WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

1.2.b Une médecine en milieu pénitentiaire de droit commun 

La médecine en milieu carcéral ne relevait pas au début des années quatre-vingt-dix en France ou en Italie du droit commun mais de l'administration pénitentiaire. Cette distinction s'explique par une répartition de compétences entre ministères mais aussi par l'absence de politique sanitaire spécifique en milieu carcéral, notamment en Italie101(*). Au début des années quatre-vingt-dix, alors que la médecine pénitentiaire était en crise, une partie du personnel médical s'empressa de proposer la fin de l'exception carcérale et le rattachement au ministère de la Santé. Daniel Gonin publia en 1991 un ouvrage, La santé incarcéré, dénonçant les conditions d'incarcération et d'exercice de la médecine en prison afin de réclamer un débat sur le statut du personnel soignant : « Pour satisfaire sa mission, la médecine pénitentiaire ne peut plus être une médecine à part, enclavée dans une administration qui n'a pas pour rôle de garantir la protection médicale. Elle doit retrouver sa place au sein de la Santé»102(*). L'argumentaire développé par les partisans de cette réforme consiste avant tout à affirmer le principe de continuité du droit à la santé entre la prison et le milieu libre. Il s'agit, comme le soutient le président de l'agence pénitentiaire de la ville de Rome, de refuser que la prison puisse être coupée du reste de la société et d'affirmer ainsi qu'elle doit s'ouvrir à des intervenants extérieurs :

« La prison constitue un monde autonome coupé du reste de la société. Et le but de la loi de 1999, outre d'améliorer la prise en charge sanitaire des détenus, c'était d'affirmer le principe d'ouverture de la prison. La prison ne doit pas rester repliée sur elle-même, elle fait partie de notre pays. C'est une institution d'Etat.» 103(*)

Les personnels soignants partisans du rattachement de la médecine pénitentiaire au système sanitaire national ont principalement justifié la réforme de 1994, ou de 1999 en Italie, par la nécessité de garantir un droit à la santé qui puisse être respecté aussi bien en prison que dans le reste de la société. Ce transfert de compétence avait néanmoins d'autres intentions. Il s'agissait pour le personnel médical travaillant en prison de requalifier une profession qui était atteinte de discrédit depuis longtemps. Bruno Milly note dans son étude sur le soin en milieu carcéral que la médecine pénitentiaire a toujours souffert d'un manque de valorisation104(*). Elle reste, tout d'abord, une médecine salariée qui a toujours été dépréciée par rapport à la médecine libérale. Elle souffre également d'un déficit de reconnaissance lié au caractère peu prestigieux de l'institution. Enfin, la dépendance vis-à-vis de l'administration pénitentiaire est perçue comme le symbole d'un métier « au rabais », comme cela a été souligné précédemment. Cette dévalorisation reposait sur l'idée répandue au sein du champ médical d'une incompatibilité entre la logique soignante et la logique pénitentiaire, comme en témoigne les propos d'une éducatrice des prisons de Lyon105(*). Cette dévalorisation était telle que efforts de modernisation de la médecine pénitentiaire ont d'ailleurs été parfois davantage motivés par la volonté des médecins de faire reconnaître une discipline mal considérée par leurs pairs plutôt que par une préoccupation de l'état de santé des détenus106(*). Sans pouvoir généraliser ce constat, cette remarque souligne les avantages escomptés par certains médecins pénitentiaires du passage au service sanitaire national107(*).

La réforme de 1994 a été perçue comme l'opportunité de requalifier une discipline entachée de discrédit. Elle doit cependant davantage être considérée comme l'aboutissement d'un processus que comme une étape initiale. En effet, certains médecins intervenant en milieu carcéral avaient déjà engagé une lutte depuis une trentaine d'année afin de rehausser l'image de la médecine pénitentiaire. Ce processus est particulièrement flagrant sur Lyon et participe à la constitution d'une « spécificité lyonnaise ». L'engagement de la médecine lyonnaise dans le soin aux détenus fut l'une des initiatives de Louis Roche pour engager la médecine légale, dont il était professeur agrégé, dans ce champ disciplinaire108(*). Il incita certains de ses élèves à occuper des postes de médecins vacataires dans les prisons de Lyon. Le rattachement à l'université leur fournît un support logistique et mît à leur disposition un ensemble de ressources suffisantes pour mettre fin à l'isolement qui caractérisait alors les médecins pénitentiaires109(*). C'est « grâce à cet étayage qu'ils purent élaborer l'expérience clinique de ce qui ne tarda pas à leur apparaître comme une discipline spécifique, tant du fait de la morbidité somatique et psychique des entrants qu'en regard des effets « iatrogènes » de la détention »110(*). L'accès au milieu universitaire, facilitant, par exemple, l'organisation de conférences internationales, permit à quelques médecins pénitentiaires lyonnais d'institutionnaliser et de disciplinariser ainsi une profession alors précaire :

« Roche [...] nous a dit, à un certain nombre de ces jeunes collaborateurs, « il y a un autre champ d'activité qui est le monde pénitentiaire et dans lequel je pense que vous devriez vous investir » [...] C'est comme ça que quelques camarades et moi-même nous avons pris possession de quelques postes vacants en tant que vacataires de l'administration pénitentiaire. La chance que nous avons eue par rapport à tous les collègues vacataires des établissements pénitentiaires de France, c'est précisément ce rattachement universitaire à travers la médecine légale qui nous permettait à la fois de ne pas être seul et qui permettait un partage d'expériences et un travail de recherche. L'université était un support. »111(*)

La progressive reconnaissance de la médecine pénitentiaire au sein du champ médical en tant que discipline spécifique est désormais perceptible à travers deux évolutions. La première concerne la formation universitaire qui prévoit désormais des enseignements sur la pratique médicale en milieu carcéral pour les soignants qui souhaitent travailler en prison112(*). La seconde évolution significative est la requalification sémantique du terme de médecine pénitentiaire, un changement soutenu depuis longtemps par de nombreux médecins et qui semble désormais davantage reconnu. Comme l'affirme Isabelle Chauvin, « le terme de médecine pénitentiaire est manifestement impropre. La déontologie et l'éthique font qu'il n'y a pas et qu'il ne peut y avoir de "médecine pénitentiaire", mais une médecine "en milieu pénitentiaire" »113(*). L'enjeu de la réforme de 1994 était d'affirmer la reconnaissance de la médecine en milieu carcéral en tant que discipline à part entière. On peut affirmer, selon un cadre de l'administration pénitentiaire qu'elle « a permis de mettre fin à l'idée qu'il y aurait en prison une autre médecine, une sous-médecine pour les détenus »114(*).

L'histoire de la médecine en milieu pénitentiaire est celle d'une lutte pour la reconnaissance. Née sur l'initiative d'associations de charité, elle fut progressivement institutionnalisée au 19ème siècle. Elle fut par la suite profondément ébranlée par le « coup de buttoir » que représenta la Libération. Elle demeura néanmoins pendant longtemps une « médecine de second choix » destinée à un public spécifique, considéré comme dangereux. La réforme de 1994 qui assure le transfert de l'organisation des soins vers le système hospitalier s'explique dès lors, en considération de l'histoire de la médecine pénitentiaire, pour au moins trois raisons. Elle mit fin, tout d'abord, à la relation de dépendance qui s'était établit entre l'administration pénitentiaire et le personnel soignant. Elle permit, ensuite, d'apporter une réponse à l'état de délabrement dans laquelle se situait le dispositif sanitaire qui était tout juste en mesure d'assurer les soins aux détenus et incapable d'adopter une démarche de prévention. Elle offrit, enfin, l'opportunité à la médecine pénitentiaire de reconquérir au sein du champ médical les lettres de noblesse que lui avaient toujours refusées les médecins travaillant en milieu libre. La réforme de l'organisation des soins en milieu pénitentiaire apparaissait d'autant plus indispensable au début des années quatre-vingt-dix, qu'elle devait faire face à une situation sanitaire alarmante.

* 101 Le milieu carcéral est jusqu'en 1999 resté en dehors du système sanitaire national, comme le résume le responsable de l'Agence pour les toxicomanies de Rome. La non-application de la loi de 1975, qui a instauré un service de soin pour toxicomanes, en milieu carcéral témoigne, selon lui, de la coupure entre le milieu carcéral et le reste de la société ainsi que par l'absence de politique sanitaire propre aux prisons : « Le fait que les prisons soient des structures spécifiques, qu'elles dépendent d'un autre ministère, qu'elles aient des caractéristiques particulières au niveau de la sécurité, a fait qu'elles ont mis beaucoup de temps à s'adapter à cette loi ». Entretien n° 20, Ignazio Marconi, responsable de l'Agence pour les toxicomanies de Rome.

* 102 On peut noter que ce livre a connu un très fort succès aussi bien en France, qu'à l'étranger puisque ce livre a été par exemple traduit en Italie où il constitue l'un des livres manifeste dans la condamnation des conditions d'incarcération. Gonin D., La santé incarcérée. Médecine et conditions de vie en détention, Ed. De l'archipel, Paris, 1991, p.256.

* 103 C'est d'ailleurs dans ce sens que le conseil municipal de Rome a décidé de constituer la prison de Rebbibia comme un arrondissement afin d'apporter aux détenus les mêmes droits dont jouissent les citoyens romains : «Ainsi les détenus en tant que citoyens de la ville de Rome ont droit aux mêmes prestations que les autres citoyens ». Entretien n°24, Lillo di Mauro, président de l'Organe consultatif pénitentiaire permanent de la ville de Rome.

* 104 Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.97.

* 105 « Il y avait l'idée, un peu ancienne mais qui a durée très longtemps, qui était de dire que si on met en place des structures soignantes en milieu carcéral, c'était quelque part une façon d'améliorer ou d'aménager le système carcéral pénitentiaire français et du coup on était dans une espèce d'aménagement et qu'on permettait la survivance de ce système là. On s'est même fait traité une fois de médecins nazis ». Entretien n°10, Mme Bouthara, éducatrice à l'Antenne toxicomanie des prisons de Lyon.

* 106 Bruno Milly a par exemple participé à l'observation d'un comité de pilotage sur la télé-médecine qui lui a permis de prendre acte de la différence entre le souci pour les détenus témoigné par les médecins lors de leurs déclarations d'intention et le discours tenu entre confrères, le débat sur la télé-médecine étant centré avant tout sur l'idée d'une valorisation de la médecine pénitentiaire. Il conclut en affirmant : « On peut noter que les détenus ne sont assurément pas une préoccupation centrale des médecins intervenant en milieu pénitentiaire ». Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.57.

* 107 Il semble, en ce qui concerne le cas lyonnais, que cette recherche de valorisation était beaucoup moins présente du fait d'une plus grande reconnaissance de la médecine pénitentiaire, qui sera développée par la suite comme une « spécificité lyonnaise ».

* 108 Entretien n°8, Pierre Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 109 L'Italie fournit là aussi un bon modèle de comparaison où cet émiettement professionnel est encore très présent comme en témoigne un médecin de Rebbibia : « Le problème de la médecine pénitentiaire, c'est que personne ne t'aide. Personne ne t'apprend le métier et tu dois prendre des risques ». Entretien n°19, Ludovico Parisi, médecin vacataire auprès de l'institut de Rome-Rebbibia.

* 110 Barlet P., « Historique de la médecine pénitentiaire », Tonic, art.cit.

* 111 Entretien n°8, Pierre Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 112 Il existe actuellement à l'université de Lyon une capacité en médecine pénitentiaire, dirigée par le professeur Barlet, tandis que Sando Libianchi dirige à Rome un Master en « Protection de la santé en prison » ouvert aux médecins, psychologues, pharmaciens et biologistes.

* 113 Chauvin Isabelle, La santé en prison, Paris, ESF Editeur, 2000, p.14.

* 114 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon