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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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1.2.b Une préoccupation de second ordre

La mise en oeuvre d'un projet d'éducation en prison se heurte à de nombreux problèmes liés au milieu carcéral. L'obstacle le plus récurrent est précisément le cloisonnement entre les différents services qui rend difficile l'élaboration d'un travail collectif. L'administration pénitentiaire est présentée comme une bureaucratie au sein de laquelle la transmission de l'information s'effectue imparfaitement en raison des délimitations hiérarchiques : « L'un des problèmes de la pénitentiaire, c'est la communication parce que ça passe toujours par le haut et le temps que ça arrive en bas, il ne reste plus rien comme information [...] Tout est cloisonné. C'est un lieu d'enfermement mais à tous les niveaux. »1025(*). Cette lenteur se répercute sur les actions d'éducation pour la santé qui nécessitent avant tout un travail de concertation. Les procédures apparemment simples d'ordinaire deviennent ainsi beaucoup plus dures à gérer dans la mise au point d'un projet : « Tout est compliqué en prison. La démarche d'enquête auprès des surveillants, la communication pour demander la participation aux journées demandait tout un dispositif un petit peu lourd »1026(*). Une intervenante associative remarque la difficulté à établir, en tant que professionnelle extérieure à l'institution carcérale, une communication suffisante avec le personnel pénitentiaire, elle conclue en affirmant qu'« il y a vraiment l'intérieur et l'extérieur »1027(*). Sa position ne lui a pas permis d'intervenir directement mais la situait dans une relation de dépendance vis-à-vis de l'administration pénitentiaire1028(*) :

« Nous, on était prestataires de services. On dépendait largement de nos partenaires qui étaient à l'intérieur des prisons. C'est-à-dire que moi, je n'ai pas pu faire la communication moi-même, je n'ai pas pu intervenir moi-même, etc. Il a fallu que je passe à chaque fois par le personnel de la prison et ils n'ont pas toujours joué le jeu.»

Le second obstacle à l'élaboration d'un projet d'éducation pour la santé semble être l'impossibilité d'établir une démarche à long terme, pourtant nécessaire, en milieu carcéral. Les contraintes évoquées auparavant (absentéisme, le renouvellement trop rapide des surveillants) rendent nécessaire de « tout recommencer tout le temps ». La prison se caractériserait par son immobilisme qui découragerait de nombreux intervenants, notamment sanitaires, comme en témoigne une psychologue : « C'est vrai que c'est usant. Moi je commence aussi à m'épuiser parce que recommencer tout le temps, tout le temps à aller me présenter... »1029(*). Les règles de fonctionnement de l'institution carcérale rendent difficile la pérennisation d'un projet, tel que le constate une éducatrice au sujet de l'Unité pour sortants (UPS) : « La détention fonctionne à courte vue, au jour le jour et on a du mal à lancer des actions de longue durée. Il n'y a aucune histoire. À chaque fois que j'organisais l'UPS, je devais tout expliquer aux surveillants [...] En travail en détention, on doit se dire que 50 % de notre énergie passe dans ce travail de négociation et de tractation pour faire accepter le soin »1030(*).

Face à ces difficultés, la mise en oeuvre d'un projet d'éducation pour la santé nécessite de relever plusieurs défis. Elle requière tout d'abord une participation de la direction de l'établissement sans laquelle « ça n'est pas la peine »1031(*). Mais de façon plus large, la réussite d'un projet ne peut-être assurée que grâce à la coopération de plusieurs individus dans une dynamique de groupe. La participation de l'ensemble du personnel implique en effet la mobilisation de membres de chaque service qui soient suffisamment impliqués pour être le relais d'un projet d'éducation pour la santé auprès de leur groupe respectif, tel que le constate un médecin ayant participé à un projet de prévention au sein d'une maison d'arrêt :

« Tout a été rendu possible car il y avait le médecin chef de l'UCSA qui était très impliqué. [...] Dans chaque groupe, il y avait une personne qui était le relais ou le meneur si vous voulez, par exemple, il y avait ce médecin, il y avait aussi le chef de détention [...] qui était vraiment central. Et puis, j'étais toujours accompagné par une infirmière pour aller voir les détenus [...] Donc, il s'est vraiment formé un trio entre ce médecin, le surveillant chef et cette infirmière et c'est ce trio qui a permis que les choses se fassent »1032(*).

L'implication des différents personnels semble cependant souvent insuffisante pour permettre un bon déroulement des actions d'éducation pour la santé. Le concours de l'administration pénitentiaire est très souvent limité. La participation des directeurs d'établissement de la région Rhône-Alpes, chargés de la coordination des actions de prévention, est qualifiée de « minimaliste » bien que celle-ci soit très variable d'un site à un autre1033(*). Les prisons de Lyon semblent constituer une exception où la sous-directrice d'établissement assiste régulièrement aux réunions du groupe d'éducation pour la santé. Malgré cette présence, l'administration pénitentiaire exercerait davantage un rôle de suivi que d'initiative, comme le constate un responsable associatif au sujet d'une action menée sur les prisons de Lyon : « l'administration pénitentiaire était... favorable »1034(*). La participation des personnels de surveillance, tels que les chefs de détention, est en revanche beaucoup plus rare. Le peu de place accordée à l'éducation pour la santé dans le fonctionnement de l'établissement contraste fortement avec les financements apportés par l'administration pénitentiaire au niveau national qui sembleraient en faire une priorité:

« L'éducation pour la santé, ce n'est carrément par la priorité au sein du milieu carcéral. Il y a tellement de problème, de lourdeurs, de difficultés [...] L'éducation pour la santé c'est vraiment la dernière roue du carrosse [...] Au niveau de l'administration pénitentiaire régionale, il y a des moyens qui sont débloqués pour l'éducation à la santé. Donc là, il y a pas trop de souci au niveau du financement. C'est plus le niveau de l'application professionnelle. Je pense que pour eux ce n'est pas la priorité. »1035(*)

La participation du personnel médical semble également relativement fragile dans les actions d'éducation pour la santé. Mis à part l'implication de deux médecins, l'un de l'UCSA et l'autre du SMPR, au sein du groupe des prisons de Lyon, les autres soignants apparaissent plus distants comme en témoigne leur faible participation aux séances de formation1036(*). Malgré la culture médicale dont il dispose, cette moindre participation du personnel sanitaire peut faire défaut à l'élaboration d'une démarche collective qui vise à rapprocher les cultures sanitaire et pénitentiaire1037(*) : « Je pense personnellement que le personnel médical estime être suffisamment informé, formé, éclairé... Je pense qu'ils n'ont pas considéré que c'était une formation qui leur était adressée en priorité»1038(*). La non-participation des du personnel infirmier s'expliquerait néanmoins davantage par un problème de temps que de motivation1039(*). Plus généralement, les infirmières seraient beaucoup plus favorables à une démarche d'éducation à la santé, plus proche de leur culture médicale, que les médecins qui demeurent réticents à une logique de prévention:

« Chez les infirmières il y a des choses qui ne sont pas encore chez les médecins, la culture de la qualité, la promotion de la santé. Ce sont des choses que les infirmières ont déjà dans leur culture [...] Pour l'instant l'éducation pour la santé ne fait pas du tout partie de la culture des médecins, et encore moins des médecins hospitaliers »1040(*).

Le rattachement des UCSA aux établissements hospitaliers a conduit à déléguer aux praticiens hospitaliers la mission d'éducation pour la santé en milieu carcéral. Pourtant celle-ci n'apparaît pas comme une priorité du milieu hospitalier où les actions de prévention demeurent le fait d'initiatives personnelles de la part de praticiens hospitaliers, comme en témoigne l'exemple des Hospices Civils de Lyon, sans qu'il y ait pour autant « dans le cadre institutionnel une politique de promotion de la santé »1041(*). Le principal obstacle à l'implication des soignants en faveur de l'éducation pour la santé serait d'ordre culturel du fait que les hôpitaux dont relèvent les UCSA « n'ont pas encore vraiment acquis les savoir-faire qu'ils seraient censés posséder en matière de prévention (individuelle ou collective), d'éducation à la santé et de promotion de la santé d'une manière générale »1042(*). La médecine hospitalière se caractérise avant tout pas son hyper-spécialisation, symbolisée par la qualité de ses plateaux techniques, permettant de soigner les pathologies les plus diverses. Cette politique purement curative oublie cependant la démarche préventive, réduisant la santé à « la vie dans le silence des organes » pour reprendre la définition de Leriche critiquée par Canguilhem1043(*). La démarche du personnel des UCSA apparaît ainsi en décalage avec la structure soignante à laquelle il est rattaché. Ce contraste peut constituer un obstacle à la mission de prévention des unités de soin pour détenus mais elle peut permettre, à l'inverse, une modification de la culture soignante hospitalière, comme l'espère un médecin des UCSA de Lyon:

« En éducation pour la santé, l'hôpital c'est zéro. Et la formation des médecins, on en parle pas [...] Pourquoi est-ce que l'hôpital n'apprendrait pas l'éducation à la santé? [...] Ça me paraîtrait très crédible [...] L'hôpital est une structure trop spécialisée et trop marquée »1044(*).

L'éducation pour la santé se heurte à de nombreux obstacles culturels au sein de l'institution pénitentiaire. On peut dès lors douter parfois de la motivation des personnels à promouvoir des actions de prévention au sein de leur établissement1045(*), comme en attestent certains projets apparemment absurdes1046(*). Cette démarche ne constitue pas la priorité des personnels sanitaires et pénitentiaires qui sont souvent trop absorbés par leur travail de « suivi individuel » pour pouvoir s'impliquer dans des actions nécessitant une lourde préparation1047(*). Le quotidien constitue l'essentiel du fonctionnement d'un établissement pénitentiaire, laissant peu de place pour la prévention. C'est également le cas pour les détenus pour qui la vie en détention comporte de nombreuses autres préoccupations, ce qui fait qu'«entre les parloirs, l'atelier et le sport, il ne reste pas beaucoup de place pour la santé »1048(*). La même hiérarchie s'établit au sein des services médicaux où l'allocation des ressources entre le soin et la prévention se fait souvent au détriment de l'éducation pour la santé. Celle-ci est d'autant plus marginale qu'elle demeure imperceptible. En effet, la promotion de la santé peut difficilement faire l'objet d'une évaluation chiffrée et reste difficile à justifier au regard des critères de rentabilité du système hospitalier : « Dans nos comptes-rendus d'activité, c'est facile de compter le nombre de consultations qu'on a faites, mais si on dit qu'on a fait des réunions d'éducation pour la santé [...] On évalue ça comment pour l'UCSA? Quand on a un rapport d'activité à faire, c'est dur à préciser »1049(*). L'éducation pour la santé constitue le parent pauvre de la vie en détention où elle ne constitue souvent qu'un « plus » et jamais une priorité. Cette absence de considération n'est pas propre au milieu carcéral mais traduit la primauté du modèle de santé curatif dans l'ensemble de la société : « C'est le problème - de manière générale car à l'extérieur ça existe et c'est encore pire en prison- de la reconnaissance et de la légitimité de l'éducation pour la santé, de manière générale »1050(*).

L'éducation pour la santé est une démarche spécifique de prévention introduite en milieu carcéral en 1994 par la réforme de la médecine pénitentiaire. Elle offre l'opportunité d'initier un premier décloisonnement non seulement vis-à-vis des intervenants extérieurs, mais aussi entre les services sanitaires et pénitentiaires à travers une démarche d'action collective. La démarche de promotion de la santé se heurte cependant aux priorités et aux exigences pénitentiaires qui demeurent au premier plan. Quelle portée peut, dès lors, avoir cette logique de prévention en prison ? La logique du milieu carcéral ne lui enlève t-elle pas tout son sens ?

* 1025 Entretien n°14, Chantal Escoffié, psychologue auprès du personnel pénitentiaire des prisons de Lyon.

* 1026 Entretien n°5, Claude Boucher, directeur du Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES).

* 1027 Entretien n°1, G. Leponer, chargée de mission au Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES).

* 1028 Cette critique n'est cependant pas à sens unique puisqu'elle concerne également les services médicaux puisqu'un agent de l'administration pénitentiaire constate qu'il est « très difficile de faire descendre de l'information du côté sanitaire ». Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes.

* 1029 Entretien n°14, Chantal Escoffié, psychologue auprès du personnel pénitentiaire des prisons de Lyon.

* 1030 Entretien n°10, Mme Bouthara, éducatrice à l'Antenne toxicomanie des prisons de Lyon.

* 1031 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes.

* 1032 Entretien n°7, Docteur Gilg, médecin à la Consultation de dépistage (CDAG) de l'Hôpital Edouard Herriot.

* 1033 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes.

* 1034 Entretien n°5, Claude Boucher, directeur du Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES).

* 1035 Entretien n°1, G. Leponer, chargée de mission au Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES).

* 1036 Seulement deux infirmières avaient par exemple participé à la formation interdisciplinaire qui avait eu lieu aux prisons de Lyon.

* 1037 Ce manque d'implication peut être préjudiciable du fait que l'amélioration d'un problème de santé n'est réalisable que par la collaboration entre les soignants, les surveillants et les détenus. Entretien n°5, Claude Boucher, directeur du Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES).

* 1038 Entretien n°1, G. Leponer, chargée de mission au Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES).

* 1039 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA à la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995 ; Entretien n°15, Marie-José Communal, médecin à la DRASS Rhône-Alpes chargée de la médecine en prison.

* 1040 Entretien n°13, Claire Cellier, médecin inspecteur de santé publique à la DDASS du Rhône.

* 1041 Entretien n°16, Robert Hanskens, cadre hospitalier des Hospices civils de Lyon.

* 1042 IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.86.

* 1043 Cf. Canguilhem G., Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1996 (1ère édition 1943).

* 1044 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995.

* 1045 C'est ainsi que Christine Quellier remarque que la motivation des surveillants est souvent assez faible. Incités par le directeur, qui peut parfois leur en donner l'ordre, ils s'impliquent alors peu dans le déroulement de la formation. L'éducation pour la santé peut également constituer pour le service médical l'opportunité de revaloriser leur réputation comme en témoigne un infirmier : « On nous a dit que cela permettrait de redorer le blason de l'équipe médicale ». Quellier Christine, Rapport d'évaluation de la formation action en éducation pour la santé en milieu pénitentiaire sur dix sites pilotes, op.cit, p.30.

* 1046 C'est le cas d'une formation qui avaient eu lieu sur un établissement du département du Rhône : « Ils avaient fait une action que j'avais trouvée absolument scandaleuse qui était la prévention des mélanomes dus au soleil. Pour des personnes qui marchent à l'ombre, je trouve ça un petit peu ironique [...] Le médecin qui l'organisait était très content. Je pense qu'il y a un peu de sadisme ». Entretien n°13, Claire Cellier, médecin inspecteur de santé publique à la DDASS du Rhône.

* 1047 Entretien n°11, S. Combe et C. Misto, agents d'insertion et de probation (SPIP) des prisons de Lyon.

* 1048 Entretien n°7, Docteur Gilg, médecin à la Consultation de dépistage (CDAG) de l'Hôpital Edouard Herriot.

* 1049 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995.

* 1050 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes.

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