un autre, il cherche
constamment à en exprimer les effets physiques, scientifiques sur notre
monde. Comme le résume Michel Houellebecq dans son étude de
Howard Phillips Lovecraft (44) : « Plus les
évènements et les entités décrites seront
monstrueuses et inconcevables, plus la description sera précise et
clinique ». Carpenter, conscient de cette filiation formelle et
thématique, aura plusieurs fois officieusement adapté l'univers
de Lovecraft, notamment dans Prince des Ténèbres et
surtout dans l'Antre de la Folie : à ce sujet, il
reconnaît d'ailleurs (45) s'être « replongé dans
l'univers de Lovecraft avant de faire le film. L'antre de la Folie est
effectivement une histoire de Lovecraft sans Lovecraft. Il s'agit donc
clairement d'un hommage à ce romancier. Je n'avais pas encore dix ans
que je lisais déjà The Dunwich Horror dans mon lit. Et
j'étais glacé de terreur jusqu'à l'os. J'ai d'ailleurs
cité carrément Lovecraft texto. Quand Lynda Styles lit des
passages du nouveau livre de Sutter Cane, passages que Trent va voir se
matérialiser sous ses yeux, elle lit en fait des citations presque
exactes de textes de Lovecraft, des Rats dans les Murs
notamment.
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