La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
1.2 Une nouvelle démarche d'action collective en prisonLa prison est une institution totale qui demeure cloisonnée non seulement vis-à-vis du monde extérieur mais également entre les différents professionnels qui y travaillent. La multiplication des intervenants en prison depuis les années quatre-vingts (travailleurs sociaux, éducateurs et formateurs, bénévoles, soignants) n'implique pas pour autant un changement de l'institution carcérale. Il semblerait à l'inverse, comme c'est le cas pour la réforme de la médecine pénitentiaire, que l'arrivée de nouveaux professionnels accentue le cloisonnement qui existe entre les différents services. Les interventions de chaque professionnel se juxtaposent selon une logique sectorielle, de façon quasi-étanche. L'un des enjeux de la loi du 18 janvier 1994 est dès lors de faire de la santé un outil de coopération interprofessionnel. 1.2.a La santé comme « marginal sécant »La prise en charge de la santé du détenu a pendant longtemps été réduite à la seule intervention médicale. Plusieurs enquêtés soulignent cependant la nécessité de parvenir à établir un lien entre les personnels qui contribuent tous à différents degrés au rapport que le détenu entretient avec sa santé. La redéfinition de la santé en tant qu'état global, au sens de l'OMS, implique une démédicalisation de la prévention qui ne se réduit pas au seul personnel soignant1012(*), comme le rappelle une formatrice en éducation pour la santé : « Je pense que prendre le sujet du côté des médecins, c'est très, très réducteur... Parce qu'en terme d'éducation pour la santé [...] C'est vraiment le fait d'une multitude d'acteurs jusqu'au personnel de surveillance... Même eux peuvent être amenés à exercer des actions de prévention »1013(*). La santé des détenus n'est pas seulement l'aboutissement d'un acte thérapeutique car elle s'inscrit dans une démarche collective « coproduite » par les différents acteurs en prévention. L'éducation pour la santé constitue dès lors une opportunité pour décloisonner les relations entre les différents personnels : « On sort d'une définition strictement biomédicale de la santé qui se définit uniquement par l'absence de maladie pour aller vers une notion de la santé comme quelque chose de construit [...] Le directeur de la prison, il produit aussi de la santé. Les gardiens produisent aussi de la santé [...] Le monde de la prison c'est un peu comme les autres mondes, c'est un monde qui est cloisonné [...] La santé, comme c'est quelque chose qui est coproduit, c'est une manière un peu de revisiter les collaborations avec les autres. »1014(*) De façon plus générale, la santé occuperait une position spécifique au sein de l'institution carcérale qui lui permettrait d'exercer une fonction de « marginal sécant »1015(*). Ce concept, développé par la sociologie des organisations pour décrire la position intermédiaire d'un acteur entre différents systèmes d'action, traduit la place de la santé en prison qui, sans être un objet central, constituerait une ligne transversale permettant d'établir un lien entre les différents acteurs, tel que le rappelle le directeur du CRAES : « Souvent quand on n'est pas en position de pouvoir central, il y a moins de mécanismes de défense. L'éducation pour la santé c'est quand même marginal et donc c'est l'un des moyens qui permet d'accéder de façon transversale aux différents domaines. Parce qu'on n'est moins au centre et on est plus décalé »1016(*). L'éducation pour la santé constituerait un outil privilégié pour établir une démarche commune entre les différents professionnels et favoriser ainsi une connaissance mutuelle. La coopération entre les différents personnels s'effectue de façon privilégiée au sein du groupe d'éducation pour la santé des prisons de Lyon où le travail interdisciplinaire est présenté comme la possibilité de mettre en commun une pluralité de ressources dont dispose chaque acteur : « Il faut toujours qu'il y ait un travail de collaboration [...] Donc moi je préconise qu'il y ait un travail pluridisciplinaire autour du montage du suivi des actions d'éducation pour la santé »1017(*). Les services sociaux pénitentiaires peuvent être importants pour effectuer un lien à l'extérieur de la prison afin de recourir à d'autres intervenants. Un médecin des UCSA souligne l'importance du rôle des SPIP qui bénéficient d'un accès plus direct et continu avec les détenus que les personnels médicaux avec lesquels le rapport se limite souvent à l'administration du soin : « Sans eux on ne peut rien faire. C'est-à-dire que eux, ils ont la possibilité de contacter des détenus en plus de nous, ils ont plus de temps car il sont là en permanence [...] Ils ont une grande possibilité d'ouverture vers l'extérieur, de contact vers l'extérieur, plus que nous. »1018(*) L'administration pénitentiaire joue également un rôle important dans les projets d'éducation pour la santé pour lesquels elle a dégagé une ligne budgétaire spécifique. Le financement de ces actions constitue un problème particulier pour les médecins qui sont peu habitués à procéder à des démarches de type administratif. Ils ont par conséquent facilement recours à la Direction régionale des services pénitentiaires (DRSP), comme le regrette un de ses représentants : « Théoriquement, l'hôpital devrait rechercher les cofinancements [...] Actuellement, ça ne se passe pas du tout comme ça et très souvent les projets sont la plupart du temps financés par l'administration pénitentiaire ce qui est absolument anormal »1019(*). C'est pour répondre à ces critiques que le groupe d'éducation pour la santé des prisons de Lyon a choisi de mobiliser d'autres ressources en recourrant au milieu associatif comme c'est le cas du CRAES qui dispose de fonds propres importants: « C'est une grosse épine dans nos souliers. C'est-à-dire qu'on n'a pas de financement pour ça et qu'il faut les trouver ces financements [...] On perd une énergie très importante là-dedans [...] Nous, médecins, on n'est pas formé à ça et puis ça nous barbe un peu. Et le CRAES ça représente par exemple une possibilité de financement. »1020(*) Un second niveau de coopération est celui des formations interdisciplinaires. Malgré leur apparente proximité, les différents personnels travaillant en détention se situent souvent dans une méconnaissance réciproque : « Il y a une méconnaissance totale entre le médecin, le professionnel de surveillance ou le gardien de prison et l'assistante sociale. [...] Il y a une multitude d'intervenants en fait autour du détenu mais il y a des fractures au niveau de l'information »1021(*). Les formations destinées aux différents services, comme celles qui ont eu lieu sur Lyon, offrent l'opportunité d'amorcer un dialogue entre les personnels soignants et pénitentiaires, facilitant ainsi une meilleure compréhension1022(*). Ce changement apparaît important afin de limiter les dysfonctionnements qui peuvent découler d'un trop grand cloisonnement. Les médicaments, par exemple, constituent fréquemment un sujet de conflit entre le personnel médical, pour qui toute intrusion équivaut à une transgression du principe du secret médical, et le personnel pénitentiaire qui s'estime mal averti. La fracture de l'information qui sépare les deux services offrirait une marge d'action supplémentaire au détenu pouvant profiter du manque de lien entre les personnels. L'émergence d'un dialogue peut alors permettre de résoudre les incompréhensions et de prévenir ces dysfonctionnements1023(*) : « Les professionnels de surveillance ne comprennent pas toujours comment sont prescrits les médicaments, par qui et quel est son parcours [...] Et je pense que le détenu lui peut en jouer. Il peut prétendre par exemple être terriblement malade et le personnel de surveillance [...] ne saura pas si c'est du bluff... »1024(*) La santé occupe une place marginale en milieu carcéral qui lui confère un rôle potentiel spécifique. Elle peut, en effet, constituer l'opportunité d'engager un processus de décloisonnement au sein de l'institution pénitentiaire en facilitant la communication entre les services. Les actions de prévention qui reposent sur une définition globale de la santé permettent de regrouper les personnels sanitaires et pénitentiaires au sein d'une même démarche. Celle-ci se heurte cependant aux exigences premières de la prison qui relèguent l'éducation pour la santé au rang de préoccupation secondaire. * 1012 On peut noter que la définition de l'éducation pour la santé adoptée à l'occasion de la conférence d'Ottawa du 21 novembre 1986 sous-entend une compréhension très large de la notion de santé, similaire à celle de l'OMS : « Cette démarche relève d'un concept définissant la « santé » comme la mesure dans laquelle un groupe ou un individu peut, d'une part réaliser ses ambitions et satisfaire ses besoins et, d'autre part, évoluer avec le milieu ou s'adapter à celui-ci [...] Aussi la promotion de la santé ne relève pas seulement du secteur sanitaire : elle dépasse les modes de vie sains pour viser le bien-être ». Célérier Marie-Claire, La santé en France. Alternatives à l'hospitalo-centrisme, La pensée sauvage, Grenoble, 1994, p.109. * 1013 Entretien n°1, G. Leponer, chargée de mission au Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES). * 1014 Entretien n°5, Claude Boucher, directeur du Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES). * 1015 Ce concept a été introduit en France par la sociologie des organisations de Michel Crozier à partir des travaux de H.Jamous dans son étude du processus de décision aboutissant à la réforme des études médicales. Celui-ci a observé que la réforme hospitalière française de 1959 et la réforme des institutions sur la santé mentale en Californie en 1967 avaient comme point commun d'avoir été animées par un petit groupe de réformateurs qui occupaient une position singulière. Ils étaient des marginaux dans le système ancien qui avaient néanmoins accès à plusieurs lieux de pouvoirs et se trouvaient ainsi à l'intersection de plusieurs sous-système clefs. C'étaient, selon l'expression de Jamous, des « marginaux-sécants ». Cette position est alors décrite comme la condition de possibilité de la réforme : « C'est le pouvoir dit du « marginal-sécant », c'est à dire d'un acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d'action en relation les uns avec le autres et qui peut, de ce fait, jouer le rôle indispensable d'intermédiaire et d'interprète entre des logiques d'action différentes, voire contradictoires ». Jamous H., Contribution à une sociologie de la décision : la réforme des études médicales et des structures hospitalières, Paris, Copédith, 1968. Cité in Cozier Michel, Friedberg Erhard, L'acteur et le système, op.cit., p.86 et pp..350 et suiv. * 1016 Entretien n°5, Claude Boucher, directeur du Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES). * 1017 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes. * 1018 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995. * 1019 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes. * 1020 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995. * 1021 Entretien n°1, G. Leponer, chargée de mission au Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES). * 1022 Christine Quellier remarque toutefois dans son rapport d'évaluation des formations en éducation pour la santé que l'éducation pour la santé n'apparaît pas toujours comme un outil favorable à l'établissement d'un rapport de partenariat entre les personnels. Elle est souvent l'objet de conceptions antagonistes qui peuvent aboutir à un renforcement des oppositions. Quellier Christine, Rapport d'évaluation de la formation action en éducation pour la santé en milieu pénitentiaire sur dix sites pilotes, août 2000, p.27 * 1023 Le séminaire intitulé « Les médicaments : des soutiens qu'il faut bien gérer » organisé aux prisons de Lyon avait par exemple permis aux surveillants de proposer que tous les personnels pénitentiaires soient informés des effets secondaires des médicaments ou encore de clarifier le système de distribution des médicaments. G. Le Ponner, Formation en éducation pour la santé, prison de Lyon. Compte-rendu du séminaire "Les médicaments : des soutiens qu'il faut bien gérer", document polycopié, 22 mai 2002. * 1024 Entretien n°1, G. Leponer, chargée de mission au Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES). |
|