La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
2.1.b Une médecine qui demeure peu attrayanteEn désenclavant la médecine pénitentiaire de la prison et en l'inscrivant au sein du système hospitalier, le législateur rendait possible la professionnalisation d'une médecine qui offrait auparavant peu de perspectives de carrières aux jeunes diplômés et qui était perçue comme une « voie de garage ». Le bilan de la réforme est cependant nuancé. Le recrutement du personnel des UCSA, qui se déroule au sein du personnel hospitalier sur le principe du volontariat, semble avoir contribué à professionnaliser les services de soin pour détenus. Les infirmières de la Croix-rouge ont été substituées par du personnel hospitalier disposant d'une culture médicale solide327(*). La principale avancée s'observe cependant dans le recrutement des médecins qui s'est profondément modifié. Il s'agit désormais de praticiens hospitaliers qui intègrent l'UCSA après avoir réalisé un concours de la fonction publique. La médecine en milieu carcéral semble constituer de plus en plus un débouché professionnel aux jeunes praticiens. C'est le cas, par exemple, d'un médecin aux UCSA des prisons de Lyon qui est rentré en fonction dans la médecine pénitentiaire en 1992 après avoir été diplômé et après avoir réalisé un an de remplacement dans la médecine libérale. Celui-ci pourrait témoigner de l'émergence d'un nouveau modèle de soignant intervenant en milieu carcéral directement lié à la réforme de 1994328(*). Cette remarque demande cependant à être nuancée puisque la portée de la réforme semble limitée. L'arrivée de patriciens hospitaliers a tout d'abord contribué à dévaloriser la notion de médecine pénitentiaire en opposant les anciens et les nouveaux intervenants, comme en témoigne un psychiatre qui a vécu le passage de 1994 : « Au départ, on a vu débarquer une série de petits chefs issus du CHU qui étaient persuadés qu'ils allaient nous apprendre ce que c'était la pénicilline »329(*). La mise en place des UCSA s'est tout d'abord accompagnée de problèmes de recrutement au sein des établissements hospitaliers en raison des réticences du personnel à travailler en milieu carcéral330(*). Malgré les progrès réalisés, notamment sur les prisons de Lyon, certains postes ne sont pas attribués, faute de volontaires, ce qui entraîne de nombreuses répercussions sur le fonctionnement de l'UCSA, telle qu'une hausse des extractions médicales ou la sous-utilisation du matériel médical mis à disposition331(*) : « Il y a des problèmes parce que par exemple certains praticiens ne veulent pas aller exercer en prison mais ce n'est pas normal parce que ça appartient à la mission de l'hôpital [...] Aujourd'hui encore, dix ans après la loi, j'entends encore des directeurs d'hôpitaux qui me disent "On ne trouve personne pour aller travail en prison, ils ne veulent pas y aller.»332(*) La principale difficulté de recrutement concerne le personnel médical spécialisé qui est souvent en nombre insuffisant. Ces réticences s'expliquent par une trop faible rémunération (pour l'ophtalmologie ou la dermatologie par exemple), un manque de motivation ou la faible dotation en spécialiste de l'établissement hospitalier de rattachement et entraînent un important « turn over » préjudiciable à la continuité des soins333(*). Il n'est également pas toujours possible pour les UCSA de mettre en application les directives nationales faute de personnel suffisant. Le rapport du HCNSP ainsi que le rapport IGAS de 1997 incitent à recourir aux Centres de dépistage anonymes et gratuits (CDAG) pour effectuer le dépistage des maladies infectieuses et garantir ainsi une meilleure protection du secret médical. Cela n'est cependant pas réalisable aux prisons de Lyon, où seul un médecin du CDAG de l'Hôpital Edouard Herriot (HEH) s'est porté volontaire en raison de la faible rétribution des vacations. : « A l'automne 2001 on a contacté les médecins qui travaillaient dans les CDAG pour leur demander s'ils voulaient bien aller en prison. Il y en a trois qui ont commencé. Ça c'est plus ou moins bien passé et je suis le seul qui ait repris ça [...] Autrefois, c'était le conseil général qui finançait notre travail en prison et ça été repris par les HCL qui payent beaucoup moins bien [...] Ce qui explique la difficulté à trouver des volontaires. »334(*) Malgré la loi du 18 juillet 1994, la médecine en milieu carcéral demeure une discipline de « second choix », notamment pour les spécialistes dont l'exercice médical est nettement plus valorisé en milieu libre335(*). Bruno Milly remarque que les principales motivations évoquées par les praticiens intervenant en prison sont d'ordre stratégique et montrent que le milieu pénitentiaire est rarement choisi afin d'exercer auprès de personnes défavorisées336(*). La décision de travailler en prison est souvent un choix désenchanté du fait de l'image que se voient renvoyer les praticiens en prison par leurs collègues intervenant en milieu libre. Le sentiment d'être disqualifié est, d'ailleurs, l'un des rares points communs des professionnels de santé en milieu pénitentiaire. L'embauche d'un médecin CDAG auprès des maisons d'arrêt de Lyon manifeste le manque d'attrait de l'exercice en prison. Médecin dans une clinique psychiatrique, il fut licencié et cherchait du travail. Il profita alors de l'opportunité, qui lui fut proposée à cette période, de travailler comme vacataire pour les prisons de Lyon337(*). L'exercice de la médecine en milieu carcéral demeure encore en France largement dévalorisé. Outre les conditions de rémunération, cette considération renvoie à une distinction d'ordre culturel qui ravale le soin en prison au rang de pratique médiocre. Celle-ci constitue cependant un obstacle important à la mise en oeuvre de la réforme de 1994 comme en témoigne les réticences du système hospitalier français. * 327 Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon. * 328 Pascal Sourty a occupé son premier poste de 1992 à 1995 à Saint-Quentin Fallaviers qui était un site pilote de la réforme de 1994. L'organisation des soins était déjà déléguée à une UCSA rattachée à un établissement hospitalier. Il n'a donc jamais connu le précédent dispositif de soin aux détenus. Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995. * 329 Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon. * 330 Entretien n°16, Robert Hanskens, cadre hospitalier des Hospices civils de Lyon. On peut remarquer l'existence d'un problème similaire en Italie où le personnel des services de soin aux toxicomanes (Serts) sont souvent réticents à intervenir en prison : « Les Serts n'étaient pas non plus très enthousiastes à l'idée d'intervenir en milieu carcéral. Le fait de travailler en prison est encore vécu comme une punition. Par exemple, un directeur de Sert peut punir un de ses collaborateurs en l'envoyant travailler en prison pendant six mois ». Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia. * 331 C'est ainsi que la Commission d'enquête de l'Assemblée Nationale a pu observer « que des établissements pénitentiaires disposent d'appareils de radiologie neufs qui restent inutilisés faute d'un manipulateur radio ou d'un médecin généraliste formé à leur utilisation. En conséquence de quoi, les détenus doivent se rendre à l'hôpital de rattachement pour effectuer ces examens avec toutes les difficultés qu'impliquent les « extractions ». Assemblée Nationale, La France face à ses prisons, Paris : Assemblé nationale, 2000, n°2521, 28 juin 2000, p.211 * 332 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes. * 333 Le rapport d'évaluation de la réforme de 2001 de l'IGAS-IGSJ relève de nombreuses carences dans les consultations spécialisées et regrette le manque de motivation des médecins ou de l'établissement hospitalier à intervenir en milieu carcéral : « La motivation de nombreux spécialistes à venir travailler en prison est souvent limitée, ceux-ci préférant rester au sein de leur service hospitalier [...] Enfin, la détermination de l'hôpital de rattachement à mettre en place de telles consultations apparaît parfois faible ». IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.53. * 334 Entretien n°12, Patrick Caillon, médecin effectuant une Consultation de dépistage aux prisons de Lyon. * 335 L'exception à ce constat serait, selon Marie Héléne Lechien, les infirmières qui représenteraient la « seule catégorie `volontaire' pour les UCSA ». Leur motivation s'expliquerait néanmoins par des raisons professionnelles : « Les infirmières quittent l'institution hospitalière en raison de son rythme usant et de ses horaires décalés [...] En prison, elles éprouvent un sentiment de « plénitude » professionnelle ». Lechien Marie-Héléne, « L'impensé d'une réforme pénitentiaire », art.cit., p.23. * 336 Les raisons de ce choix peuvent être variées : choix géographique, opportunité de promotion hiérarchique, horaire hôpital... Bruno Milly indique par exemple que beaucoup de soignants choisissent de travailler en milieu pénitentiaire pour obtenir des services de jours qu'ils avaient peu de chance d'obtenir en restant dans leur ancien service. Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.226. * 337 Il ne s'agit pas de douter de la motivation de ce médecin, qui est par ailleurs très investi sur les projets d'éducation pour la santé, mais de montrer en quoi le soin en milieu carcéral est souvent choisi comme une second choix. |
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