III- une mythologie de l'Amérique
menacée.
1- une épuration porteuse de sens.
1.1- suggestion et moyens de production.
On a souvent présenté Carpenter comme un fervent
partisan de la suggestion et de l'emploi du hors-champ, ce qui est vrai, mais
dans une certaine mesure seulement. Notons tout d'abord que Carpenter sait
parfaitement suggéré la menace qui pèse sur se personnages
sans la montrer à l'image : ainsi, dans Halloween, la
première fois que nous voyons Michael Myers à l'âge adulte,
Carpenter prend bien soin de dissimuler son apparence. En jouant au maximum sur
la pénombre, et surtout sur la subjectivité des points de vue
(notamment le point de vue de l'infirmière dans la voiture qui ne voit
que le bras Myers traversant la vitre), le réalisateur nous donne
à voir l'élément qu'il juge essentiel à ce moment
du film pour l'appréhension du personnage par le spectateur (son
extrême violence) sans pour autant que nous sachions rien d'autre de lui.
Bien sûr cela répond à un souci d'efficacité (poser
la violence de Myers tout en laissant travailler l'imaginaire du spectateur),
mais également à une volonté de Carpenter d'épurer
au maximum son personnage : il n'a, au sens strict, pas d'identité
(un masque inexpressif, et sous ce masque un visage tout aussi inexpressif
comme nous le découvrirons à la fin du film) car
l'identité pour Carpenter c'est l'humanité et Myers n'a rien
d'humain malgré les apparences. Il n'est rien d'autre qu'une pure
représentation du Mal, tout comme le sont les assaillants
d'Assaut. D'ailleurs dans ce film de la même manière,
Carpenter jouera à suggérer la présence de la masse
d'assaillants d'abord grâce aux effets de leur violence, notamment les
multiples inserts montrant les balles frapper l'intérieur du
commissariat : souci d'efficacité et d'économie bien
sûr (il n'a ainsi pas besoin d'utiliser des centaines de figurants pour
faire ressentir au spectateur le danger qu'ils représentent), mais
également réelle volonté de jouer sur la toute puissance
du hors-champ ; Bertrand Rougier (49) constate ainsi que « le
cadre étant restreint, l'essentiel du film se joue en dehors de
celui-ci, la caméra servant uniquement à enregistrer
mécaniquement l'effet dévastateur du hors-champ ».
Lorsque Carpenter choisit donc de ne pas montrer, ce n'est jamais gratuit et
cela s'inscrit dans une vraie réflexion par rapport à sa mise en
scène : dans Fog par exemple, Carpenter a d'abord choisi de
ne rien montrer, s'inspirant d'un Jacques Tourneur pour travailler sur
« une mise en scène d'autant plus angoissante qu'elle ne
cherche pas à représenter le visage du mal, mais qu'elle
suggère son ombre portée sur notre monde. »
(Hélène Frappat (50)), même s'il se rendra compte au
montage que le film tel quel ne fonctionne pas parfaitement, décidant
alors de retourner certaines scènes dans l'optique de les expliciter et
de rendre le film plus effrayant. Mais le film repose encore beaucoup sur cette
notion de donner à croire au spectateur qu'il a vu alors qu'il n' a
souvent fait que deviner ou distinguer, son imaginaire comblant les images
manquantes : il suffira de revoir les scènes ou les fantômes
attaquent les marins près d'Antonio Bay. Par un jeu très
précis sur le son et le montage, la scène semble bien plus
violente qu'elle ne l'est en réalité (inserts sur le visage de la
victime au moment précis où l'arme frappe, son de chair et d'os
qui craque tandis que la lame transperce les corps hors-champ). Mettre en
scène la peur, c'est donc principalement relever le défi de
trouver un équilibre entre ce que je suggère et ce que je
montre.
Parfois, au contraire, Carpenter décide de
montrer parfois bien plus qu'on ne pourrait s'y attendre: dans The
Thing, son film le plus représentatif de cet état de fait,
les SFX particulièrement gores de Rob Bottin (probablement le meilleur
maquilleur d'effets spéciaux avec Tom Savini) traumatisent les
personnages tout autant que le spectateur, bien aidés en cela par toute
la préparation psychologique sur laquelle travaille le cinéaste.
Remarquons avec Rafik Djoumi (51) « qu'il s'agit dorénavant
pour Carpenter de détourner systématiquement l'attention de son
public, avant que n'éclatent les visions cauchemardesques amoureusement
préparées par le maquilleur Rob Bottin. Lors de la
réanimation de Norris, non seulement Mac-Ready occupe l'essentiel des
plans, mais de savants cadrages mettent en évidence les manoeuvres de
Clark pour s'emparer du scalpel. Lors du test sanguin, une dispute
éclate quelques secondes avant le moment fatidique. Si les visions
infernales et grotesques de Bottin ont effectivement un impact cauchemardesque,
la tentation de rire, pourtant bien réelle, est d'emblée
désamorcée par la longue préparation psychologique
à laquelle nous a soumis Carpenter. » Ainsi non seulement
Carpenter décide de montrer et d'incarner physiquement la menace, mais
ce choix conscient s'accompagne de tout un travail de mise en scène
visant à venir soutenir cette incarnation. Dans le même ordre
d'idée, Carpenter fait le choix de montrer à l'écran
l'indicible cher à Lovecraft ;pari risqué quand l'on sait
que représenter à l'écran ce que l'on a d'abord
travaillé à suggérer a de fortes chances de venir
décevoir le tout-puissant imaginaire du spectateur. Dans l'Antre de
la folie, Carpenter a choisi de représenter les créatures
diaboliques qui entrent dans notre monde alors qu'il aurait pu décider
de ne pas le faire (ce passage étant à mon avis sans doute le
moins réussi du film) ;Carpenter confirme d'ailleurs qu'il aurait
pu se passer de cette représentation (52): « C'est vrai,
les effets spéciaux ne sont pas indispensables pour ce genre d'histoire.
Mais j'adore les effets spéciaux ! Ils rendent le film plus
effrayant, lui donnent un aspect étrange. Si vous voulez suggérer
une créature de l'au-delà ou une métamorphose, il faut se
fixer une limite sur ce que vous voulez montrer. Moi, j'ai décidé
d'y aller à fond sur les effets. Alors certes ils ne sont pas
indispensables au film, mais je suis bien content d'en avoir. » Plus
loin, Carpenter soulève un point essentiel concernant sa manière
d'aborder la question de la limite entre représentation et suggestion
(53) : « Et puis, c'est une décision que j'ai prise sur
le moment. Vous savez, je n'ai aucun raisonnement arrêté sur mes
choix quand je fais un film. Je raconte toujours mes histoires comme je le
sens. Je m'en tient toujours à mon instinct. »
Voilà une nouvelle facette intéressante de
Carpenter : un réalisateur d'instinct dont l'oeuvre traduit une
très grande cohérence thématique et visuelle. En tout
cas, qu'il s'agisse de représenter ou de suggérer la menace, une
constante se dégage du travail de Carpenter : son habileté
à faire la synthèse de son sujet, de l'angle selon lequel il
souhaite l'aborder et des moyens de production qui lui sont accordés.
Carpenter est un véritable artisan au sens noble du terme, formé
à la difficile école de la série B et de la
« débrouille » capable de travailler avec des
budgets dérisoires compte tenu des ses ambitions sans pourtant
pratiquement jamais les dépasser. Ainsi, l'emploi du hors-champ est
parfois tout simplement une solution efficace et économique
pragmatiquement adoptée par un cinéaste soucieux d'optimiser ses
moyens de production. Le Prince des Ténèbres en est
sûrement l'exemple le plus flagrant : après l'échec
cuisant Des Aventures de Jack Burton dans les Griffes du
Mandarin, hommage grand-guignolesque vibrant à tout un pan du
cinéma asiatique qui le fascine (les production venues de Honk Kong de
la Shaw Brothers, Tsui Hark, Bruce Lee bien sûr...), Carpenter
décide de se refaire une santé loin de la pression des studios et
de se tourner vers ce qu'Arnaud Bordas (54) désigne comme « un
cinéma indépendant, fauché mais ingénieux,
où la pauvreté du budget n'a d'égale que la rigueur de la
conception. Bref, de la série B authentique, pour résumer
rapidement. ».Carpenter multiplie donc les images économiques
mais fulgurantes : prolifération d'insecte qu'il décrit (55)
comme « un hommage direct à l'univers de Bunuel qui adorait
inclure des images d'insectes », horde de marginaux aussi effrayants
qu'inexpressifs, rêves prémonitoires des personnages
matérialisés par une image vidéo sale et granuleuse
d'autant plus inquiétante, Catherine prisonnière de l'autre
côté du miroir... La représentation de l'Anti-dieu
enfin : comment retranscrire à l'image une image inversée de
Dieu censée créer la plus grande frayeur physique et
métaphysique ? Le plus simplement du monde en choisissant de ne pas
la retranscrire, ou si peu : un liquide vert dans un container, une forme
massive et indistincte derrière un miroir... Et c'est tout. Point. Le
réalisateur laisse simplement le spectateur s'effrayer lui-même en
convoquant ses propres peurs les plus intimes, ce que confirme Carpenter
lui-même (56) : « Au départ, nous voulions que
l'Anti-Dieu ait l'aspect d'une créature de Lovecraft mais nous n'y
sommes pas parvenus. C'est pourquoi je les ai finalement supprimés de la
version définitive. Mais peut-être que Le
Prince des Ténèbres ressemble de cette façon plus
à un film lovecraftien que si nous avions inclus ces
plans. Vous savez, on peut arriver à décrire un monstre de
Lovecraft facilement, mais lorsqu'il s'agit de lui donner une forme visuelle,
le problème prend une autre dimension. ». Laissons le mot de
la fin à Arnaud Bordas (57) résumant le travail de Carpenter sur
Prince des Ténèbres : « Comment Carpenter
arrive-t-il à nous coller une pétoche pareille avec seulement un
million et demi de dollars en poches ? Ayant retenu les leçons d'un
Robert Wise (La Maison du Diable - 1963) ou d'un Jacques Tourneur
(Rendez-vous avec la peur - 1957), il maîtrise parfaitement l'art
de la suggestion et l'utilise mieux que personne pour générer la
peur. Mieux encore, de même que chez Lovecraft, dans Prince des
Ténèbres ce qui est dans le noir n'est pas horrible mais
innommable (au sens littéral). Et l'imagination de turbiner à
plein rendement... »
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