La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
2.1.c Les insuffisances de la prise en charge médico-sociale des détenus séropositifsLa prise en charge des personnes séropositives a marqué le premier mouvement d'ouverture de la prison aux intervenants extérieurs742(*). En effet, huit établissements pénitentiaires particulièrement concernés par le Sida ont conclu en avril 1989 des conventions avec un Centre d'information et de soins de l'immunodéficience humaine (CISIH) qui ont pour mission la prise en charge globale des patients atteints par le VIH743(*). L'instauration de ces services a permis une amélioration de la prise en charge tout en limitant le nombre d'hospitalisations pour les pathologies liées au VIH et limitant également les extractions. En Italie, des conventions ont été réalisées avec des hôpitaux tandis que le ministère de la Justice a institué quatre Centri Clinici penitenziari (à Milan, Naples, Rome et Gênes) destinés à accueillir les détenus sidéens ou en phase avancée de maladie744(*). Une enquête de la Direction des hôpitaux réalisée en décembre 1997 sur les traitements antrirétroviraux en milieu pénitentiaire considère que la prise en charge médicale des séropositifs est « satisfaisante »745(*). Malgré une amélioration globale de la prise en charge, des problèmes subsistent. Tout d'abord, même si toutes les molécules antitérovirales sont disponibles en prison, les personnes en échappement ne peuvent pas bénéficier des essais, en raison de l'éthique médicale qui limite fortement les expérimentations sur les détenus746(*). Le suivi thérapeutique d'un patient séropositif demeure, ensuite, un processus difficile au cours duquel les contraintes du milieu carcéral peuvent avoir de nombreuses répercussions747(*). La continuité des traitements n'est enfin pas toujours respectée comme l'a mis en évidence le rapport du Conseil national du Sida en France748(*). Ces problèmes semblent davantage présents dans les prisons italiennes où, comme c'est le cas à Rebbibia, le manque de fonds suffisants et le régime de détention imposent des interruptions de traitement dans près de sept cas sur dix : « Le principal problème c'est qu'il n'y a pas assez d'argent pour l'achat des médicaments ce qui entraîne souvent des interruptions de traitement. Et le problème c'est que lorsqu'un détenu arrive en prison avec son traitement, ses médicaments sont considérés comme des stupéfiants et lui sont donc retirés [...] On a remarqué que dans sept cas sur dix on vérifie une interruption de traitement qui a une durée variable entre une et vingt heures. »749(*) Un second problème, plus spécifique aux prisons italiennes, semble être l'absence de structures sanitaires spécifiques pour la prise en charge des détenus séropositifs bien que certains établissements italiens aient mis en place des unités de soin propres aux détenus sidéens750(*). Les Serts, désormais responsables de la prise en charge des détenus toxicomanes, tendent en outre à ne pas prendre en charge les toxicomanes séropositifs, pourtant nombreux, comme c'est le cas à Rebbibia : « Le problème c'est que le personnel du Sert a tendance à délaisser les toxicomanes qui sont porteurs du Sida »751(*). La responsable du bureau « Sida » de la ville de Rome explique que le personnel soignant des Serts considère la toxicomanie des personnes séropositives comme étant « secondaire » et attribue au malade une étiquette de sidéen, pathologie pour laquelle ils ne s'estiment pas compétents : « En Italie, personne ne veut s'occuper des malades du Sida. Pour ceux qui sont toxicomanes, les Serts accordent toute l'attention sur le problème du Sida et occultent leur toxicomanie. En fait, ils se déchargent sur nous. Si une personne a le Sida, sa toxicomanie va sembler presque secondaire car le fait qu'elle ait le Sida lui donne une étiquette. »752(*) Enfin, la prise en charge sociale des séropositifs apparaît insuffisante en milieu carcéral. En France, même si le nombre de détenus séropositifs reste faible, le rôle des SPIP se réduit aux demandes d'aménagement de peine sans qu'un véritable suivi soit mis en oeuvre comme en témoigne un agent de probation et d'insertion des prisons de Lyon753(*). L'absence de prise en charge sociale au sein des prisons italiennes a conduit la mairie de Rome à faire intervenir le bureau municipal s'occupant des personnes sidéennes au sein des établissements pénitentiaires de Rebbibia et Regina Coeli. Les lacunes en matière de prise en charge sociale des détenus séropositifs s'expliquent principalement par la coupure relevée auparavant entre les services médicaux et les services sociaux qui relèvent de l'administration pénitentiaire754(*). Le dépistage et la prise en charge du Sida en milieu carcéral ont dû affronter de nombreuses difficultés rendant difficilement applicable une politique sanitaire équivalente à celle du milieu libre. L'épidémie a néanmoins permis d'amorcer une première ouverture de la prison à l'intervention d'acteurs sanitaires extérieurs, préfigurant ainsi la réforme de 1994. Le Sida a renforcé l'incompatibilité entre les exigences éthiques et les contraintes pénitentiaires facilitant ainsi l'émergence d'une nouvelle considération des questions sanitaires en prison. * 742 On peut souligner la prolifération de déclarations internationales affirmant le droit pour un détenu séropositif à une assistance médicale équivalente avec celle proposée à l'extérieur. On peut citer en particulier les Principes fondamentaux relatifs au traitement des détenus, point 9, Assemblée générale des Nations unies, résolution 45/111 du 14 mars 1990; les directives de l'OMS (article 38 et 39) ou la recommandation du Conseil de l'Europe, Comité des ministres, recommandation n°(93) 6,18 octobre 1993, article 78 , p.6. Observatoire international des prisons, Prévention et traitement du sida dans les prisons d'Europe, Lyon, décembre 1995, p.13. * 743 L'inégalité des établissements pénitentiaires à réagir face à l'épidémie s'explique probablement par le degré d'ouverture des équipes médicales pénitentiaires plus ou moins grand à l'égard du système hospitalier. La médecine pénitentiaire lyonnaise en fournit un bon exemple. Le professeur Barlet a pu, en raison de son implication dans l'enseignement médical, créer des liens avec l'équipe du professeur Trepos, alors spécialisée en infectiologie, et participer ainsi à la création du CISIH de Lyon facilitant le décloisonnement de la médecine pénitentiaire. Entretien n°8, Docteur Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. * 744 Recherche effectuée par la L.I.L.A. (Lega Italiana Lotta A.I.D.S.) et la F.I.VOL. (Federazione Italiana Volontariato), «La medicina penitenziaria è in crisi d'identità...», op.cit. * 745 Réalisée sur un échantillon de 46 établissements, cette enquête aboutissait aux conclusions suivantes : l'organisation des soins était conforme aux besoins, du fait de l'existence d'une consultation spécifique VIH dans les 32 établissements qui accueillent 97% des personnes séropositives ; l'accès aux traitements antrirétroviraux apparaît relativement similaire à celui qui peut exister dans le milieu libre. * 746 Viaud Frédérique, « La santé entravée », art.cit. Ce problème a également été soulevé par un médecin des prisons de Lyon qui précise que « si on respectait la convention d'Athènes, les détenus séropositifs n'ont accès à aucun traitement ». Entretien n°8, Docteur Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. * 747 C'est par exemple le cas en matière d'hygiène (douches insuffisantes) mais surtout de suivi des traitements qui impliquent de nombreux effets secondaires peu compatibles avec l'incarcération comme le rappelle Emmanuelle Cosse, présidente de l'association Act-up : « Les trithérapies mettent en jeu des médicaments lourds, dont la prise doit intervenir à heures fixes [...] Suivre un traitement hors des conditions prescrites rend les malades résistants à cette molécule, ce qui leur fait "griller une cartouche" dans les possibilités de traitement et pose des problèmes d'hygiène ». Auditions de la Commission d'enquête parlementaire sur la situation dans les prisons françaises, « Audition de Mme Emmanuelle Cosse, Présidente de Act Up-Paris, de M. Nicolas Kerszenbaum, Trésorier et membre de la commission prison, de M. Serge Lastennet, Responsable de la commission prison, et de Melle Jeanne Revel, Membre de la commission prison d'Act Up-Paris», 4 mai 2000, source : Assemblée nationale, <http://www.assemblee-nationale.fr>. Cf. Viaud Frédérique, « La santé entravée », art.cit. * 748 Conseil national du Sida, Rapport et recommandations sur les traitements à l'épreuve de l'interpellation. Le Suivi des traitements en garde à vue, en rétention et en détention, 18 novembre 1998. * 749 Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia. * 750 C'est le cas par exemple du Nuovo Complesso (Rebbibia) à Rome qui dispose d'une section spécifique située dans l'infirmerie centrale. Cela pose un problème d'égalité des détenus face aux traitements puisque les détenus ne se situant pas dans cette section ne disposent pas de soins équivalents comme le remarque une psychologue au Sert de Rebbibia. Entretien n°31, Corinna Proietti, psychologue au Sert de Rebbibia. * 751 Entretien n°26, Laura Passaretti, sous-directrice de l'établissement pénitentiaire Nuovo complesso (Rebbibia). * 752 Entretien n°27, Anna-Maria Pisacone, responsable du bureau « Sida » de la ville de Rome. * 753 Entretien n°11, S. Combe et C. Misto, agents d'insertion et de probation (SPIP) des prisons de Lyon. * 754 Entretien n°27, Anna-Maria Pisacone, responsable du bureau « Sida » de la ville de Rome. |
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