La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
2.2 Par delà les murs... Quels liens entre soin, prévention et réinsertion ?Les contraintes du milieu carcéral constituent une limite forte à la portée d'une logique de prévention au sein de la détention. Qu'en est-il hors de l'institution carcérale ? La promotion de la santé est peut-être une démarche qui prend tout son sens lors de la libération du détenu. Elle peut, par exemple, faciliter sa réintégration au sein du corps social. La prison offrirait de nouvelles opportunités de réinsertion. Mais, de façon plus générale, l'institution carcérale ne constitue t-elle pas le lieu propice au rétablissement de la santé du détenu ? 2.2.a Les ambiguïtés d'une prison restauratriceLa prison est souvent présentée comme restauratrice. Elle offre tout d'abord la possibilité d'une première prise en charge à des personnes qui sont souvent éloignées du système de santé1085(*). Les détenus qui réalisent un dépistage des maladies infectieuses lors de leur entrée en détention effectuent souvent le test pour la première fois alors même, comme le souligne un médecin CDAG, que beaucoup ignorent ce qu'est le VIH1086(*). Plusieurs enquêtés décrivent l'institution carcérale comme un refuge notamment pour les toxicomanes à qui elle permettrait d'échapper à la drogue : « J'en ai rencontré beaucoup qui inconsciemment faisaient un hold-up pour être arrêtés [...] Ils se faisaient arrêter et c'était le soulagement. Ils rentraient dans un cadre. C'est là qu'on s'est rendu compte, des bienfaits, entre guillemets, de cette prise en charge car on pouvait démarrer un soin durant le temps carcéral »1087(*). L'incarcération constituerait une mise entre parenthèses des addictions passées qui permettrait aux détenus « de modifier un peu ces pratiques et [...] au corps de souffler »1088(*). La prison est même parfois perçue comme un lieu de soin permettant aux détenus de bénéficier d'une meilleure prise en charge que celle dont ils disposeraient en liberté. Cette idée, qui ouvre la voie à des idées extrêmes mais heureusement marginales1089(*), se vérifie par exemple en matière d'observance des traitements : « Je pense qu'ils sont mieux suivis qu'à l'extérieur. Ça c'est sûr. Car tous les gens qui vivent un peu marginalement ne vont pas à leur rendez-vous. Des fois on en voit qui sont réincarcérés six mois ou un an après et entre-temps ils n'ont rien fait alors qu'on avait pris tous les rendez-vous avec toutes les ordonnances »1090(*). Outre un premier soin, la prison offrirait l'opportunité à une population souvent marginale d'accorder un temps à une démarche de prévention. Les détenus, « tournés vers eux-mêmes », seraient ainsi pendant leur détention « davantage réceptifs aux messages, à des actions » de prévention1091(*). Il s'agirait d'un moment dont disposent les détenus pour « s'intéresser pour la première fois souvent à leur santé et [...] avoir cette démarche de considérer son corps »1092(*). L'incarcération constituerait un moment propice à la constitution d'un projet de vie basé sur une démarche thérapeutique : « ils ont l'opportunité de bénéficier du temps que n'ont pas les gens à l'extérieur pour prêter cette attention à leur santé. Ils ont une chance, ils n'ont pas de problèmes de financement car ils sont couverts par la sécurité sociale et ils auront à mon avis une seconde chance qui leur est offerte pour le soin »1093(*). Les soignants considèrent souvent que la réforme de 1994 aurait permis un changement de démarche en affirmant une nouvelle conception du soin: « C'est le fonctionnement hospitalier qui prédomine et donc ce n'est plus comme autrefois où on soignait les bobos et où on avait une démarche purement de soin mais c'est aussi une démarche où on doit amener la personne à prendre en charge sa santé alors qu'auparavant on faisait uniquement du palliatif »1094(*). Considérée comme un temps de réflexion, la détention offrirait aux détenus l'occasion de se consacrer pleinement à leur santé, comme le suggère une éducatrice : « Paradoxalement, la prison constitue parfois le seul endroit où les personnes peuvent retrouver un cadre, se sentir en sécurité prendre soin d'elles. Les préoccupations de santé, qui n'étaient pas prioritaires à l'état de liberté, peuvent, à l'inverse, le devenir en détention »1095(*). Le rôle préventif de la prison est d'ailleurs manifeste à travers les campagnes de vaccination dont l'importance en milieu carcéral ont été soulignés par le professeur Gentilini1096(*). La représentation de la détention comme cadre protecteur, où les détenus pourraient retrouver un équilibre et initier une démarche de prévention, est très fréquente auprès du personnel soignant mais aussi, dans une moindre mesure, du personnel pénitentiaire. Ce discours contraste cependant fortement avec la réalité du milieu carcéral qui est souvent décrit comme un milieu pathogène, comme en témoignent par exemple les suicides, les automutilations ou les grèves de la faim1097(*). De nombreuses maladies apparaissent au cours de l'incarcération en tant que réaction psychosomatique à la souffrance liée au choc carcéral1098(*). Un conflit s'engage dès lors très nettement entre la mission thérapeutique du personnel soignant et les effets délétères du milieu carcéral. « Les personnels des UCSA et des SMPR gèrent, comme le souligne Marie-Hélène Lechien, les corps des détenus précocement vieillis par la précarité et la prison [et] les effets de la violence propre au monde carcéral »1099(*). La loi du 18 janvier 1994 accentue cette ambiguïté puisque, la prise en charge sanitaire s'étant subitement améliorée, la prison apparaît plus que jamais comme un lieu de soin. Face à ce constat, certains proclament l'incompatibilité des deux missions, comme c'est le cas de Véronique Vasseur1100(*) ou d'Olivier Obrecht : « La prison n'est cependant pas et ne sera jamais un lieu de soins hospitaliers. Cela signifie que, quel que soit la qualité des équipes, la contrainte carcérale reste au premier plan, et l'admission en prison ne saurait avoir pour motif avoué ou non avoué la possibilité d'être soigné, et encore moins sous la contrainte. C'est malheureusement la tentation qui peut exister pour certains délinquants, toxicomanes en particulier, et sans croire que cette dérive récente, on est forcé de constater que l'amélioration manifeste du niveau des soins offerts (au sens curatif strict du terme) renforce cette tendance paradoxale »1101(*). On peut relever une ambiguïté dans le discours de la plupart des enquêtés : la prison milieu pathogène offre cependant certaines opportunités thérapeutiques. Une psychologue constate ainsi que la « santé se détériore en prison » mais ajoute qu'elle offre pourtant de nombreuses possibilités, avant de conclure : « Mais je ne peux pas dire que la prison soit vraiment thérapeutique »1102(*). Elle reconnaît de façon paradoxale que le corps, dont les conditions s'aggravent, constitue auprès des détenus « une porte d'entrée vers le soin ». L'ambivalence d'une prison comme lieu simultanément restaurateur et nuisible semble indépassable : « C'est très complexe parce que parfois par rapport à certains types de personnes, la prison a été l'instrument du recours aux soins [...] La prison peut redonner un cadre à un moment donné et des opportunités par rapport à la santé [...] Donc ça c'est une dimension positive, les dimensions négatives c'est que la prison peut être extrêmement destructrice.»1103(*) Bien que beaucoup partent d'un constat pragmatique en considérant que « c'est mieux de soigner les gens que de ne pas les soigner »1104(*). La position des enquêtés est souvent partagée entre la volonté de faire progresser la prise en charge dont bénéficient les détenus et la conscience que cette amélioration renforce la contradiction de la prison en tant que lieu de soin qui n'en est pas un. La part croissante des phénomènes de dépendance pour les actes de la vie quotidienne soulève par exemple cette contradiction. L'amélioration du dispositif soignant est nécessaire bien que contradictoire: « Par exemple par rapport aux personnes qui ont des handicaps, effectivement il y a des gens qui disent que ces personnes ne devraient pas être en prison mais pour l'instant ils y sont. Alors est-ce qu'on ne devrait rien faire ? [...] Essayons de faire entrer des associations de soins à domicile en prison. Même si au départ il serait mieux que ces personnes là soient ailleurs qu'en prison »1105(*). Les professionnels intervenant en prison sont conscients de l'ambivalence de la prison qui se situe à l'intersection d'une double logique de soin et de souffrance. Cette ambiguïté est, par ailleurs, accentuée actuellement en raison de la politique de pénalisation de la pauvreté, évoquée auparavant, qui soumet les soignants à des injonctions apparemment contradictoires : « La loi de 1994 emprunte au registre des luttes pour la dignité des prisonniers mais se déploie dans un contexte d'intolérance accrue aux comportements des classes populaires précarisées »1106(*). Le rapport entre santé et prison s'apparente dès lors à une « équation insoluble »1107(*). Comment interpréter cette considération de la prison comme lieu de soin, notamment de la part des personnels sanitaires ? La fonction thérapeutique est, comme le remarque Dominique Lhuilier, au centre du discours sur les origines de la prison : « C'est le mythe qui permet de transformer le mal (l'enfermement de sûreté, toujours soupçonné d'arbitraire) en bien (la "bonne" peine de prison) »1108(*). Les vertus thérapeutiques de l'enfermement s'inscrivent dans le projet d'une prison au service de l'amendement, du traitement et de la restauration de la personne incarcérée. La présentation de la prison comme lieu de soin relèverait dès lors d'un discours de justification de l'institution carcérale. Une seconde interprétation peut être proposée : le discours des soignants traduit peut-être la représentation idéalisée de la prison dont la mission coercitive serait compensée par ses opportunités thérapeutiques. Il s'agirait alors pour les personnels sanitaires d'un moyen pour se démarquer de la logique de l'institution au sein de laquelle ils travaillent. Le temps de l'incarcération se justifierait par les répercussions positives qu'elle peut avoir sur la réinsertion du détenu. * 1085 Deux chiffres issus de l'enquête de la DREES illustrent à quel point un nombre non négligeable d'entrants en détention sont éloignés du système de soins et plus généralement des différentes formes de protection sociale : 17,2 % des entrants déclarent ne disposer d'aucune protection sociale ; 40 % déclarent n'avoir eu aucun contact avec le système de soins dans les 12 mois précédent l'incarcération. DREES, La santé à l'entrée en prison : un cumul des facteurs de risque, op.cit. * 1086 Entretien n°12, Patrick Caillon, médecin effectuant une Consultation de dépistage aux prisons de Lyon. * 1087 Entretien n°6, Mme Vacquier, psychologue dans l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. * 1088 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995. * 1089 Cette position est par exemple celle du député Robert Pandraud d'après ses propos tenus au sein de la Commission d'enquête de l'Assemblée nationale: « Une analyse optimiste peut considérer que la surveillance médicale des détenus paraît très supérieure à la surveillance médicale de la moyenne des Français [...] Les étrangers en situation irrégulière sont mieux traités en prison que dans la nature [...] Nous ne bénéficions pas tous les huit jours de la visite d'un médecin pour savoir comment nous allons ». Auditions de la Commission d'enquête parlementaire sur la situation dans les prisons françaises, « Audition de Mme Véronique Vasseur, médecin chef à la prison de La Santé », source : Assemblée nationale. * 1090 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995. * 1091 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995. * 1092 Entretien n°15, Marie-José Communal, médecin à la DRASS Rhône-Alpes chargée de la médecine en prison. * 1093 Entretien n°16, Robert Hanskens, cadre hospitalier des Hospices civils de Lyon. * 1094 Entretien n°15, Marie-José Communal, médecin à la DRASS Rhône-Alpes chargée de la médecine en prison. * 1095 Dorothée Martin, "Réflexion sur le sens éthique de l'éducation pour la santé en milieu pénitentiaire", art.cit. * 1096 Gentilini Marc, Problèmes sanitaires dans les prisons, op.cit., p.26. * 1097 Le nombre de suicides a doublé depuis 1990. Il était alors cinq fois plus élevé en prison qu'en milieu libres (140 suicides pour 100 000 personnes en détention contre 22 en milieu libre). Les potentialités suicidogènes du milieu carcéral sont fortes : dévalorisation, dépossession de soi, rejet social, perte de relations et de liberté. Les auto-agressions (automutilations, ingestions de corps étrangers) sont également fréquentes. L'automutilation est une atteinte portée à l'intégrité du corps pouvant compromettre sa vitalité, son bon fonctionnement qui prend le plus souvent la forme d'une coupure (90 % des cas) et plus rarement une ingestion de produits toxiques ou de corps étranger. Même si les automutilations et les suicides sont les auto-agressions les plus spectaculaires, les grèves de la faim sont également considérées comme des atteintes à sa propre santé. Observatoire international des prisons, Prisons : un état des lieux, op.cit., p.103. * 1098 Lhuilier Dominique, Aldona Lemiszewka, Le choc carcéral, op.cit., p.112. Pour une bonne description de la prison en tant que milieu pathogène on peut se référer à l'ouvrage du docteur Gonin. Gonin D., La santé incarcérée. Médecine et conditions de vie en détention, Ed. De l'archipel, Paris, 1991, p.256. * 1099 Lechien Marie-Hélène, « L'impensé d'une réforme pénitentiaire », art.cit., pp.24-25. * 1100 C'est la position que soutient Véronique Vasseur face à la Commission d'enquête de l'Assemblée nationale: «La prison de La Santé compte 65 % d'étrangers, dont 30 % sont détenus pour infraction à la législation sur les étrangers. Ce sont des personnes qui n'ont, à l'extérieur, absolument pas accès aux soins et pour lesquelles la prison est le seul endroit où ils peuvent se faire soigner. On entend parfois des détenus qui, revenant en prison, déclarent : " J'ai repris six mois ; je vais enfin pouvoir me faire traiter." C'est dramatique. La prison ne doit pas être perçue comme le lieu où l'on soigne». Auditions de la Commission d'enquête parlementaire sur la situation dans les prisons françaises, « Audition de Mme Véronique Vasseur, médecin chef à la prison de La Santé », source : Assemblée nationale. * 1101 Obrecht O., « La réforme des soins en milieu pénitentiaire de 1994 : l'esprit et les pratiques », art.cit., p.234. * 1102 Entretien n°6, Mme Vacquier, psychologue dans l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. * 1103 Entretien n°5, Claude Boucher, directeur du Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES). * 1104 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes. * 1105 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes. * 1106 Lechien Marie-Hélène, « L'impensé d'une réforme pénitentiaire », art.cit., p.21. Les soignants interviewés de réfèrent très fréquemment à cette double politique dont ils doivent tenter d'articuler les exigences contradictoires : soigner de mieux en mieux dans des conditions de plus en plus difficiles. * 1107 Hoffman Axel, « Santé et prison : une équation insoluble », Santé conjuguée, octobre 2002, n°22, p.105. * 1108 Lhuilier Dominique, "La santé en prison : permanence et changement", art.cit., p.206. |
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