La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
1.2.c Une prise en charge hospitalière contradictoire avec le statut de détenuMis à part les hospitalisations diurnes, les problèmes de santé plus importants nécessitent fréquemment l'hospitalisation du détenu pendant plusieurs jours. Celles-ci avaient auparavant lieu à Lyon dans des chambres spécifiques répartis entre les différents services. Les praticiens hospitaliers étaient cependant réticents à soigner des malades qui ne relevaient pas de leur spécialité et le faible taux d'occupation de ces chambres constituait un manque à gagner qui fut d'autant plus important lors de la rationalisation budgétaire des établissements hospitaliers : « Le milieu hospitalier est tout à fait défavorable à cela. C'est comme pour la SNCF ou de temps en temps on voit un détenu accompagné de deux gendarmes qui montent dans le train, et bien ils voyagent dans un compartiment qui leur est réservé et il y a trois personnes dans un compartiment de six personnes et ça représente donc un manque à gagner pour la SNCF. C'est à peu près la même chose pour nous. »694(*) Le milieu hospitalier classique apparaît peu propice au soin des détenus. Les patients, même gravement malades ou en fauteuil roulant, sont souvent entravés lors de leur hospitalisation alors même que le personnel de l'escorte est présent, enfreignant ainsi les principes de la déontologie médicale695(*). Ces dysfonctionnements ont conduit à mettre en place une unité d'hospitalisation spécifique pour détenus qui fut implantée à Lyon Sud en 1985 : l'Unité d'hospitalisation sécurisée inter-régionale (UHSIR). Le fonctionnement de cette unité, qui doit concilier les exigences de garde et de soin, est très spécifique. Elle répond tout d'abord à d'importantes contraintes de sécurité plus ou moins bien acceptées par le personnel696(*). Elle dispose d'un personnel important, « surdimensionné » au regard des normes hospitalières, en raison de l'impossibilité pour le personnel de se faire remplacer par des soignants extérieurs pour des raisons de sécurité697(*). En outre, l'UHSIR est contrainte de limiter considérablement la durée d'hospitalisation, qui excède rarement deux semaines, en raison des nouveaux critères budgétaires hospitaliers imposent de réduire au minimum les durées. Cette adaptation aux standards hospitaliers est cependant difficile à respecter concernant la prise en charge des détenus pour lesquels il n'existe pas d'alternatives à l'hospitalisation (maisons de repos ou de rééducation)698(*) : « La durée moyenne des séjours est entre 10 et 11 jours, ce qui est bien sûr en décalage par rapport à la durée moyenne de l'hôpital qui de cinq ou six jours. En fait c'est un exploit [...] Il faut savoir par exemple que la durée moyenne des séjours à Fresnes était de deux mois et demi! Mais on ne peut pas faire ça en CHU, ça n'est pas possible. On engendrerait alors des dépenses qui ne sont pas compatibles avec les lignes de conduite d'un CHU [...] et qui en plus démarqueraient ces unités du reste de fonctionnement de l'institution d'une façon inévitablement préjudiciable. »699(*) Les critères d'efficacité et de compétitivité de l'institution hospitalière s'accordent peu avec les besoins sanitaires de la population détenue700(*). En outre, les contraintes de sécurité obligent les soignants à adopter une attitude thérapeutique qui va à l'encontre du modèle standard de la pratique médicale hospitalière701(*). Enfin, le service doit traiter toutes sortes de pathologies et ne peut pas fonctionner de façon spécialisée, contrairement au modèle d'organisation hospitalier classique702(*). Le mode de fonctionnement de l'UHSIR de Lyon a été étendu à l'ensemble du territoire français par la loi du 18 janvier 1994, bien qu'un problème. d'arbitrage entre les forces de police et de l'administration pénitentiaire en matière de garde, qui est pour l'instant assurée par la police, ait retardé le projet qui n'a été arrêté qu'en août 2000703(*). Les hospitalisations sont des procédures complexes liées au double système de contraintes, hospitalières et pénitentiaires, auxquelles elles doivent correspondre. Elles nécessitent une bonne coopération des diverses administrations dont les décisions sont interdépendantes704(*). Les soignants intervenant en unité d'hospitalisation pour détenus sont également soumis à plusieurs exigences de la part du personnel de surveillance (portes fermées à clefs, anonymat, non-communication des délais au patient) et de l'établissement hospitalier (durée d'hospitalisation raccourcie, prise en compte des critères soignants hospitaliers par souci de crédibilité du service). Le respect de ces exigences, parfois contradictoires comme c'est le cas pour la démarche soignante, contraint le personnel qui y travaille à réaliser de nombreuses concessions. Le patient demeure avant tout en prison un détenu. Cette considération statutaire implique une subordination constante du principe soignant aux exigences de sécurité. Les contraintes qu'affronte le personnel sanitaire constituent de nombreux obstacles dans la prise en charge des détenus qui est difficilement comparable à celle de n'importe quel citoyen. La culture professionnelle soignante apparaît parfois inadéquate aux règles de fonctionnement du milieu carcéral, comme c'est le cas pour certains principes de la déontologie médicale. La mise en équivalence entre le milieu libre et la prison suppose de reconnaître la primauté du statut de malade. C'est en partie ce qu'a rendu possible le Sida qui a profondément renouvelé la représentation de la maladie en prison ainsi que de sa prise en charge tout en soulignant les difficultés à mettre en place en milieu carcéral une politique de santé publique similaire à celle qui a permis de terrasser l'épidémie. * 694 Entretien n°16, Robert Hanskens, cadre hospitalier des Hospices civils de Lyon. * 695 Viaud Frédérique, « La santé entravée », art.cit. * 696 Les portes sont par exemple verrouillées et ouvertes par la police lors d'un soin. * 697 L'unité est composée d'un chef de service, d'un praticien hospitalier, d'un cadre infirmier, de huit infirmières, de huit aide-soignantes, d'un psychologue, d'un kinésithérapeute et d'une diététicienne. * 698 Un personnel de l'UHSIR remarque d'ailleurs qu'une « évolution serait souhaitable pour une prise en charge correcte des détenus porteurs de lourdes pathologies, ou d'handicap réduisant leur mobilité dont le retour en prison pose des problèmes importants de prise en charge ». Jacquet, « L'Unité hospitalière sécurisée interrégionale », Tonic, Lyon, n°96, 2001, p.6. * 699 Entretien n°8, Docteur Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. * 700 Isabelle Parizot dresse un constat similaire à l'égard de la population exclue en observant que la tendance à diminuer les durées d'hospitalisation rend les services hospitaliers réticents et peu adaptés à la prise en charge des personnes défavorisées. Parizot Isabelle, Soigner les exclus, op.cit., p.53. * 701 C'est dans ce sens qu'un personnel de l'UHSIR écrit : « Une difficulté majeure [...] de l'ensemble des soignants est de ne jamais informer le patient du déroulement dans le temps de son hospitalisation. C'est une attitude qui va en contradiction avec le rôle habituel d'un soignant dans un service de soins traditionnels qui doit au contraire favoriser l'information du patient ». Jacquet, « L'Unité hospitalière sécurisée interrégionale », art.cit., p.6. * 702 Entretien n°8, Docteur Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. * 703 Un délai de six ans sépare le décret du 27 octobre 1994 qui prévoyait la désignation par un arrêté interministériel des hôpitaux chargés d'accueillir les UHSI et l'arrêté du 23 août 2000 qui décrit le schéma national d'hospitalisation des détenus et qui dispose que les UHSI devront être mises en place au plus tard en 2003. Huit unités semblables à celle de Lyon seront implantées dans des CHU. * 704 Cette interdépendance est par exemple manifeste au sujet du conflit entre les services de police et l'administration pénitentiaire au sujet de la garde dont les conséquences sont importantes pour le fonctionnement des services de soin. Tout d'abord parce que la présence des forces de police en unité de soin, qui adoptent un régime de contrôle des détenus plus restrictif que le régime pénitentiaire, pose des difficultés de fonctionnement (Entretien Mme Vacquier ou Mr Barlet). Mais aussi parce que l'administration pénitentiaire refuse de prendre en charge la surveillance des gardés à vue, qui relèvent normalement des services de police, et le changement d'attribution de la garde risque de contraindre les services hospitalier à accueillir les gardés à vue ce qui est « toujours impopulaire ». On voit bien ici l'interdépendance entre les administrations de la justice ou de la police et de la santé. Entretien n°16, Robert Hanskens, cadre hospitalier des Hospices civils de Lyon. |
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